Texte intégral
P. Poivre d'Arvor : Toute la communauté internationale s'est fait insulter à Sarajevo aujourd'hui ?
B. Kouchner : Oui, c'est un camouflet supplémentaire et une erreur pour nous, mais on a tellement promis et on n'a pas tenu. On a fait tellement de résolutions et nous étions irrésolus et dès le départ, nous avions dit que nous ne ferions pas la guerre. Alors, à Sarajevo, ils ont cru qu'on pouvait les protéger, qu'on allait les protéger, et ils sont cru qu'à travers l'humanitaire et la FORPRONU qui fait un excellent travail, ils allaient pouvoir être défendus. Eh bien, ça n'était pas vrai. Mais quand on voit encore une victoire serbe, il faut bien penser que sans la FORPRONU, Sarajevo aurait été prise et que personne ne peut dire combien il y aurait eu de morts s'il n'y avait pas eu l'aide humanitaire. Mais on est loin de tout cela. De toute façon, maintenant, nous sommes dans l'indignité. J'espère qu'il ne faut pas envisager d'y ajouter l'abandon. Je crois que ce n'est pas parce que tout le monde souhaite baisser les bras que les analyses sont telles qu'on dise, ben voilà, les serbes ont gagné, qu'on va s'arrêter. Je n'espère pas trop un sursaut de dignité des parlementaires qui se lèveraient partout en Europe qui dirait : ça suffit, des gens par millions dans les rues. On en a vu quelques-uns courageux.
P. Poivre d'Arvor : Pourquoi les parlementaires ne le feraient pas ?
B. Kouchner : Pourquoi pas, en effet ! Il faudrait le proposer, mais j'ai déjà proposé qu'à Sarajevo, les parlementaires se succèdent, on peut recommencer. Mais pendant ce temps-là, qui meurt ? À force de simagrées et de faux-semblants de notre part, ce sont les autres qui meurent. On se bat à travers eux. Et je crois que ça suffit. Il faut arrêter la guerre. Il faut sans doute renégocier puisqu'on n'a pas de solution, puisqu'on n'en fera pas plus. On ne mettra pas 70 000 Casques bleus armés. Je ne le crois pas même si je le souhaite infiniment. Alors n'ajoutons pas l'abandon. Il faut reprendre les négociations, arrêter le massacre et protéger la prochaine ville, on le sait, ce sera Tuzla. Bihac, on savait très bien que ça allait se passer comme ça. Évidemment, c'est très compliqué, nous avons fait une succession d'erreurs, depuis le début. Erreurs d'analyse, erreurs politiques. Mais la victoire des Serbes était une mise à l'épreuve en réalité. Nous avons été mis à l'épreuve et ça n'est pas en notre faveur. Mais malheureusement, cette expérimentation s'est faite sur l'homme et c'est inacceptable.
P. Poivre d'Arvor : Vous pensez que le retrait des Casques bleus serait la pire des solutions ?
B. Kouchner : Maintenant, la menace se fait sur qui ? sur le dos des victimes comme d'habitude. Elles sont encore un peu protégées, pas assez, par ces Casques bleus qui encore une fois, sont le sel et la terre. Mais il faut négocier, il n'est pas question de les retirer. On a fait tellement d'erreur. Les Serbes ont gagné. La barbarie a gagné sur la démocratie, 70 % du territoire conquis, et ils continuent, 200 000 morts et ils continuent, 2 millions de réfugiés et ça continue. Je ne parle pas de tous les signes de culture autres que les Serbes qui ont été détruit, les mosquées en particulier, etc.
P. Poivre d'Arvor : Ils continuent d'une certaine façon parce que les capitales occidentales acquiescent ?
B. Kouchner : Mais les capitales occidentales ont été ébranlées par cette épreuve parce que les Serbes ont gagné aussi sur l'Europe, parce que nous n'avons pas été d'accord, l'Europe était trop faible encore. Que ça nous serve de leçon. L'ONU était trop faible. On a confondu, la neutralité qu'on a réinventée, mais la Croix Rouge existe pour ça, l'aide humanitaire, ce n'était pas la neutralité. Les Casques bleus ne devaient pas faire la différence entre les victimes et les bourreaux. L'OTAN maintenant, la puissance des puissances qui devait nous protéger de l'URSS, où en sommes-nous ? Et puis on a réussi à séparer la position américaine de la position anglaise. Ça ne s'était pas vu depuis je ne sais combien de temps. Et quant à ce groupe de contact, il a réussi en réalité, à faire revenir les Russes dans l'Adriatique et leur donner de l'importance, bravo les Serbes. On ne peut pas faire mieux.
P. Poivre d'Arvor : Le futur chef de la majorité républicaine américaine au Sénat réaffirme son désaccord avec Londres et Paris.
B. Kouchner : Oui, mais il ne faut pas baisser les bras pour autant. Un sursaut de dignité nécessaire et surtout : arrêtons les massacres, continuons la négociation et nous ferons le bilan de nos erreurs ensuite. Et nous comprendrons que la prévention des guerres, ça se fait avant, pas trop tard. Ça a été le grand péché. Reconnaissance active.
P. Poivre d'Arvor : De la Croatie et de la Slovénie ?
B. Kouchner : Oui, je pense que ça a joué un rôle. Tout le monde le sait maintenant, je crois que la guerre était déjà engagée mais nous avons sans doute sous-estimé la résolution serbe. Nous avons simplifié les choses. Nous avons eu de l'histoire, des leçons qui n'étaient pas toutes identiques mais qui comptaient aussi et nous n'en avons peut-être pas tenu compte. En tout cas, ne baissons pas les bras maintenant parce que les Américains ne sont pas d'accord avec nous ou parce qu'il y a des querelles dans le camp occidental. Surtout, ne faisons pas payer plus cher encore aux Bosniaques et aux habitants de l'ex-Yougoslavie nos impérities.