Article de MM. Jean-Claude Barbarant, secrétaire général du Syndicat des enseignants, et Raymond Beltran, conseiller fédéral de la FEN, dans "FEN Hebdo" du 20 mai 1994 sur les missions de l'école et sur le rôle de l'instruction civique, intitulé "Les missions éducatives de l'école : quelles sont les urgences actuelles ?".

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Média : FEN Hebdo

Texte intégral

Les missions éducatives de l'école : quelles sont les urgences actuelles ?

Beaucoup s'interrogent sur la disparition de fait de l'instruction civique de l'enseignement. Certaines initiatives récentes de prévention dans les établissements scolaires, en collaboration avec la police et la justice, sont passées dans l'actualité des journaux. Elles visent à éviter la répression en développant l'information. Elles sont justifiées par des problèmes que pose la violence des jeunes dans les collèges et les lycées en relation avec les banlieues.

Après une évocation sommaire des variations de la mission confiée à l'école en fonction des époques, dans la période récente, mais en fonction du public accueilli, je reviendrai sur cette interrogation.

Ce ne sera pas pour proposer une solution. Qui pourrait prétendre posséder la recette miracle en la matière ? À travers les questions qui nous sont posées, je souhaite entamer une réflexion qui pose les bases d'un débat. Je suis convaincu que l'école ne doit pas se contenter d'instruire et qu'elle doit éduquer. À mon avis l'opposition instruire-éduquer relève des débats théoriques sur des notions en réalité complémentaires… Bien sûr qu'on ne peut pas tout demander à l'Éducation nationale. Celle-ci ne peut pas être responsable de tout ce qui ne va pas dans la cité. Elle ne peut pas assurer seule tout ce que certains voudraient qu'elle enseigne. Mais elle ne peut se dispenser de trouver une réponse au besoin des jeunes d'accéder à une intégration sociale assurant leur avenir. Elle doit, en particulier, leur assurer une formation à la citoyenneté et une formation professionnelle initiale, gage d'insertion sociale et garantie d'indépendance économique.

Interpellation

Les rapports entre l'école et la justice ont toujours été ambigus. L'actualité récente nous a appris que le partenariat entre ces deux institutions se développe (Seine Saint Denis, Essonne...), en dépit des amalgames qu'on fait entre justice et police, et de l'attachement aux anciennes franchises universitaires, malgré le fonds vivace d'anarcho-syndicalisme qu'imprègnent les milieux enseignants et la méfiance sourde envers une justice assimilée à une classe bourgeoise. Tout cela s'entrechoque et passionne le débat sur les missions de l'école, dans lequel s'opposent toujours protection de la société et libération de la société répressive.

Le Secrétaire général du SNEPAP, au CFN des 13 et 14 octobre 1992, nous interpellait. Je veux relever quelques interrogations et quelques appels qu'il nous adressait :

… "La justice, c'est effectivement un sujet qui nous concerne tous parce que la justice et les lois gèrent notre quotidien… Parce que la justice pénale c'est aussi la garantie du respect des lois qui nous permettent de vivre en sécurité et en société. Parce que le non-respect de la loi conduit à ce qui est appelé le trouble de l'ordre public"…

… "Le respect de la loi, le respect de l'état de droit sont effectivement des sujets qui nous concernent tous. La justice n'appartient pas qu'aux tribunaux et aux prisons. Nous pensons qu'elle vous concerne vous aussi collègues enseignants et non enseignants des établissements scolaires. Le respect de la loi est à apprendre en chaque lieu de la vie quotidienne, dans la cellule familiale, dans l'école ou le lycée, dans les activités physiques et sportives mais aussi dans la rue quand il n'y a plus de cadre de référence."

… "Il y a à faire quelque chose pour le respect du droit : c'est commencer par dire la loi, par dire la règle. Lorsque la loi est connue, chacun décide de la respecter ou de ne pas la respecter. Il doit ensuite assumer la conséquence de tous ses actes. L'école est un lieu de droit et un lieu d'apprentissage de ses droits et de ses devoirs"…

Je voudrais partir de cet appel d'éducateurs immergés dans la probation judiciaire des jeunes pour mener une réflexion sur les missions du système éducatif aujourd'hui. Mais, auparavant, est-ce que l'école a toujours reçu de la société une mission unique ?

Les missions de l'école ont varié

Elles ont varié en fonction des publics auxquels l'institution s'adressait, mais aussi de l'environnement culturel, religieux et politique qui l'entourait. Un régime démocratique ne confie pas à l'école les missions que lui assignerait un régime dictatorial. L'école évolue dans un type de société qui est nourri de tradition culturelle et d'histoire, mais qui est aussi soumis à des contingences immédiates de développement qui ne sont pas les mêmes dans chaque pays et à chaque époque.

Une société cherche à se reproduire, à se continuer. L'école "fermée" a pour seul objectif de conformer les jeunes aux modes de vie sociaux. Les sociologues et les philosophes insistent sur le rôle initiatique de l'école. Elle a une mission éducative naturelle.

Condorcet a voulu que le savoir soit communiqué au plus grand nombre pour que les citoyens que la Révolution avait voulu libérer soient capables de connaitre la loi et d'en bénéficier. Il a mis l'accent sur le savoir, source de liberté, dans son rapport à la Convention de 1792 relatif à l'Instruction Publique.

Napoléon a organisé l'Université dans le cadre de l'État (l'Empire) pour mieux contrôler les élites d'une société pyramidale dont l'empereur était le sommet. Le rôle de l'école au service de l'État était bien marqué. L'Université était autonome mais sous la surveillance de l'Église, qui devenait une auxiliaire de l'Empire. Guizot avec le développement des écoles primaires ; entamait dans le prolongement de 1830 une lutte contre l'analphabétisme. Il préparait le terrain à Jules Ferry. Entre les deux, se situent les tentatives de 1848 pour libérer l'école de la tutelle de l'Église et la loi Falloux de 1850 en sens contraire.

Avec Jules Ferry, l'école laïque, dans le contexte de l'instauration de la 3e République, reçut une mission éducative forte. Il s'agissait alors de former des patriotes, après la défaite de 1870, la perte de l'Alsace-Moselle, pour préparer une revanche future. Il s'agissait aussi de former des républicains, alors que l'église défendait la monarchie et que les catholiques voulaient détruire la République. "Nous avons promis la neutralité religieuse nous n'avons pas promis la neutralité philosophique, pas plus que la neutralité politique" disait J. Ferry au Sénat le 31 mai 1883 en réponse au duc de Broglie lors du débat sur les manuels d'instruction civique.

"Vous devez enseigner la politique parce que la loi vous charge de donner l'enseignement civique et aussi parce que vous devez vous souvenir que vous êtes les fils de 1789 qui a affranchi vos pères et que vous vivez sous la République de 1870 qui vous a affranchis vous-mêmes. Vous avez donc le devoir de faire aimer la République et la première Révolution", disait le même J. Ferry le 25 avril au Congrès pédagogique des instituteurs.

"Quand nous parlons d'une action de l'État dans l'Éducation tendant à maintenir l'unité, nous attribuons à l'État le seul rôle qu'il puisse avoir en matière d'enseignement et d'éducation… une certaine morale d'état, certaines doctrines qui importent à sa conservation". C'était en 1879 à l'Assemblée nationale par le même Ferry.

Sans poursuivre trop cette série de citations convergentes, je voudrais encore en rappeler deux autres. L'une est de Ferdinand Buisson, tirée de l'article "Politique" dans le Dictionnaire de Pédagogie et d'Instruction Primaire. Il y dit ceci : "Si par laïcité de l'enseignement primaire il fallait entendre la réduction de cet enseignement à l'étude de la lecture et de l'écriture, de l'orthographe et de l'arithmétique, à des leçons de choses et à des leçons de mots… nous n'hésitons pas à dire que c'en serait fait de notre enseignement national… il faut que l'instituteur ait le droit et le devoir de parler au cœur aussi bien qu'à l'esprit.".

La deuxième est de Jules Ferry, le 18 avril 1881 dans un discours au Congrès Pédagogique des instituteurs. Il confirme ce qui précède en disant : "Les leçons de choses, l'enseignement du dessin, les notions d'histoire naturelle, la gymnastique, la musique chorale, l'histoire et la géographie que nous groupons autour de l'enseignement fondamentale et traditionnel du lire, écrire, compter sont à nos yeux le principal, parce qu'en eux réside la vertu éducative".

Mission et objectifs fixés par la loi

Aujourd'hui la loi d'orientation sur l'Éducation du 10 juillet 1989 assigne au système éducatif des missions et des objectifs généraux.

Missions :

1. Transmission des connaissances.

2. Former des hommes et des femmes en mesure de conduire demain leur vie personnelle, civique et professionnelle en pleine responsabilité, capables d'adaptation, de créativité et de solidarité, participant à la vie de la cité.

3. Contribuer à l'égalité des chances des enfants et des jeunes.

4. Participer à l'adaptation permanente aux évolutions sociales, technologiques et professionnelles de notre société.

5. Contribuer à la création du savoir, à la diffusion des connaissances et au progrès technologiques et économique.

Objectifs :
- chaque jeune doit construire progressivement son orientation,
- tout jeune doit atteindre au minimum le niveau V de formation,
- quatre élèves sur cinq doivent parvenir au niveau du baccalauréat,
- tous les bacheliers qui le demandent peuvent accéder à l'enseignement supérieur,
- l'enseignement doit ouvrir à la coopération internationale et à la coopération européenne.

Cette loi est très contestée par certains qui lui reprochent l'ouverture qu'elle consacre sur l'environnement de l'école et l'affirmation que "le Service public de l'éducation est conçu et organisé en fonction des élèves et des étudiants". Les mêmes préfèrent une logique maître/élève de transmission du savoir, d'instruction proprement dite, en milieu fermé, qui protège l'école.

Intégrer la démocratisation et préparer l'insertion sociale

Instruire c'est développer la raison donner les moyens de choisir, de décider, d'être libres. Pour Condorcet c'est l'acquisition de connaissances qui permet les jugements rationnels. Pour Jules Ferry, éduquer veut dire adhérer à des valeurs et toucher l'imagination, l'émotion, les sentiments et l'affectivité. Il n'y a pas de contradiction entre les deux, mais des choix différents qui résultent des problèmes différents que la société affrontait à des époques différentes.

Le XXe siècle a vu d'abord la formation d'une élite bourgeoise et des cadres moyens dans deux filières parallèles. La réunion des deux ordres d'enseignement a coïncidé ensuite avec le développement pendant la deuxième partie du siècle des formations professionnelles dans l'école. Aujourd'hui un nouveau défi nous est posé. La massification de l'enseignement réalisée au collège, qui atteint le lycée, ne peut pas laisser subsister un discours élitiste ou bien il faudra admettre alors comme conséquence que les jeunes moins à l'aise dans l'abstraction sont condamnées à la marginalisation et au rejet hors du système éducatif.

Si on exclut la nécessité de ne pas les "traiter" hors de l'école, si on admet le devoir de les former mieux au rôle qu'ils auront dans la société, cela impose qu'on ne limite pas l'école à la diffusion d'un savoir désintéressé et abstrait, mais qu'on puisse préparer aussi chaque futur homme, chaque future femme à occuper une place dans la société. L'intégration sociale ne peut se réaliser que si chacun peut bénéficier de l'indépendance économique que lui permettra l'acquisition d'un statut social par son travail. Il faut que l'école forme l'Homme (éducation au sens plein du mot), mais qu'elle le forme aussi professionnellement à occuper une place qui lui assure cette indépendance sans laquelle il n'est pas vraiment libre. L'école du XXIe siècle devra intégrer la mission formation professionnelle initiale pour tous, pour donner les bases d'une formation permanente à recevoir pendant la vie active, que déjà Condorcet appelait de ses vœux.

Émanciper mais intégrer

L'école a été voulue "Libératrice", par rapport à la société, aux lois qui oppriment l'individu et qui résultent d'un système social antérieur qu'on voulait contester. Le syndicalisme enseignant français a été fortement marqué à ses origines par les anarchistes. L'école devait être porteuse d'esprit critique, elle devait être source de non-conformisme et d'émancipation sociale, toute en donnant une instruction qui n'était au service d'aucune classe.

C'est actuellement une donnée admise universellement par les enseignants que l'école doit être avant tout libératrice. Les intellectuels portent au premier plan cette préoccupation. Le XXe siècle est porteur de cet idéal, malgré certaines déviations doctrinales sur lesquelles je n'insisterai pas.

La mission sociologique de l'école est de former à vivre dans la société. Mais former est-ce obligatoirement conformer ? Comment y faire la place de la liberté et de l'apprentissage de la démocratie ? Comment les concilier avec l'autorité du maitre et la prééminence du savoir ? Il y a une tradition de droite et une tradition de gauche de l'éducation, qui n'accordent pas la même place à l'élève dans le système éducatif.

Le film qui avait pour titre "le cercle des poètes disparus" est un bon exemple de réaction contre les conformismes pédagogiques, hiérarchiques et sociaux et l'utilisation de l'école pour développer la personnalité et l'esprit critique. Mais c'est le fait d'un enseignant marginal par rapport au système qui, lui, reste conformiste. Ce film pose également le problème de la responsabilité et des conséquences de cette libéralisation sur les jeunes, avec de bons et de mauvais effets selon les individus qui reçoivent cet enseignement.

On ne peut pas ignorer la question de la marginalisation par rapport à la société. Un génie est-il un marginal ? Un créateur peut être asocial. Les exemples célèbres ne manquent pas de ceux qui se sont réalisés ainsi et qui ont assumé leur exception. Mais le jeune qui ne sera ni un génie ni un créateur (que peut-on savoir ?), s'il devient un raté, quelle responsabilité ? Quelle remédiation ? Comment concilier l'exigence de libération et celle d'intégration ?

La pratique pédagogique est, bien souvent, conformiste même si la majorité des enseignants s'attache à la valeur libératrice. Faut-il tenir compte des publics à qui s'adresse l'école ? Le discours contestataire ne serait-il valable que si l'on s'adresse à des enfants de la classe bourgeoise ou moyenne ? L'école devrait-elle être par contre l'opium du peuple pour les enfants d'immigrés et de prolétaires ? Si l'enseignement était cloisonné en ordres séparés jusqu'en 1941, serait-il souhaitable d'y revenir au lieu de poursuivre la démocratisation du système éducatif ?

Quelle solution ?

Autour de ce débat rôde la question toujours présente de l'inexistence de l'instruction civique (éducation civique ?) de son rétablissement et de sa rénovation indispensable. Il n'est pas possible de refaire un enseignement de la morale type 3e République. Alors, quelle place donner à l'enseignement de la "loi", de la réglementation sociale et des "modus vivendi" qui permettent la cohésion et la coexistence sociale ?

C'est un enseignement transversal dira-ton. Il doit être fait par tous. Si on se situe dans l'orientation impulsée par Jules Ferry, c'est même essentiel. Mais les professeurs sont formés à enseigner une discipline, à se cantonner dans l'enseignement disciplinaire : à transmettre un savoir et non à éduquer. La neutralité peut alors devenir une indifférence, une "a-gnose", pour ceux qui ne s'estiment pas concernés. Si un enseignement n'a pas une identification horaire et un programme affiché, le discours généreux l'accordant à tous se traduit dans les faits par son inexistence.

On ne doit pas négliger la recherche d'un éveil pédagogique contestataire et le développement de l'esprit critique, mais on doit former à la citoyenneté et à la démocratie. Mais quels repères donner aux adolescents ? Quelles valeurs humanistes leur faire acquérir ? Quelle morale enseigner ? Faut-il, faute de réponse consensuelle, laisser libre un espace aussi important que les religions sont prêtes à récupérer et à occuper ? Faut-il dire que cela est du domaine familial et non du ressort de l'école ? Le retour vers la famille est-elle autre chose qu'un prétexte face à celles explosées ou déracinées culturellement ? Que représente le rejet sur la famille dans un contexte de chômage touchant 40 % de certains quartiers pour la valorisation de la notion de travail ? Dans une ambiance de délinquance, de présence de la drogue et des revenus importants qu'elle procure, dans un contexte d'association intense dans certaines banlieues, qui fera ce travail ?

La socialisation peut-elle n'être que l'éducation civique à l'école ? Peut-on la réduire à la transmission des savoirs fondamentaux ? Faut-il que l'école laisse dans le domaine de la famille la mission éducative et dans le domaine de l'entreprise la formation professionnelle initiale ? N'est-ce pas favoriser les familles aisées et les jeunes vivant dans un milieu social privilégié par rapport aux autres ? Faut-il à la fin du XXe siècle n'enseigner que les connaissances académiques dans l'Éducation nationale ?