Editoriaux de M. Bertrand Renouvin, directeur politique de la NAR, dans "Royaliste" des 19 septembre, 3 octobre, 17 et 31 octobre 1994, sur le climat politique à la veille de l'élection présidentielle de 1995.

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Média : Royaliste

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19 septembre 1994
ROYALISTE

Éditorial

Couleurs d'automne

Nous ne connaissons pas encore les couleurs de l'automne, et voici qu'on dépeint avec une exquise minutie celles de la fin du printemps. La météorologie politique a coutume de prolonger au-delà du raisonnable les éclaircies et les orages, mais trouve parfois des confirmations dans le fait que ses prédictions hasardeuses modifient l'air du temps : telle est la magie des sondages, dont M. Balladur profite d'éblouissante manière.

Encore faut-il tempérer les enthousiasmes électoraux en soulignant que le premier ministre a eu pendant l'été une activité des plus réduites : il a pris ses vacances, il a fait acte de présence dans les cérémonies et les commémorations, sans jamais prendre d'initiative politique majeure. Réservé sur l'intervention française au Rwanda qui a été voulue et dirigée par François Mitterrand et Alain Juppé, le chef du gouvernement a laissé son ministre de l'Intérieur monter ses opérations sécuritaires et empiéter gravement sur le domaine de son collègue des Affaires étrangères ; puis il a enregistré les bons chiffres de la reprise des économies occidentales. De retour à Paris, M. Balladur s'est contenté d'engranger les résultats des efforts d'autrui, et a eu le délicat plaisir de se voir consacrer "président de fait" par certains journalistes qui confondent la magie sondagière et les règles de la démocratie.

Pour se maintenir tendant trois saisons sur ces hauteurs sublimes, notre alpiniste tranquille doit impérativement réunir deux conditions : ne rien faire, puisque toute action comporte une part de risque ; faire en sorte que rien n'arrive puisque l'événement est lourd d'imprévus et d'effets pervers qui peuvent servir un rival ou provoquer la colère de l'opinion publique.

Parier sur l'inertie est d'une audace extrême dans la période historique que nous connaissons, mais il faut une nouvelle fois reconnaître que M. Balladur est un maître dans l'art de l'esquive et de la retraite. Il suffit de l'annonce d'une campagne contre la privatisation de Renault pour que le projet se fasse plus discret ; il suffit que le chef de l'État rappelle ses prérogatives dans le domaine diplomatique pour le premier ministre cesse d'évoquer "sa" politique étrangère…

En outre, l'hôte de Matignon n'est actuellement pas menacé par de très dangereux concurrents. Jacques Chirac est victime de ses faiblesses intimes.

L'homme de tant de certitudes contradictoires porte le poids de son passé sinueux : l'ancien pragmatique a du mal à convaincre lorsqu'il demande une part de rêve, et celui qui se penche sur la misère du monde ne fait pas oublier l'ultra-libéral des années quatre-vingt. Il reste que Jacques Chirac est un homme trahi, qui inspire la sympathie que les Français ont toujours éprouvée pour les lieutenants de cavalerie. En effet : un soldat courageux, un peu tête brûlée mais avec un cœur gros comme ça, est toujours préférable à un maréchal qui fonde sa stratégie sur l'immobilisme et qui sonne la retraite au premier coup de fusil.

CÉCITÉ

Les socialistes, quant à eux, donnent depuis la publication du livre de Pierre Péan un spectacle qui les déshonore et les détruit. Nous avons vu des responsables socialistes "découvrir" des vérités connues depuis belle lurette, et… révéler ainsi leur ignorance, leur inculture, leur cécité volontaire. Nous avons vu des responsables socialistes, qui ne seraient rien sans François Mitterrand et qui n'aurait pas osé hausser le ton il y a quelques mois encore, prendre des mines douloureuses de vierges offensées pour régler les comptes de Michel Rocard et pour solder quelques minables querelles de courants. Ils n'ont décidément jamais rien compris.

Un premier ministre inerte paraît solide quand tout s'effondre autour de lui. Mais l'avenir de M. Balladur n'en est pas assuré pour autant : ses amis sont fragiles, sa base sociale est étroite et les accusations de corruption qui pèsent sur certains de ses ministres et sur un nombre croissant de patrons devraient l'inquiéter, Il arrive que les tornades politiques et sociales balaient tout sur leur passage…

 

3 octobre 1994
ROYALISTE

Éditorial

La java des hypocrites

La jeunesse de François Mitterrand nous touche de trop près pour que nous puissions prétendre à une entière sérénité, sans que nous soyons tentés par les récupérations faciles et par les justifications a posteriori : nous ne tirons aucune gloire du passé royaliste ou royalisant du président de la République, et ce n'est pas son avant-guerre qui nous a incités à soutenir par deux fois sa candidature. Cela précisé, l'excellente enquête de Pierre Péan ne révèle pas ce qu'on a dit mais plus qu'on ne croit.

Quant à cette "jeunesse française", le douloureux étonnement de certains dirigeants socialistes et l'indignation de certains journalistes n'est que pure hypocrisie : les articles évoquant les sympathies droitistes du jeune Mitterrand surabondent, la photographie où on le voit manifester au Quartier latin avait déjà été publiée par la revue L'Histoire, l'affaire de la Francisque a été régulièrement évoquée par l'extrême droite, et certains articles de la période vichyssoise avait été publiés par la presse gaulliste. Des procureurs aveugles ne sauraient reprocher au prévenu d'impossibles dissimulations de preuves.

Mais Pierre Péan a eu l'immense mérite de reprendre toute l'histoire de cette jeunesse, de contrôler toutes les pièces déjà publiées, d'examiner les légendes et les rumeurs qui circulaient depuis la fin de la guerre. D'où les véritables révélations de ce livre qui, contrairement à l'opinion médiatique, dissipent un malentendu et font justice de graves calomnies.

Comme beaucoup d'autres, je croyais que François Mitterrand avait milité à l'Action française : Pierre Péan montre que la condamnation du mouvement maurrassien par le Vatican faisait obstacle à un tel engagement. Comme beaucoup d'autres, je croyais que François Mitterrand avait appartenu à la Cagoule : Pierre Péan n'a pas trouvé trace d'une participation à ce complot. Comme beaucoup d'autres, je croyais que le fameux Voyage en Thuringe était un texte d'inspiration collaborationniste : il ne révèle qu'une banale thématique réactionnaire. Somme toute, cette histoire est celle d'un jeune catholique de droite, d'un royaliste plus proche du comte de Paris que de l'Action française, qui a suivi l'évolution de beaucoup de jeunes catholiques et de jeunes royalistes de cette époque – depuis les ligues de droite jusqu'à la Résistance en passant par les ambiguïtés et les compromissions de Vichy. Certains ont réagi et agi dès juin 1940 (et parmi eux des royalistes) mais nul ne saurait jeter une ombre sur des Résistants plus tardifs surtout pas les censeurs qui n'ont connu d'autre guerre que celle des courants socialistes.

Cependant, les explications données par le président de la République sont loin d'être entièrement satisfaisantes. Quant au royalisme initial, ses dénégations sont bien fragiles face au nombre et à la précision des témoignages publiés. Surtout, le président de la République ne peut sans mauvaise foi prétendre qu'il ignorait la législation antisémite de Vichy et, comme beaucoup, je tiens pour injustifiable l'amitié qu'il a conservée pour René Bousquet.

Il faut enfin brièvement souligner ce que confirme ou révèle le débat qui s'est déroulé sur la jeunesse du Président. Nous avions déjà mesuré l'inintelligence d'une grande partie de l'élite rose, et son goût de l'autodestruction. Nous avions déjà remarqué l'étrange acharnement de ces accusateurs publics qui demandent chaque année que la France et les Français demandent pardon pour les crimes de Vichy alors que Pétain et sa clique ont été jugés et condamnés par la justice française, par la justice rendue au nom du peuple français. Mais il faudra revenir sur l'étonnante confession du directeur du Monde, constatant que la presse (du moins la "grande") s'est contentée de la biographie officielle de François Mitterrand. On respecte les puissants, on s'acharne sur les affaiblis et les isolés, on manifeste bruyamment des audaces rétrospectives. C'est moche, abject parfois. Mais ceux qui redoutent la "banalisation" de Vichy peuvent immédiatement montrer leur détermination et leur courage. En France, aujourd'hui, on pratique la chasse au faciès, on légalise la xénophobie, on multiplie les gestes d'intolérance à l'égard des musulmans. Grandes consciences, hauts responsables, pour la défense des droits de l'homme, nous attendons votre renfort.

 

17 octobre 1994
ROYALISTE

Éditorial

Dérives autoritaires

Pour le respect de la dignité et des droits de chacun, le pire est encore à venir si nous acceptons l'effrayant mélange de cynisme et de veulerie qui favorise l'affirmation des tendances autoritaires dans notre pays.

À cet égard, l'ambiance politique qui a dominé cet été constitue un grave avertissement le quadrillage de la capitale par la police, des arrestations et des expulsions entachées d'arbitraire d'islamistes réels ou supposés, et le coup d'esbroufe monté à partir de la livraison de Carlos par les autorités soudanaises n'ont suscité que des protestations timides, immédiatement noyées sous les flots de la complaisance médiatique.

Face à Charles Pasqua, devenu maître de tous les jeux, face à Édouard Balladur consacré "président de fait" par les experts en sondages, acquiescement et étouffement se confondaient dans un même silence. Est-ce le même silence qui s'imposera si l'amalgame entre la molle pâte balladurienne et le dur à cuire de la place Beauvau a raison des chiraquiens et des socialistes ? C'est d'autant plus à craindre que la gent médiatique préfère manifestement débattre du passé et tirer sur les faibles et les isolés, plutôt que de faire preuve de lucidité et de courage dans les débats présents. Ainsi vit-on récemment des braves à quatre poils se scandaliser soudain de l'itinéraire d'un président en fin de mandat et se déclarer résistants de l'an quarante sans s'émouvoir une seconde de ce qu'ils avaient sous les yeux la chasse quotidienne au faciès, la stigmatisation de jeunes musulmanes coupables de porter un voile, la mise en examen de trois ministres sous l'aberrant motif d'une "complicité d'empoisonnement" dans le drame du sang contaminé.

Une peur rétrospective saisit, quand on fait le bilan des événements intervenus en août et en septembre. Une coalition partisane hégémonique, un ministre de l'Intérieur tout puissant, une télévision soumise, une opposition inexistante, des atteintes nombreuses et quotidiennes aux droits et à la dignité de la personne humaine, des opérations de lynchage médiatique qui frappent de façon également répugnante le chef de l'État et le ministre de l'industrie… En gommant des différences majeures, il serait facile de dénoncer le vichysme rampant. Il est plus juste de mettre en garde contre la dérive autoritaire de certains dirigeants conservateurs, et d'appeler à y résister.

De fait, le pire n'est pas certain. À droite et à gauche, des voix s'élèvent depuis peu pour dénoncer les qualifications outrancières qui ont abouti à la mise en examen de Laurent Fabius, Georgina Dufoix et Edmond Hervé – tant il est vrai qu'un assassinat suppose une volonté et une préméditation dont il est invraisemblable que les personnes inquiétées se soient rendues complices. Ainsi Philippe Séguin, Jacques Mazeaud, président (RPR) de la Commission des Lois, et Jean Daniel dans Le Nouvel Observateur, se sont fermement opposés à la désignation de boucs émissaires.

Dans la plupart des milieux politiques et intellectuels, le visa de 24 heures "accordé" à Taslima Nasreen (qui souhaitait demeurer une semaine en. France) a suscité une indignation beaucoup plus rapide mais non moins justifiée. Les conditions humiliantes qu'on voulait imposer à l'écrivain persécuté soulignent le cynisme du ministre de l'Intérieur et l'insigne faiblesse du chef du gouvernement grand pourfendeur de l'islamisme lorsqu'il s'agit de lycéennes et d'activistes marginaux, Charles Pasqua n'a pas hésité à offrir une superbe victoire aux extrémistes musulmans qui se voient encouragés à faire pression sur les États souhaitant accueillir l'écrivain bangladais. Ce n'est pas la première fois que le ministre de l'intérieur passe des compromis déshonorants avec le terrorisme, et ternit l'image de la France à l'étranger. Mais ses basses manœuvres apparaissent aujourd'hui à la pleine lumière, qui révèle le scandale et l'imposture de la xénophobie d'État que le Parlement sera bientôt appelé à durcir. Qu'on ne tarde plus à s'opposer au double jeu de la complaisance, à l'égard des fanatiques, et de l'acharnement contre les plus faibles. Et qu'on n'oublie pas que les dispositifs de contrôle et de répression qu'on légalise et qu'on développe actuellement pour protéger les "paisibles citoyens" et les "bons Français" sont avant tout utilises pour protéger le pouvoir contre toute forme de contestation et de révolte.

 

31 octobre 1994
ROYALISTE

Éditorial

L'imprévisible

Face à cette crise politique qui prend de l'ampleur, chacun devrait garder le sens de la mesure et peser soigneusement les termes qu'il emploie. Tel n'est pas le cas. Au gouvernement et dans la majorité l'expression "machine à perdre" a fait florès, et Alain Juppé est allé jusqu'à évoluer la "folie politique" qui se serait "emparée du pays".

Tout doux ! Si nous utilisons dès à présent les mots les plus lourds, que nous restera-t-il pour décrire ce qui va suivre ? Car nous n'en sommes qu'au tout début d'une phase d'affrontements inexpiables, à l'orée d'un nouveau cycle de scandales financiers, dans un pays qui est encore calme. Sans céder à l'inflation verbale, précisons la nature des menaces qui pèsent sur la majorité.

Il y a d'abord la division profonde du gouvernement et de la majorité, qui est inévitable puisqu'il n'y a qu'un seul fauteuil présidentiel pour deux candidats. Il était naïf de penser que l'un ou l'autre s'effacerait aimablement au vu du bilan d'une gestion et d'une série de sondages. Édouard Balladur et Jacques Chirac jouent tous deux leur va-tout : le premier parce qu'une conjoncture politique aussi favorable à la droite ne se représentera pas de si tôt, le second parce que c'est la dernière bataille présidentielle qu'il est en mesure de gagner. La lutte sera d'autant plus inexpiable que ses enjeux dépassent la rivalité entre les personnes : le RPR joue lui aussi son avenir, qui serait fortement compromis par la victoire des formations libérales et centristes qui soutiennent le Premier ministre, et nul n'ignore que le vieil antagonisme entre le RPR et l'UDF recouvre une opposition fondamentale entre la bourgeoisie conservatrice et la droite gaulliste. Observons cependant que ce conflit n'existerait pas à l'heure actuelle si M. Balladur n'avait pas trahi le candidat qu'il était appelé à servir, et que l'alternative serait plus claire si M. Chirac s'inscrivait résolument dans la tradition gaullienne qui inspire son parti.

En elle-même, cette logique d'affrontement inscrit l'échec de la droite dans les possibilités, non dans les certitudes, puisque le premier tour de l'élection présidentielle est une "primaire" à la française. La gravité de la situation tient aux scandales, qui empêchent toute prévision raisonnée. Comme naguère à gauche, ce ne sont plus seulement des personnalités qu'on met sur la sellette, mais les formations politiques elles-mêmes : le Parti républicain est aujourd'hui soupçonné de blanchiment d'argent sale, et l'intérêt des magistrats pour les sources étrangères de financement risque de mettre à mal le RPR, qui entretient de très anciennes relations avec l'Afrique. Comme la corruption est générale, comme les premiers succès des juges Jean-Pierre et Van Ruymbeke ont donné du courage puis de l'audace aux magistrats, comme le secret de l'instruction est devenu celui de Polichinelle, les organisations de la droite peuvent connaître dans les semaines ou dans les mois qui viennent un discrédit moral et un effondrement structurel qui pèseront lourdement sur le destin de leurs présidentiables.

La situation sociale du pays accentue le caractère imprévisible de la situation. Le malaise étudiant est palpable, et la longue grève de Radio France est un avertissement quant aux revendications que le discours optimiste sur la reprise pourraient faire naître dans de nombreux secteurs. Cela dans un climat d'attente plus ou moins désespérée qui est propice aux embrasements soudains. Par son ambition, par son incapacité politique, par son conservatisme, Édouard Balladur est assurément le premier responsable des malheurs de la droite. Sans complaisance pour celle-ci, nous ne saurions nous réjouir de ses embarras, ni applaudir au viol systématique du secret de l'instruction, ni rejoindre la meute qui pourchasse les ministres qu'on soupçonne à tort ou à raison. Puisque l'opposition de gauche reste pour l'heure d'une désespérante nullité, le désastre qui menace la droite risque de créer un vide qui favorisera les populistes de droite et de gauche. Sans influence aucune sur les partis de gouvernement, qui n'ont jamais voulu écouter nos mises en garde, prenons soin de ne pas favoriser les forces qui menacent d'anéantissement le Politique en tant que tel. Telle est notre responsabilité de citoyens.