Déclaration de M. Philippe Séguin, président de l'Assemblée nationale, sur les vertus que doit incarner le futur président de la République et sur la vocation réformiste du gaullisme en France comme dans le monde, Bordeaux le 3 septembre 1994.

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Circonstance : XIIèmes universités d'été des jeunes du RPR à Bordeaux du 2 au 4 septembre 1994

Texte intégral

Mes chers Compagnons,

Strasbourg est resté dans toutes les mémoires. À des titres divers. Et il nous a bien été dit, aux uns et aux autres, qu'il ne fallait pas recommencer Strasbourg.

Pourtant, j'avais gardé, pour ma part, un excellent souvenir de Strasbourg. Comme d'ailleurs de chacune de vos universités d'été, qui sont généralement un temps fort de la rentrée et dont les thèmes marquent souvent toute l'année politique...

Je n'avais pas eu, au demeurant, le sentiment de tenir moi-même des propos excessifs et déplacés.

Je vous avais parlé de ce que Jacques Chirac a appelé dans ses réflexions sur une nouvelle France le "divorce des Français d'avec la France".

Je vous avais dit, en écartant, il est vrai, toute langue de bois, vous vous en souvenez peut-être, la nécessité d'un nouveau volontarisme de l'État pour relever les grands défis de l'heure, notamment celui que nous lancent, avec toujours plus d'acuité, le chômage et l'exclusion. Je vous avais dit que dans l'histoire des peuples libres, il y a toujours des choix politiques ouverts, il y a toujours une vision du monde et de l'histoire à défendre contre la gestion désincarnée à laquelle on prétend si souvent réduire le débat démocratique. Je vous avais dit aussi que parmi nos motifs d'espoir il y avait une mutation rapide de l'Europe. Mais d'une Europe large, d'une Europe qui aille un jour de l'Atlantique à l'Oural, d'une Europe fondée sur une volonté politique, et non sur les seuls tabous technocratiques des critères de convergence.

Même si elles ont sans doute contribué à créer quelques remous dans l'instant, je n'ai pas eu l'impression que ces idées avaient, depuis lors, perdu de leur actualité.

Mais, enfin, j'ai promis, comme vous tous, que nous serions sages. Essayons donc de l'être.

Toutefois, je m'en voudrais, surtout devant vous, dès lors que je m'exprime, à quelques mois de l'échéance majeure du calendrier républicain, de ne pas traiter de l'essentiel.

Les mois de campagne que nous allons vivre sont en effet décisifs Pas seulement parce que le choix d'un homme s'y prépare et s'y dessine. Mais aussi parce que, tout le démontre, la campagne qui le précède donne toujours le ton au septennat. Au point que les sept prochaines années se jouent, pour une bonne part, avant même d'avoir commencé. Elles se jouent au moment où le peuple s'interroge sur les raisons de distinguer celui qui incarnera les grands choix de la Nation. C'est dire qu'au-delà des aspects spectaculaires ou anecdotiques de la campagne, auxquels nous devrons nous empêcher d'accorder plus d'intérêt qu'ils n'en ont, au-delà même des emballements et des évènements, il faut que nous nous pénétrions dès à présent de l'importance, et je dirai même de la gravité, du vaste débat qui s'ouvre.

Je vous le dis solennellement : nous avons le devoir de ne pas passer à côté de cette campagne. Pour cela, il nous faudra nous mettre au service d'un projet fort – j‘y reviendrai – : il nous faudra également écouter et comprendre le message qui jaillira de la Nation. Et la Nation, ça n'est pas l'opinion. Il y a d'un côté – celui de l'opinion – la superficialité de l'instant, de l'autre – celui de la Nation – le poids et la pérennité des réalités.

Entre les deux, il y a l'effort d'explication et de conviction.

Donc, ne nous y trompons pas : la campagne ne se déroulera pas à sens unique. Toute campagne présidentielle est un échange. Il peut, il doit s'y produire une alchimie assez mystérieuse, à la faveur de laquelle le peuple et celui qui porte un projet collectif vont se déterminer ensemble. Dans cet échange, la parole n'appartient pas à un seul, mais à tous. Ceux qui veulent être élus Président ne doivent pas se contenter de parler au pays, ils doivent aussi écouter, fixer ou adapter leurs objectifs en fonction de ce qu'ils en reçoivent, de ce qu'ils perçoivent, et qu'ils n'entendront jamais plus de manière aussi distincte. Au peuple, donc, d'abord, de déterminer la hauteur de ses exigences. À nous de l'y aider à nous de démontrer, simultanément, notre capacité à expliquer et à convaincre.

Ainsi, dans la campagne, et quoi qu'il arrive par la suite, ce que les Français auront dit, ce que nous dirons, n'aura pas été inutile. À l'arrivée, en tout état de cause, d'une manière ou d'une autre, un peuple a le Président qu'il mérite, reflet de la conscience collective du pays. Et le Président ne sait et ne peut répondre valablement et efficacement aux défis collectifs que si le peuple les a lui-même identifiés, les a compris, bref, s'il s'est reconnu dans un projet en même temps que dans un homme. C'est de ce dialogue réussi ou raté que sort. Finalement, la politique de la France.

Cet homme, et à travers lui ce projet, quels doivent-ils être aujourd'hui ?

L'homme que nous allons choisir devra tout simplement – mais essentiellement – montrer qu'il a compris ce qu'est la fonction présidentielle. Car il doit y avoir dans l'institution présidentielle une hauteur, un ton, un style qui sont irréductibles aux autres fonctions de la République. Et ce sur quatre points au moins, qui sont à mes yeux les quatre vertus cardinales d'un vrai Président. Ces quatre vertus, détaillons-les ensemble, si vous le voulez bien.

D'abord, et avant tout, il faut un homme qui puisse incarner l'ensemble de la Nation. Formule banale me direz-vous ! Mais banale seulement parce qu'on ne perçoit pas tout ce qu'elle implique. Et ce qu'elle implique est immense : il s'agit d'assumer et de perpétuer la continuité française qui court non seulement à travers deux siècles de République, mais à travers les siècles et les siècles de notre Histoire, pour se perdre dans ce que de Gaulle a appelé le "fond des âges".

Il s'agit d'incarner la diversité française, diversité de traditions, de régions, de croyances philosophiques, religieuses ou idéologiques qui compose une des palettes les plus composites qui soient parmi les communautés humaines. Et il faut encore incarner le pays dans ses ressources les plus secrètes, quelquefois encore non révélées, mais qu'il incombe au chef de faire éclore, tous ces ressorts de créativité que bien des Français encore ne soupçonnent pas, mais qu'ils recèlent pourtant, et qu'il faut susciter, encourager, rassembler.

Voilà ce qu'il faut incarner : la nation, toute la nation, dans la diversité de ses héritages, dans le pluralisme de ses forces présentes, dans la fécondité des ressources de l'avenir. Victor Hugo disait "qu'il y a des hommes vastes comme des océans". C'est bel et bien d'un de ces hommes dont notre pays a besoin ; car c'est seulement dans un de ces hommes qu'une société atomisée et morcelée peut se rassembler, dans un de ces hommes que tous les citoyens peuvent se reconnaître, pour prendre place dans l'ensemble de la collectivité nationale. Oui ! Faisons en sorte qu'après mai 1995, chaque Française et chaque Français se reconnaisse dans son Président, et finalement s'identifie dans la République à laquelle ce Président, avant de donner une force neuve, devra d'abord donner un visage.

Car celui qui sera élu ne sera pas seulement un Président, mais un Président de la République, c'est-à dire un homme qui sera le garant d'institutions précises, mais aussi de valeurs précises. Tel est le second trait du portrait que Je souhaite tracer avec vous.

Le Président de la République est bien plus que le Président du pays. Il n'est pas le "Président de la France", comme il existe un "Président des États-Unis" ; il est le Président de la République française, ce qui est différent. Cela signifie qu'il incarne, qu'il doit incarner un projet, le projet de la République.

Les valeurs, elles sont dites et redites, et aussi bien elles peuvent être formulées de diverses manières. Aujourd'hui, nous devons insister sur une dimension essentielle, celle de l'égalité des chances, base même du projet républicain. Car le projet républicain est d'abord un projet social. Certes, je me félicite que la question sociale soit désormais et pour longtemps au centre de la campagne, et je m'en félicite d'autant plus qu'avec d'autres je n'y suis peut-être pas pour rien et qu'il m'est arrivé de m'alarmer, bruyamment des risques de dérives sociales.

Mais, avoir un projet social ne veut pas dire simplement que l'on se préoccupe de "faire du social" et de laisser tel quel un ordre social par ailleurs si dur pour les faibles et si faible pour les durs. Cela veut dire qu'il n'y a de République accomplie qu'à partir du moment où elle parvient à inclure dans un projet chaque citoyen, aussi égaré soit-il ; et cela veut dire aussi qu'il n'y a pas de République dès lors qu'un citoyen, ne serait-ce qu'un seul citoyen, est exclu. Il ne sert à rien, de parler de projet social dès lors que l'on ne décide pas intimement, par le cœur et par l'esprit, de relever ce grand défi républicain : ne laisser personne sur le bord de la route. Si la République est un projet moderne, c'est d'abord parce qu'elle tire un trait définitif sur les rites sacrificiels des sociétés archaïques, rite qu'est en train de réinventer notre siècle sous la forme de l'exclusion, l'exclusion d'un nombre croissant de sacrifiés.

Ainsi, le prochain Président de la République devra savoir prendre à bras le corps les défis intérieurs, ceux qui minent et détruisent la vie d'un nombre croissant de citoyens, et surtout des plus jeunes. Je veux dire, les grands fléaux de ce temps que sont le chômage, l'usage des drogues, la progression du sida, bref tous les visages d'un mal unique, l'exclusion.

L'homme que nous porterons à la tête de la République devrait avoir cette détermination première ; il devra avoir d'abord le courage d'aborder de front, sans ruse, le problème du chômage, et pour cela, répondre aux deux questions suivantes :

Première question : oui ou non, le seul retour à la croissance peut-il permettre à lui seul de résorber durablement le chômage ?

Deuxième question : oui ou non pouvons-nous accepter l'exclusion permanente de millions de nos compatriotes ?

S'il est lucide et ferme, le Président répondra à ces deux questions de la même manière : par un non net et définitif ! Non à la première question, parce que la réalité est criante et qu'il est établi que la croissance qui demeure un préalable absolu ne résorbera pourtant que marginalement le chômage. Non à la seconde question, parce qu'il n'est ni moralement acceptable, ni économiquement efficace d'accepter l'exclusion à large échelle de tant d'hommes, de femmes, de jeunes, qui sont les meilleures forces du pays ! Ne pas dire non, c'est abandonner une fois pour toutes l'égalité des chances, c'est abandonner le projet républicain !

Or, de ce double non, il faudra tirer toutes les conséquences. Ainsi, la lutte contre le chômage, n'est pas une mais la priorité de la Nation. Il faut prendre le problème dans toute sa dimension, comprendre qu'une société de pleine activité suppose que l'on réinvente d'abord les cadres, et d'abord ceux du temps et de l'espace que nous devons réaménager d'urgence. Car nous héritons de cadres sociaux – la vie urbaine, les rythmes hebdomadaires du travail et de la scolarité – formés aux débuts de la révolution industrielle et désormais inadaptés. Ils sont devenus des carcans formidables qui brident la modernisation et interdisent les réformes. Le prochain Président de la République devra promouvoir "une vraie révolution culturelle" et comprendre qu'il faut opérer un réaménagement du territoire et un réaménagement du temps qui vont de pair. Vaste programme, me direz-vous ! Mais c'est à cela que sert un président ! Car c'est à cela que sert la République dont, il devra endosser le projet dans toute sa rude ambition !

Pour autant, mes chers compagnons, ne surestimons pas l'évidence de nos réponses. Bien qu'elles soient justes et nécessaires, elles ne sont pas, malheureusement, inéluctables, et je ne suis pas certain que l'opinion dominante y soit, aujourd'hui, spontanément et facilement réceptive !

Ne nous leurrons pas en effet : il n'y a en France aucun consensus sur le chômage et l'exclusion. Ni consensus sur le diagnostic. Ni consensus, a fortiori, sur les remèdes !

Notre message est exigeant. Du coup il est difficilement admissible, il est même assez contradictoire avec l'air du temps. La période de rémission conjoncturelle dans laquelle nous entrons si heureusement, qui, pourtant, ne règle définitivement rien au fond ; la capacité de nos adversaires à dénaturer nos propositions en nous transformant en partisans du laxisme, de la relance à tout va, de la dévaluation ; la marginalisation politique de tous les exclus qui n'ont ni poids ni influence ; enfin la propension de tant de Français à ne plus rien attendre de la politique, tout cela rend notre message très difficile à faire comprendre aujourd'hui.

Pour autant, n'y renonçons pas. Ce qu'il s'agit de mettre en œuvre, n'est rien moins qu'une certaine conception de la nation ; la conception qui est la nôtre depuis toujours. Notre conception de la Nation qui se décline en termes de cohésion sociale, d'autorité de l'État, de souveraineté : gardons en tête toutes ses dimensions, aussi contraignantes soient-elles !

Ainsi, mes chers compagnons, le combat qui nous attend, pour essentiel qu'il soit, est un combat difficile. C'est un combat d'idées, quand les idées sont démonétisées, c'est un combat politique, quand la politique est discréditée. Mais, l'a-t-on assez souvent dit, les seuls combats qu'on est sûr de perdre sont ceux qu'on ne livre pas. Les combats d'idées, comme les autres. Et celui-là, nous sommes bien décidés à le livrer !

L'homme que nous allons élire doit avoir une troisième vertu cardinale : savoir distinguer entre commander et inspirer. Il existe en effet une différence fondamentale entre celui qui prétend tout régler en chaque matière, commandant à toutes et à tous à tort et à travers, étouffant les énergies des uns et des autres, suscitant la brigue et l'intrigue et celui qui, à l'inverse, sait fixer les grandes orientations, choisir, indépendamment des pressions et des réseaux, ceux qui pourront le mieux les mettre en œuvre, veiller à ce que chaque institution joue son rôle dans la plénitude de ses fonctions : en bref servir de catalyseur aux énergies, aux talents, aux imaginations de la Nation : c'est-à-dire, oui, l'inspirer.

Les collaborateurs du Général de Gaulle témoignent tous du soin qu'avait le fondateur de la Vème République de limiter à l'essentiel le champ d'intervention de l'Élysée. Nombreux sont ceux qui rapportent comment il les exhortait à renvoyer au Gouvernement les dossiers dont il estimait qu'ils n'étaient pas du ressort présidentiel. Sage réflexe, hélas ! progressivement perdu de vue au fil des années au cours desquelles le pouvoir présidentiel s'est gonflé démesurément et, conséquemment, s'est alourdi. Se limiter à l'essentiel : sage conception qui définit la magistrature suprême, à l'opposé d'un césarisme de poche et qui situe la Vème République dans toute sa hauteur.

Que le Président préside, que le Gouvernement gouverne, que le Parlement légifère, débatte, contrôle, que les magistrats instruisent et poursuivent. Que ces fonctions soient toutes soigneusement distinguées : telle est une République en ordre. L'une des priorités les plus urgentes s'attache donc à la remise en ordre de marche de l'État. Elle est indispensable non seulement au fonctionnement efficace des pouvoirs publics mais à la société tout entière. Car en France, l'affaiblissement et l'abaissement de l'État se traduisent immédiatement par la désagrégation de la Nation.

Pour ce qui me concerne, on sait que c'est dans le strict respect de la Constitution que j'entends aider à la revalorisation du Parlement. Il ne s'agit en aucuns cas de réintroduire les vices du parlementarisme à la façon de la IVème République. Il s'agit simplement de permettre au Parlement d'exercer ses compétences dans leur plénitude, comme élément essentiel de rassemblement et d'inclusion de chaque citoyen dans la vie du pays. L'Assemblée nationale est un instrument de mobilisation sociale et c'est pourquoi j'entends lui faire jouer tout son rôle !

Le Président de la République doit encourager la rénovation des institutions, et non pas les dévitaliser, les priver d'initiatives, voire même les soumettre à ses caprices, comme ce fut parfois le cas… Il a le pouvoir suprême, cela ne veut pas dire qu'il ait tous les pouvoirs, encadré qu'il est par la Constitution au plan juridique, par les valeurs républicaines au plan moral.

Rassembler toute la nation, en faisant le lien entre chacune de ses composantes, aussi diverses soient-elles : première vertu.

Incarner la République, non comme un ensemble d'institutions mortes, mais comme un projet, et d'abord un projet social, qui va s'adresser et secourir le plus humble, le plus marginal pour en faire un Français à part entière : seconde vertu.

Se garder de l'omniprésence élyséenne pour faire fonctionner librement les institutions, en respectant le rôle de chacune d'elles : troisième vertu.

Je serais tenté d'ajouter une quatrième vertu : elle semble aller de soi, mais elle a tendance à s'estomper ; et pourtant elle résume toutes les autres : le Président doit croire à la politique. Et même croire que la politique peut changer le monde, le rendre meilleur, sans cesse meilleur, c'est-à-dire, peu à peu, le changer bel et bien !

Y croire ! Car nombre d'entre nous pourraient finir, sous le feu croisé du déclin des idéologies, de l'exaltation des valeurs individuelles et de l'impuissance présumée des décisions publiques, par s'abandonner à cet air à la mode, qui annonce la fin du politique. À leur décharge il convient de reconnaître qu'ils sont confortés dans leur sentiment par une pratique de la vie collective qui depuis des décennies, ici comme ailleurs, multiplie les incantations mais n'a plus guère de prise sur les réalités, qui favorise les effets d'annonce comme pour mieux se contraindre à l'inaction. Et l'on pourrait même se demander si ne finira par pointer, un jour, sous la sondocratie, la médiacratie et les complaintes sur la société bloquée, une nouvelle méthode de gouvernement qui se résumerait dans une formule : "Gouverner, c'est ne pas choisir". Un exemple de cette impression d'impuissance qui gangrène la République : toujours et encore, le chômage ! Depuis vingt ans, nous multiplions les incantations contre le chômage, les plans, les réflexions, les analyses sur l'emploi. Et dans les faits, le chômage de longue durée, celui qui fabrique de l'exclusion s'installe. Et l'exclusion en arrive à se nourrir, à se reproduire elle-même. Ce genre de situation profondément névrotique fait peu à peu croire que la politique ne peut rien, que l'État bavarde mais que derrière les mots, il n'est plus qu'une épaisse machine impuissante. Eh bien, le prochain Président devra d'abord montrer, montrer à tous, que ce n'est pas une fatalité inscrite dans les astres du développement ou de la décadence !

Nous ne pouvons pas vivre sans politique, et ce sera l'un des tours de force du septennat à venir que de nous faire croire de nouveau ; de nous faire croire à la politique au-delà de la déception de la politique, comme l'a dit récemment le philosophe Paul Ricœur.

Les jeux et les calculs, les sondages et les prévisions, les scandales et les affaires, les petites phrases et les mimiques des marionnettes, ce théâtre d'ombres dérisoire qui fait aujourd'hui la politique, ou plutôt qui la défait, est en train d'achever de pervertir la vie collective et la démocratie. Ceux qui s'y laissent prendre finissent par s'enfermer dans un sombre désespoir. Il n'y aurait plus de politique, plus de débat, plus d'État, et donc plus de moyen pour les citoyens de participer à l'histoire, d'agir sur elle.

Le peuple français est un peuple déçu par la politique. Or, il n'existe vraiment que par elle. Et nous-mêmes, nous n'existons que parce que nous croyons que chacun doit pouvoir peser sur son destin individuel et sur le destin collectif, parce que nous croyons au libre choix du citoyen face à toutes les puissances et à tous les déterminismes. Eh bien, oui ! traversons ces doutes et ces désillusions, et retrouvons le sens de l'action collective, le sens politique, en prouvant qu'un État animé par un véritable projet peut conduire l'histoire. Ce sera le dernier et sans doute le plus important défi du prochain Président de la République, que de redonner le goût de la politique au peuple de France, et notamment aux jeunes français, en leur montrant la grandeur de servir un projet collectif qui dépasse les destins individuels. Il nous faudra sortir de cette opposition stérile entre des intérêts privés tout puissants et un intérêt général dédaigné et méprisé, pour témoigner de cette évidence première que le citoyen d'une démocratie s'épanouit d'autant mieux à titre personnel qu'il peut inscrire sa vie dans une aventure collective.

Au mépris de ses intérêts personnels et des jeux politiciens, au prix sans doute d'une ascèse personnelle que tout le monde cherche ici ou là, le prochain Président devra donner le signal d'un grand retour à la politique, comme participation à l'histoire en train de se faire, à l'histoire vivante.

Y croire, ce sera aussi croire que la France a une action sur le monde, qu'elle peut modifier sa marche, car à cela aussi nous renonçons, et c'est une façon sournoise de renoncer à la politique que de prendre l'ordre international tel qu'il est.

Le gaullisme, mes chers compagnons, n'est pas un réformisme seulement dans le cadre national. C'est un réformisme à l'échelle du monde ! Et cela, il faut le réaffirmer avec force a l'heure où de si dangereuses dérives emportent le monde. Le monde se berce d'une illusoire unité, sous prétexte que les cultures semblent se rapprocher, que l'on peut voir les mêmes films, entendre les mêmes musiques à Paris, Chicago, Tokyo, Beyrouth ou Buenos Aires, qu'un même sabir relie les hommes. Ah ! le village planétaire ! En réalité, sous cette apparente convergence, les déséquilibres du monde s'accusent et s'aggravent. Un nombre croissant d'hommes et de femmes sont tenus à l'écart du modèle unique auquel tous sont censés s'identifier. Les nations et les cultures n'existent plus qu'en fonction de leur conformité à une norme présumée représenter la modernité ; elles sont reléguées dans les ténèbres extérieures dès qu'elles sont à ce point différentes qu'on peut les oblitérer du terrible sceau "d'archaïque", les laisser ainsi disparaitre, ou les marginaliser.

Le drame du Rwanda, dans lequel l'action courageuse et déterminée d'Alain Juppé mérite d'être saluée, prouve à quelle distance nous sommes d'une société internationale homogène et cohérente. Il a aussi démontré hélas, dans quel épais égoïsme vivaient tant de peuples nantis, indifférents aux souffrances de ceux qui devaient être les citoyens du monde, et dont on accepte avec un soupir le génocide. Des drames comme ceux-là se multiplieront sans qu'aucune organisation internationale – y compris l'ONU – sans qu'aucune association caritative puisse agir, si nous laissons s'élargir le fossé entre les peuples. Ces drames sont les signes d'une planète profondément malade et divisée, dont les déséquilibres menacent aussi bien les peuples développés que les peuples pauvres et découragés.

Eh bien ! le prochain Président de la République doit savoir que, quelle que soit sa taille, la France conserve une voix et une faculté d'action, qu'elle peut encore peser pour réduire les déséquilibres les plus criants. Elle reste un avocat de l'équilibre, un trait d'union, un architecte des coopérations. Sa vocation, au nom même des valeurs dont elle est partout le symbole, consiste à rééquilibrer les cultures et les économies, et partant, à réunifier la grande famille des nations.

Je sais bien que beaucoup s'imaginent la France trop faible désormais, pour relever à elle seule de tels défis. Mais, outre sa vocation propre qui tient à sa parole, à son audience internationale, la France dispose de leviers et d'alliés qui peuvent l'aider. À condition de lui donner une impulsion neuve. À condition que son Président n'oublie pas ses vieilles espérances planétaires, à condition qu'il sache réveiller le peuple français et le remettre en marche sur les routes du monde !

Encore une fois, nous ne sommes pas seuls. De nombreuses organisations se proposent aussi de réduire les déséquilibres internationaux. L'ONU d'abord, une ONU que nous devons contribuer à réformer en profondeur, afin qu'elle s'intéresse davantage aux causes des guerres qu'aux guerres elles-mêmes, ces guerres qui, servies par les formidables moyens de destruction modernes, deviennent incontrôlables dès lors qu'elles sont déclenchées, comme le Rwanda en témoigne, de façon tragique.

La cause des guerres, ce sont les déséquilibres démographiques, les inégalités de richesses, et celles moins connues mais peut-être plus graves, de l'accès à l'information. C'est la communauté internationale tout entière qui doit agir, mais c'est peut-être à la France qu'il revient de servir d'aiguillon – on le voit d'abondance en Afrique – pour éviter la multiplication de drames toujours plus effroyables, de catastrophes humanitaires toujours plus vastes, de pertes humaines toujours plus lourdes.

Le prochain Président doit "y croire". Il doit croire que le monde peut être meilleur. Il doit croire aux atouts dont dispose la France, notamment à cette espérance si délaissée, qui a pour nom la Francophonie. Oui, il doit croire à la force de cette solidarité qui se forge peu à peu pour remédier aux déséquilibres entre le Nord et le Sud.

Voilà, en quatre points, que je crois nets et clairs, ce que sera un grand Président. Voilà pourquoi cette campagne, au-delà du moment très fort qu'elle représente pour notre vie publique, aura une importance vitale pour l'avenir de notre pays. Voilà pourquoi, nous devrons peser de tout notre poids, à la fois pour faire valoir nos choix, mais plus encore pour servir de repère à tous nos concitoyens.

Je vous ai appelés en commençant, "mes chers Compagnons". Car c'est ainsi que chez les Gaullistes nous nous nommons. Et ce mot, croyez-moi, est riche de sens. Compagnons, nous sommes, car membres d'un rassemblement qui transcende les clivages partisans traditionnels – nous le démontrons plus que jamais –. Compagnons nous sommes, car notre fraternité ne prend tout son sens, toute sa dimension que dans le combat politique. Compagnons nous sommes, car décidés à défendre les valeurs qui nous ont rassemblées par-delà les jeux de pouvoir et les ambitions.

Un combat, nous savons ce que c'est : il y a des hauts et des bas, des discussions, des tiraillements, des confrontations intérieures. Et certes, nous n'en avons pas manqué depuis cinquante ans et même depuis vingt ans, et même au cours des quelques années écoulées : chacun en connaît les épisodes. Mais toujours nous les avons surmontés. Et ce sera encore le cas, pour notre cher et grand Rassemblement pour la République !

Les tiraillements, nous les avons surmontés en raison même de notre conception exigeante de la politique : pour nous, pour vous, la politique, et peut-être aussi la vie, se présentent comme une suite d'efforts et de combats, non point seulement pour la quête d'un bonheur personnel qui serait lâche s'il se bornait à lui-même, mais bien pour une aventure collective dont nous connaissons le nom mais pas l'avenir. Ce nom, c'est celui de la France : cet avenir, il vous revient de l'écrire.

Il vous revient d'autant plus de l'écrire que le débat qui va s'ouvrir sera déterminant. Il devra marquer la clôture de deux septennats socialistes. Mais plus encore, il devra déterminer le destin d'un pays fragilisé par la crise et paralysé par des peurs de toute nature. Il devra établir un choix clair entre la normalisation et un élan à toujours renouveler.

Il décidera également, sans doute, de l'avenir de notre mouvement, de sa place dans le débat politique, qui devront être préservées quelles que soient les circonstances que nous aurons à connaitre.

Nous avons moins que jamais le droit de manquer ce rendez-vous. Au seuil de ces semaines incertaines et tendues, au seuil de cette rencontre que nous fixe la France, je n'ai qu'une certitude. Celle que vous saurez conserver la foi et les valeurs gaullistes, celle que vous constituerez, demain comme aujourd'hui, le fer de lance de notre mouvement, le ferment de son action et le garant de son unité.

J'ai encore un petit quelque chose à vous dire.

Il y a un an, à Strasbourg, je vous ai dit à peu près textuellement ceci : "Le but à atteindre nous le connaissons. À Jacques Chirac de nous ouvrir le chemin.".

Alain Juppé vous a dit : "Oui que Jacques Chirac montre le chemin. Il sait qu'alors vous serez là, et moi avec vous, pour le suivre".

Et bien, mes chers compagnons, je me réjouis que, tous ensemble, avec la même détermination, nous soyons engagés sur ce même chemin.