Éditoriaux de Mme Arlette Laguiller, porte-parole de Lutte ouvrière, dans "Lutte ouvrière" des 7 et 14 octobre 1994, sur l'affaire du foulard islamique et l'oppression religieuse des femmes.

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Média : Lutte Ouvrière

Texte intégral

L'éditorial d'Arlette LAGUILLER

IL N'Y A PAS DE LIBERTÉ SANS LIBERTÉ POUR LES FEMMES

On nous dit que la France est le pays des Droits de l'Homme, le pays de Voltaire et Rousseau…

Mais qu'en est-il des droits de la femme, et en particulier de cette femme écrivain, originaire du Bangladesh, qui vient de se voir refuser par Pasqua un visa d'une semaine en France ? Certes, le gouvernement a un peu reculé devant l'émotion et l'indignation soulevées, mais après coup, et vendredi 7 octobre à l'émission télévisée Bouillon de culture de Bernard Pivot, la chaise de Taslima Nasreen était vide.

La honte, c'est le titre du dernier livre de cette femme écrivain qui, parce qu'elle s'affirme athée et défend les libertés démocratiques en général et les libertés des femmes en particulier, a dû quitter clandestinement son pays et est sous le coup d'une Fatwa islamiste, c'est-à-dire d'une condamnation à mort. Dans son pays, des milliers de fanatiques musulmans ont manifesté pour qu'elle soit pendue. Son livre, La honte, c'est la description du régime qui s'est instauré au Bangladesh sous la pression de l'intégrisme politico-religieux.

La honte, ici, c'est Pasqua et tous les autres qui, sous des prétextes de sécurité auxquels personne n'a cru, ont bel et bien cédé à la pression du Bangladesh et de quelques autres régimes du même genre (sans doute pour des questions de contrats avec des industriels français).

Beaucoup de lycéennes et lycéens aux convictions antiracistes se sont trouvés confrontés ces derniers jours au problème du port du foulard islamiste à l'école et se sont exprimés au nom de la liberté et de la tolérance, contre l'exclusion des cours des filles qui passeraient outre à l'interdiction de le porter en classe.

Pourquoi ne pas accepter, pensent-ils, un fichu sur la tête alors que d'autres ont une kippa, un blouson "Chevignon" ou un tee-shirt "Naf-Naf" ? Sans parler des croix géantes à la mode ! Peut-être !

Mais les militants islamistes qui sont venus manifester à la porte de certains lycées pour que leurs sœurs, cousines ou nièces puissent être voilées, ont repris ces arguments libéraux, même si eux-mêmes font preuve de beaucoup moins de tolérance à l'égard de leurs sœurs à la maison ! Et combien de jeunes musulmanes ne portent le voile que parce qu'elles subissent de telles pressions. Or accepter cela au nom de la liberté, c'est contribuer à faire que d'autres filles subissent les mêmes pressions, les mêmes menaces avec moins de possibilités d'y résister.

Ici ou là, ces militants islamistes ont diffusé un "Appel aux lycéens", en faveur d'un "lycée qui soit celui de la tolérance, des libertés individuelles et de la diversité". Mais ce sont des tartufes. Si c'était la liberté et la tolérance qu'ils défendaient, ils auraient été les premiers à exiger que Taslima Nasreen puisse venir en France, les premiers à protester contre les assassinats d'intellectuels, d'enseignants, d'artistes, commis par le FIS en Algérie. Mais non. Bien au contraire. Ce sont les plus intolérants et c'est une guerre d'intolérance qu'ils mènent.

Certes, en Algérie, les islamistes ne sont pas au pouvoir. Au contraire, la dictature militaire les réprime sauvagement. Sur les milliers de morts que cette lutte pour le pouvoir faits en un an, il y a sans doute une moitié d'islamistes. Ce qui n'empêche pas les dirigeants islamistes et la dictature militaire algérienne de marchander entre eux pour coopérer demain.

Mais l'autre moitié sont des victimes des islamistes. Et les terroristes des commandos du FIS n'ont pas seulement assassiné des policiers ou des militaires de l'appareil terroriste d'État. Ils ont abattu des femmes qui prenaient la liberté de sortir la tête ou les bras nus, des journalistes, étudiants, enseignants, écrivains, médecins, artistes, jeunes et gens du peuple réfractaires, connus ou anonymes, exécutés parce qu'ils défendaient ou représentaient, à leur façon, certaines libertés d'expression.

Le chanteur kabyle Lounes Matoub a été enlevé et n'a été libéré que quinze jours plus tard. Peu après à Oran, c'était au tour de Cheb Hasni. Ce célèbre chanteur de "raï", courant musical qui exprime précisément l'aspiration de nombreux jeunes à s'aimer librement, à choisir les partenaires de leur choix, à rejeter les interdits moyenâgeux de la morale religieuse, lui, a été assassiné. Plus récemment encore, le dirigeant d'un club de football réputé en Algérie a été exécuté.

Dommage qu'à la porte des lycées où des islamistes ont prétendu se faire les champions de la tolérance, il n'y ait pas eu assez de jeunes pour protester contre la façon dont leur prétendue tolérance s'exerçait, au même moment, en Algérie. Et comment elle peut s'exercer bientôt aussi, par la contrainte ou les pressions de toute sorte, ici même, dans les milieux d'origine maghrébine des cités de banlieue.

Non, l'affairer du voile n'est pas une question de liberté vestimentaire ou religieuse. Le foulard islamiste aujourd'hui n'est pas un vêtement. C'est un drapeau, c'est un programme, avant tout celui de l'oppression religieuse des femmes. Les perspectives sociales et politiques qu'il représente sont celles du FIS algérien ou des courants islamistes d'autres pays du monde, c'est-à-dire de mouvements fascistes qui encadrent des jeunes sous des prétextes divers. En réalité, ils construisent un appareil politique qui leur permettra de prendre le pouvoir en Algérie et y instaurer une société totalitaire où d'une part les femmes seront voilées, soumises, reléguées au rang de procréatrices et cuisinières et livrées à l'arbitraire de leur mari et frères, mais où les millions de jeunes et de pauvres seront davantage encore qu'aujourd'hui, de façon plus dictatoriale encore, opprimés et exploités. Où ils seront encore plus exploités pour les profits des riches. Pour le bonheur des sociétés capitalistes françaises ou américaines qui raflent une bonne partie de la plus-value, par les bons soins des banquiers et huissiers du FMI.

Car il s'agit d'un combat politique réactionnaire. Les dictatures politiques se drapent souvent derrière des voiles religieux, mais n'oublions pas que les papes de l'Église catholique, les rabbins extrémistes, comme les intégristes musulmans, militent de la même façon pour des régimes politiques de dictature contre la population, des régimes où les pauvres devraient se résigner à l'exploitation et les femmes à la soumission. N'oublions pas qu'ici même c'est contre les religieux, catholiques ou protestants, les plus "intégristes" que nous avons dû imposer le droit des femmes à la contraception ou à l'IVG. N'oublions pas que le slogan "Travail, Famille, Patrie" a sa traduction dans la langue de toutes les dictatures antipopulaires et anti-ouvrières du monde. Elle a été récitée en allemand sous Hitler, en français sous Vichy et elle l'est aujourd'hui en arabe sur le drapeau des militants du FIS.

Mais pas seulement !

Pasqua, Le Pen et quelques autres défendent les mêmes perspectives réactionnaires. Ce qui explique pourquoi Taslima Nasreen est considérée comme indésirable ici.

On serait loin du voile, avec tout ça ? Pas du tout. Il suffit de soulever le voile des mensonges.

Car tous ceux qui sont sincèrement partisans de la liberté et de la tolérance doivent absolument se poser tous ces problèmes-là.

 

14 octobre 1994
Lutte Ouvrière

L'éditorial d'Arlette LAGUILLER

L'affaire du voile islamique

LA LIBERTÉ, C'EST LE CONTRAIRE DE L'OPPRESSION DES FEMMES

C'est un comble d'entendre les défenseurs du droit pour les jeunes filles de porter le voile islamique dans les établissements de l'enseignement public invoquer la liberté, la tolérance, le droit pour chacun de penser comme il veut, de révérer le dieu qu'il a choisi (ou que sa famille lui a choisi), voire même le droit de chacun de s'habiller comme il l'entend.

Comme s'il ne s'agissait que de cela !

Ceux qui militent activement pour que les jeunes filles portent ce voile – ou plutôt ne puissent pas sortir sans ce voile – savent bien que ce sont là des arguments de circonstance. Car ce sont les mêmes qui, en Algérie, en Iran, en Arabie saoudite ou ailleurs, à chaque fois que le rapport de force leur en donne la possibilité, imposent avec rudesse leur loi à tous ceux qui n'épousent par leurs convictions et n'acceptent pas de s'incliner devant leurs règles. Sans ignorer, bien sûr, qu'il existe les mêmes, leurs frères en intolérance dans toutes les religions. Aux mollahs correspondent des rabbins, des curés qui ne leur cèdent en rien en matière de restriction des libertés, pour les hommes et surtout pour les femmes.

La vraie question, par-delà le rideau d'hypocrisie de ces discours sur la tolérance, c'est l'oppression de la femme. Car le port du voile islamique par les jeunes filles, ce n'est pas, comme certains voudraient le faire croire, un banal colifichet religieux et encore moins bien sûr une coquetterie vestimentaire. C'est la marque imposée de leur soumission, une façon de les obliger à se soustraire des regards des hommes autres que celui auquel chacune appartient ou appartiendra, et qu'elle n'a et n'aura bien souvent même pas choisi.

Et derrière cela, il y a l'oppression quotidienne, concrète. La mise en surveillance permanente des femmes, des filles par les maris, par les oncles, par les frères.

Et ce serait cette oppression-là qu'on voudrait nous voir défendre au nom de la liberté ? C'est cela qu'il nous faudrait tolérer ? Eh bien non ! il faut refuser cette tolérance-là, et savoir se montrer intolérant à l'égard de toutes les injustices et de toutes les oppressions. Et celle-là n'est pas des moindres.

Certaines des jeunes filles qui s'affichent avec leur foulard dans les lycées expliquent qu'elles ont choisi librement de le porter. Peut-être. Mais qu'elles soient réellement consentantes ou pas, qu'elles soient militantes islamistes ou pas, leur combat n'est pas notre combat. Nous ne sommes pas, nous ne pouvons être dans leur camp, qui n'est pas celui de la liberté et de la tolérance. Notre solidarité doit aller au contraire à celles qui s'opposent à ces pratiques, aux femmes qui refusent de se soumettre à ce rite indigne, à ces mœurs et à ces règles d'un autre âge, à toutes celles qui n'acceptent pas ce retour en arrière, cette dégradation de leur liberté et de leur statut, et qui payent parfois de leur vie leur volonté d'afficher leur liberté. Ces femmes-là sont aujourd'hui bien plus nombreuses que celles qui revendiquent le droit de porter le voile. Et il faut tout faire pour qu'elles continuent à le rester. Mais seraient-elles minoritaires qu'il faudrait être à leurs côtés, car ce sont elles qui ont raison, qui représentent l'avenir.

Mais – objectent les partisans du laisser-faire – choisir ainsi le camp de ceux qui contestent le part du voile dans les établissements scolaires publiques, et se battent pour cela, n'est-ce pas une manière d'exclure des jeunes, ou pire encore, de faire chorus avec un Pasqua, voire un Le Pen ?

Exclure ? Non. En tout cas pas celles que l'on peut aider de cette façon à s'opposer à la tutelle des religieux, à l'emprise de familles qui n'hésitent pas à les cloîtrer dans l'obscurantisme religieux. Et on sait bien que cet enfermement n'est pas seulement symbolique ni simplement moral ! Quant à celles qui s'inclinent devant la pression de leur milieu, le pire vis-à-vis d'elles serait de baisser les bras avec elles en avalisant par le silence ce retour en arrière ou, pire, en le légitimant au nom d'une liberté qui pour elles aussi est une prison.

Quant à dire que combattre le port du voile aboutirait à apporter de l'eau au moulin de la racaille raciste française, c'est oublier que sous prétexte de ne pas cautionner les réactionnaires français, on pourrait accepter de cautionner les barbus du FIS et d'ailleurs, qui ne valent pas mieux.

N'y aurait-il donc que ce faux choix là ?

La seule façon de ne pas se laisser paralyser par ce dilemme, c'est de combattre ces idées réactionnaires, toutes ces idées réactionnaires – celles de Pasqua, celles de Le Pen, celles des islamistes, celles des intégristes religieux de toutes sortes –, si l'on peut parler d'idées en l'occurrence, en montrant qu'il a un autre choix et qu'il y a des hommes et des femmes pour le défendre.

Ce choix c'est celui de construire pour l'humanité un avenir qui ne se trouverait – on ne sait où – dans les cieux. Mais sur terre. Avec les femmes et les hommes qui se battent pour construire collectivement, et consciemment leur destin.