Déclaration de M. Jacques Chirac, président du RPR, sur les relations entre la Russie et l'Europe, le rôle de la Commission pour la Grande Europe, et la création d'un partenariat "euro-russe", Saint-Pétersbourg le 16 juillet 1994.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Voyage de M. Jacques Chirac en Russie-réunion plénière de la Commission pour la Grande Europe à Saint-Petersbourg le 16 juillet 1994

Texte intégral

Monsieur le Maire,
Mesdames, Messieurs,
Chers Amis,

Il m'est très agréable de vous retrouver tous aujourd'hui à Saint-Pétersbourg pour la réunion plénière de notre Commission pour la Grande Europe.

Permettez-moi tout d'abord de remercier au nom de tous, monsieur le Maire de Saint-Pétersbourg pour la chaleur de son accueil, et la parfaite organisation de cette conférence.

Le Président Eltsine m'a récemment rappelé le prix qu'il attache à nos travaux, et m'a chargé de vous transmettre à tous, ses encouragements personnels.

Comme vous le savez, notre Commission a pour ambition de créer un canal nouveau de coopération entre la Russie et l'Europe.

Certes, de multiples liens, bilatéraux et multilatéraux existent déjà avec la Russie. Aucun, cependant, ne constitue un lien permanent de discussion entre hommes politiques et responsables économiques russes et européens.

Notre Commission a précisément l'ambition de préparer le partenariat à long terme qui doit unir un très grand pays, la Russie, à une très grande puissance, l'Union Européenne. Celle-ci regroupera 16, et bientôt sans doute 20 membres et avec 400 à 500 millions d'habitants, sera le plus grand marché économique du monde.

Je ne vais pas aujourd'hui entrer dans le détail des travaux des trois comités permanents de notre organisation. Je rappelle pour mémoire qu'ils travaillent respectivement sur les relations économiques, la coopération politique dans le but de consolider la transition démocratique, et enfin la coopération en matière de sécurité.

Je préfère, puisque nous sommes ici un peu en famille, vous livrer ma vision des relations entre la Russie et l'Europe en notant ce qui, à mon sens, va bien, et ce qui pourrait aller mieux.

Nous avons vécu depuis 1989 des périodes successives d'espoir et parfois aussi de crainte et de déception.

L'espoir, c'est bien sûr celui de voir la Russie opter de manière durable pour les voies de la démocratie et de la réforme économique, et sous l'impulsion d'une équipe efficace et déterminée.

Chacun en est aujourd'hui convaincu : un processus régulier et irréversible d'instauration de la démocratie est désormais en route. Mais, la transition vers la démocratie et l'économie de marché est toujours plus difficile qu'on ne pouvait le penser.

Aider la Russie, et créer avec elle un lien de coopération étroit et durable, doit être un objectif prioritaire pour les Européens.

Cette nouvelle « entente », puisque c'est le mot historiquement employé, entre la Russie et les puissances d'Europe Occidentale (…) est inscrite dans l'histoire de notre continent, dans la logique de ses grands équilibres stratégiques.

Aujourd'hui, c'est bien un nouveau partenariat entre l'Europe, et même l'Occident en général, et la Russie qui est en train de se créer progressivement.

L'Union Européenne, pour sa part, doit être à l'avant-garde de ce partenariat. Sous son impulsion, un important accord de coopération a été mis en chantier, voilà plusieurs mois. Il comporte de nombreux volets commerciaux, mais aussi politiques. L'entreprise est bien sûr difficile, car il s'agit de prendre en compte les intérêts de chacun mais aussi les exigences politiques, de tous les partenaires.

Dans le domaine de la sécurité, des initiatives ont également été prises, qui loin d'isoler la Russie, visent au contraire à l'intégrer pleinement dans le système de stabilité et de sécurité en Europe.

Tel est notamment l'esprit du « partenariat pour la paix », proposé au Sommet de l'Alliance Atlantique les 10 et 11 janvier derniers, et auquel la Russie a adhéré le mois dernier.

De son côté, la France, comme la plupart des Européens, soutient la candidature de la Russie au Conseil de l'Europe.

Le G7 est également une instance dans laquelle la Russie a dorénavant pleinement sa place. Le récent Sommet de Naples et l'échange franc, direct et nouveau qu'il a permis, ont bien montré toute l'importance du dialogue politique qui s'est noué dans ce cadre, et qui devrait faire évoluer tout naturellement le G (…).

Toutes ces initiatives doivent être analysées comme une volonté d'édifier avec la Russie un ordre de paix et de coopération dans la liberté et la prospérité, dans un partenariat à égalité de droits et de devoirs.

Notre Commission pour la Grande Europe veut apporter sa pierre à cet édifice. Notre ambition a ceci de particulier que nous entendons situer notre action au plus près que possible des réalités concrètes du terrain : qu'il s'agisse de la coopération entre les partis politiques, de partenariats économiques sur des projets concrets qui correspondent aux besoins des partenaires russes et aux moyens des acteurs européens, ou encore des coopérations dans le domaine de la sécurité, si possible en amont des crises, auxquelles, malheureusement, nous risquons d'être à nouveau confrontés dans les Balkans, dans le Caucase, ou dans la périphérie Sud de notre continent. (…).

S'agissant du partenariat euro-russe, j'évoquerai trois domaines d'initiatives et de dialogue.

Tout d'abord, la nécessité pour la Russie de continuer à évoluer vers l'édification d'un État de droit et d'un régime démocratique. (…).

Il est normal de prendre en compte les spécificités de cet immense territoire – un dixième des terres émergées – et le lourd héritage administratif et politique légué par 70 ans de communisme, que la Russie démocratique doit aujourd'hui assumer. S'il est un corps de valeurs démocratiques auquel nous entendons nous référer, c'est celui du Conseil de l'Europe.

Notre engagement est de coopérer, le plus activement possible, à l'émergence de la démocratie en Russie, par le biais de la coopération entre les partis politiques, l'éducation, la culture et aussi les médias.

Nous attendons en retour la consolidation du processus démocratique dans le quotidien de la vie politique en Russie, qu'il s'agisse des institutions, des droits internes, de la presse, bref de tout ce qui concourt à la vie d'une nation moderne.

Le deuxième domaine est celui de la poursuite des réformes économiques.

Il n'y a pas d'alternatives à la poursuite des réformes économiques, tout en les adaptant bien naturellement à la réalité sociale (…) de la Russie.

Il faut se souvenir qu'au G7 de Tokyo, l'an passé, comme …) à Naples cette année, d'importants transferts financiers ont été décidés ou confirmés. (…) l'Europe apporte 80 % de cette aide.

Je crois personnellement que cet apport est plus utile, plus efficace dans un système en train de se réformer que dans une économie (…) percluse par ses rigidités antérieures. (…).

Par ailleurs, à terme, la Russie, comme l'Union Européenne aujourd'hui, évoluera vers des échanges accrus au plan international. C'est l'esprit de l'accord commercial mondial qui vient d'être signé à Marrakech (…). Si nous voulons préserver les intérêts de tout le monde, il faut que dès le départ, les règles du jeu, notamment pour la formation des prix et des échanges, soient loyales, clairement établies et respectées.

Le troisième domaine, dans lequel il est absolument nécessaire d'entretenir un dialogue franc et concret, est celui du rôle international de la Russie démocratique d'aujourd'hui.

Que les choses soient claires. Contrairement aux recommandations de certains nostalgiques de la guerre froide, il est exclu de revenir à toute idée d'un nouvel « endiguement » ou toute reconstitution d'une sorte de rideau de fer entre une Europe de l'Ouest élargie, et une Russie cantonnée dans sa zone d'influence. Une telle politique serait doublement critiquable : elle ruinerait toute chance de réussir la transition vers la démocratie. Elle nous condamnerait à une nouvelle période de tensions et de conflits.

Voilà pourquoi, loin de chercher à isoler la Russie, il faut se réjouir de la voir prendre ses responsabilités (…) sur la scène européenne.

J'ai été étonné par certaines réactions après l'intervention de la diplomatie russe dans l'ancienne Yougoslavie, à l'occasion notamment de la levée du siège de Sarajevo au début de cette année. Beaucoup avaient parlé alors du « retour en force de la Russie dans les Balkans et sur la scène européenne ».

Il faut pourtant être clair : on ne peut pas, à la fois, vouloir tout et son contraire. Il est désormais incontestable, et la diplomatie française conduite par notre ministre des Affaires étrangères Alain Juppé l'a démontré, qu'il n'y aura pas de règlement durable de la crise de l'ex-Yougoslavie, sans un accord entre l'Europe, les États-Unis et la Russie. (…).

Le rôle positif de la Russie mérite d'être souligné : sans son influence modératrice sur les Serbes, sans sa participation directe dans le processus de négociation, le groupe de contact n'aurait pu parvenir au plan de paix qui vient d'être proposé aux belligérants, (…) et qui fournit depuis trois ans que dure ce terrible conflit, la première chance réelle de sortir de cette guerre.

Plus largement, la Russie a un rôle très actif à jouer dans la stabilisation politique de l'ensemble du continent. En ce sens, je me réjouis qu'elle ait répondu favorablement à l'invitation qui lui a été faite par le Gouvernement français de prendre sa place comme membre à part entière de la Conférence sur la stabilité, lancée à Paris il y a deux mois, et qui vise à aboutir aux règlements des problèmes de frontières et de minorités dans notre région.

Mais un tel partenariat, c'est vrai, doit jouer dans les deux sens. La Russie doit comprendre notre volonté, à nous Européens, d'élargir l'Union Européenne aux pays d'Europe Centrale et Orientale et en premier lieu aux quatre du groupe de Visegrad.

Ces pays ont vocation à rejoindre la famille de l'Union Européenne. Ce retour, qui s'inscrit dans la géographie, l'histoire et les évolutions de ces différentes nations, est une condition de la stabilité du continent.

La formation de cet ensemble européen ne doit donc pas être comprise par la Russie comme une provocation, et encore moins comme un danger, mais comme une composante essentielle de la paix.

S'agissant de l'adhésion de ces pays aux structures européennes de leur choix, il ne saurait être question que quiconque puisse leur opposer un veto. (…).

Dans le même esprit, je ne vous cacherai pas, mes préoccupations à l'égard de certaines déclarations russes sur « l'étranger proche ».

Si je comprends parfaitement les soucis légitimes de sécurité de la Russie face aux bouleversements politiques et sociaux parfois violents dans ces nations ; si je comprends également le souci de protéger les 25 millions de citoyens russes vivant hors des frontières de la Russie ; si je comprends enfin le problème d'identité posé à chaque citoyen russe par les transformations extraordinaires que la Russie a subies récemment, y compris dans ses frontières, je partage les réserves de l'Occident vis-à-vis de ce qui peut être perçu comme une tentative de recréer une zone d'influence russe sur ces pays.

De ce point de vue, toute opération de maintien de la paix ne saurait être engagée, qu'après une décision des institutions internationales qui ont compétences et vocation pour dire le droit.

L'utilisation éventuelle de la force doit se fonder sur le droit, donc sur un mandat du Conseil de sécurité des Nations Unies ou de la Conférence sur la Sécurité en Europe. La conduite de telles interventions doit se faire dans le cadre d'un calendrier établi à l'avance, ainsi que sous le contrôle d'observateurs internationaux.

Le partenariat euro-russe, auquel nous aspirons, doit être fondé sur l'égalité des droits et des devoirs, et sur le respect des mêmes normes internationales pour tous et par tous.

Mes chers Amis, voilà donc le cadre général que j'avais à cœur de tracer.

Je sais que les travaux des différents comités vont dans ce sens. J'espère que nous contribuons ainsi à la formation d'une classe politique européenne et russe, qui aura pris l'habitude de définir, dans la concertation et le respect de nos intérêts mutuels, les grandes lignes de notre politique internationale. (…).

N'oublions pas que nous avons en charge un immense continent avec à l'Est la grande Asie Pacifique, et par développement à l'Ouest une Amérique toujours plus forte, et au Sud, hélas, une vaste zone d'instabilité (…).

À nous, par conséquent, de bâtir cet avenir commun (…) dans la liberté, la prospérité et la paix.

Je vous remercie de votre attention.