Texte intégral
Marc Blondel : le chômage ne culpabilise plus les salariés
Entretien : pour le secrétaire général de FO, les conflits sont dus à l'impatience des salariés. – Ils constatent que le gouvernement ne parvient pas à lutter contre le chômage et ne ressentent pas les effets de la reprise.
La Tribune : Quelle analyse faites-vous des conflits sociaux qui ont lieu actuellement chez Pechiney et GEC Alsthom ?
Marc Blondel : Ces conflits sont alimentés, selon moi, par la conjonction de trois éléments. Ils montrent d'abord l'impatience des salariés qui constatent, en dépit des efforts considérables qu'ils ont faits, que le gouvernement est pour sa part incapable de faire baisser sensiblement le nombre de chômeurs. Ensuite, l'annonce par le gouvernement d'une reprise, qui, selon lui, sera durable, n'a eu aucun effet sur la situation des salariés. Enfin, et c'est la conséquence des deux constats précédents, les salariés se déculpabilisent par rapport au chômage, et suivent nos orientations en réclamant des augmentations de salaires.
La Tribune : Cela veut-il dire que la question de l'emploi est reléguée au second rang ?
Marc Blondel : Je ne pense pas qu'il faille interpréter ces mouvements de cette façon. Rappelons d'abord qu'un salarié sur cinq n'a pas fait l'objet d'une augmentation en 1993. Cela signifie qu'il y a un blocage de la négociation salariale, et, en tout état de cause, une perte de 1,7 % du pouvoir d'achat des intéressés.
Plus globalement, la baisse tendancielle du coût du travail, qui s'accompagne directement ou indirectement par la baisse des salaires, n'a aucun effet permanent sur l'emploi. Elle a, tout au plus, un effet d'aubaine, comme le signalait le président de la commission sociale du CNPF.
Nous sommes pour notre part, partisans d'un keynésianisme raisonnable. Nous disons qu'il faut soutenir la demande par la consommation, et cela est encore plus indispensable en période de reprise, car c'est l'augmentation de la consommation qui transformera la reprise en relance.
La Tribune : Existe-t-il un risque d'extension des conflits en cours ?
Marc Blondel : Il est trop tôt pour dire si les mouvements sociaux chez Pechiney ou GEC Alsthom sont les prémices d'une action plus large et conjuguée sur les salaires. Dans l'immédiat, nous avons demandé à nos organisations syndicales de déposer un cahier revendicatif en matière de salaires.
La Tribune : Qu'est aujourd'hui le frein à l'ouverture de négociations salariales ?
Marc Blondel : Il est selon moi de deux ordres. D'abord, les économistes ont pris l'habitude d'opposer salaire et emploi. Alors que c'est dans les pays où le pouvoir d'achat est le plus élevé qu'il y a le moins de chômage. Rappelons une nouvelle fois au passage que les patrons n'embauchent que lorsqu'ils en ont besoin.
La deuxième raison est plus "conjoncturelle", le CNPF est à la recherche d'un président. François Perigot, président sortant, n'a pas voulu, semble-t-il, encourager les entreprises à négocier. Pourtant, celles-ci se portent bien. D'autre part, sollicité par nos soins le 5 juillet dernier, le Premier ministre n'a pas voulu adresser une lettre aux organisations patronales pour leur rappeler qu'elles étaient libres de négocier les salaires. Nous attendons beaucoup du nouveau président du CNPF, quel qu'il soit. Et, nous ne le cachons pas, nous le jugerons en fonction du sort qu'il entendra réserver à la négociation collective à tous les niveaux et en priorité à la négociation salariale.
Mardi 22 novembre 1994
France 2
B. Masure : Êtes-vous favorable à une négociation générale sur les salaires dans le secteur public et dans le secteur privé ?
Marc Blondel : Au point où nous en sommes ce n'est pas possible. Par contre, il pourrait y avoir une revendication qui soit une revendication commune. Je sens se dessiner quelque chose comme une augmentation de 500 francs pour tous. Mais pour demain, il faut comprendre que le premier objectif ce ne sont pas les salaires, mais la défense du secteur public, de manière à ce qu'il puisse rendre les services que les usagers sont en droit d'attendre.
B. Masure : Le secteur privé : vous pensez que l'économie actuelle est en état d'absorber le choc d'une augmentation générale ?
Marc Blondel : J'ai deux chiffres : les entreprises privées avaient 25 milliards de disponibles au 1er janvier 93 pour investir. Maintenant, elles ont 152 milliards, fin 93, de fonds disponibles pour investir. Elles ne le font pas. Le meilleur moyen de les encourager à le faire, c'est en accélérant la production, en soutenant la demande. Il faut donner du pouvoir d'achat pour transformer la reprise en relance. C'est un objectif à la fois économique et social. La tendance de la baisse des salaires a joué beaucoup : voyez le nombre de gens qui sont touchés par le SMIC ou très proche du SMIC. Il faut redonner du pouvoir d'achat aux gens pour que la reprise ne passe pas à côté.
B. Masure : Certains disent que la reprise doit profiter d'abord et avant tout à ceux que l'économie laissent sur le bord de la route : les chômeurs, les exclus. Ils n'ont pas de syndicats pour les défendre.
Marc Blondel : Ils ont les syndicats pour les défendre ! Et nous sommes prêts à les accueillir. Nous les défendons. La mise en place de l'UNEDIC est le produit d'une négociation syndicale avec les patrons. Les cotisations des actifs financent les allocations chômage. Je ne crois pas à ce débat public qui a lieu en ce moment, et dont Monsieur Minc est un des instigateurs. À savoir qu'il faudrait modérer les salaires pour affecter aux exclus. Mais il n'y a pas un seul patron qui acceptera un salarié dans son entreprise, s'il n'a pas de travail à fournir, et même si c'est quelqu'un de l'extérieur qui le paye. Il faut commencer d'abord par les emplois productifs pour, ensuite, avec le pouvoir d'achat dégagé, développer les services. Et là, il y aura possibilité d'embaucher des gens.
B. Masure : Vous pensez possible un automne chaud dans le secteur public ?
Marc Blondel : Je ne voudrais pas être affirmatif. Mais je voudrais faire remarquer que dans le secteur public et l'administration, il y a du mécontentement, et je le répète, pour la défense de l'administration et du secteur public. Dans le privé, il y a des problèmes de salaires très sérieux. Il y a des problèmes dans le personnel des pénitentiaires. Il y a une série de feu que les syndicats n'ont pas allumé. Il y a la reprise, et tout le monde attend. Or les banques ont augmenté leurs taux d'intérêt, l'État a augmenté des taxes, et pour les salaires, rien ! Moralité, il peut y avoir des risques de généralisation.
Mardi 22 novembre 1994
RMC
P. Lapousterle : Demain il devrait y avoir une journée d'action dans le service public. Pourquoi cette journée d'action ?
Marc Blondel : Tout simplement pour défendre la notion du service public. Il y a une réaction de tous les salariés du secteur public pour défendre la notion de service public dans notre société parce que c'est une des nécessités pour l'égalité du citoyen. Et comme il y a un désengagement de plus en plus important de l'État, nos camarades estiment que c'est le moment de le faire savoir et de défendre la forme traditionnelle. La société française a une part administrée – fonction publique, secteur nationalisé –, une part un peu curieuse qu'on appelle la gestion des organismes sociaux paritaires qui est la masse Sécurité sociale, et puis une part libérale, capitaliste, traditionnelle. Tout cela forme un équilibre qui permettait au citoyen d'avoir des services sans que cela soit fonction de sa solvabilité. Un minimum de service, le téléphone, la correspondance, l'EDF, etc. Avec le désengagement de l'État, ça rentre dans le secteur privé et capitaliste et ça veut dire que cela va dérèglementer l'égalité.
P. Lapousterle : Et il y a des demandes d'augmentation de salaire à la clef ?
Marc Blondel : Les demandes d'augmentation, elles sont maintenant latentes partout. Mais c'est normal. Nous étions en situation de crise économique. On a dit qu'il y avait la reprise. Elle est, maintenant dit le Premier ministre, une reprise durable. Ça veut dire qu'il faut que les salariés en bénéficient. Pour en bénéficier, il n'y a qu'un système pour les salariés, c'est l'augmentation de salaire. Moi, j'en suis fort satisfait dans la limite où j'ai toujours plaidé que l'augmentation de salaire aidait à la consommation et qu'à partir de ce moment-là, on justifiait la production des entreprises. Je ne vois pas comment on peut prétendre que la baisse du pouvoir d'achat peut avoir un effet positif sur l'emploi. La baisse du pouvoir d'achat, c'est-à-dire la réduction, la restriction du commerce, ça ne peut avoir qu'un effet contraire à l'emploi.
P. Lapousterle : Mais les moyens sont limités, la reprise est plus hésitante qu'on l'avait cru. C'est pourquoi le gouvernement a choisi de favoriser plutôt l'emploi que les salaires ?
Marc Blondel : Ce n'est pas vrai. Un patron d'une usine, quand il a trois mille personnes, vous pouvez lui faire cadeau de salariés en plus, même les payer, ou les faire payer par l'UNEDIC, comme le rêve M. Bon, eh bien, il ne les prendra pas s'il n'en a pas besoin. Les patrons n'embauchent pas pour faire plaisir, ils embauchent quand ils ont du travail. C'est l'activité qui compte. Pour leur créer de l'activité, seule la consommation peut le faire. L'opposition qu'on a fait du salaire et de l'emploi est un faux débat et je peux le démontrer 200 fois de manière pratique et tout le monde le sait, y compris ceux qui le prônent, d'ailleurs. La crise, on en sort. Les banquiers augmentent de 0,25 % les taux d'intérêt. Deuxièmement, l'État fait des recettes de poche en augmentant l'essence, le tabac et puis l'énergie. Ça veut dire qu'il touche à la consommation. Ça veut dire, que c'est déjà gager les produits de la reprise par les banques et par l'État. Les salariés ne voient rien venir. La reprise vient des États-Unis, les Américains commencent à se dire attention à la surchauffe. Ça veut dire que si eux arrêtent là-bas, nous on va voir passer le train. Soyons sages. En 1993, au début de l'année, il y avait 25 milliards de disponibles dans les entreprises pour investir. En fin d'année 93, il y a 152 milliards de disponibles pour investir. De fonds propres ! Cinq fois en un an ! Cela étant, ils n'investissent pas. Pourquoi ? Parce que, justement, ils ne sont pas assurés de vendre les produits. Il faut consommer. Quand on aura consommé, ils produiront.
P. Lapousterle : Quelle est votre impression du nouveau patron du CNPF, M. Gandois ?
Marc Blondel : Je suppose que cela s'est fait de manière démocratique. J'ai pris acte, comme tout le monde, du résultat. Je dois avouer que je connais un peu M. Gandois. C'est un homme agréable. Maintenant, je vais l'avoir devant moi comme président du CNPF. Ça, c'est autre chose. On va voir d'ailleurs, c'est très important. Les conflits qui ont lieu en ce moment, ce ne sont pas les patrons qui les règlent, ce sont des médiateurs. On est en train d'américaniser les rapports sociaux. Je voudrais savoir si le patronat veut reprendre son droit à la négociation et être le fer de lance de la négociation.
P. Lapousterle : Est-ce que vous appelez à voter non aux propositions du médiateur chez Alsthom ?
Marc Blondel : Oui, c'est clair. Chez Alsthom, nous ne sommes pas l'organisation la plus représentative, loin s'en faut, mais nous participons à la grève. En définitive, les propositions qui sont faites, elles sont très ambivalentes. C'est 500 francs pour les salaires les plus bas. Les salaires, les plus bas, c'est quand même 7 000 francs bruts, ce n'est rien d'autre. Et ces 500 francs, j'ai compris qu'ils étaient financés par le transfert des allocations familiales sur l'État. C'est très clair que cela ne va pas coûter grand-chose à l'entreprise. Cela étant, je crois qu'il faudra s'orienter vers une augmentation des salaires généralisée. Si les 500 francs étaient payés à tout le monde, j'ai l'impression que cela irait beaucoup mieux.
Mercredi 23 novembre 1994
Europe 1
J.-L. Delarue : Cette grève est-elle une réussite par principe ou faites-vous un bilan mitigé ?
Marc Blondel : Veuillez, m'excusez, monsieur mais je ne parle jamais par principe ou je l'annonce. Je dis qu'il y a une question de principe. Il y en a une. Personne n'a dit que c'était une grève dans les transports Pourquoi vous polarisez-vous sur les transports ? C'est autre chose. Ça évitera à des mauvais journalistes – pas vous – de dire que nous prenons les usagers en otages. Cette fois on ne le dira pas. D'autant plus que mes amis des transports ont choisi de faire grève justement pendant les périodes creuses. Il n'y a pas eu de grèves de lancées, ce sont des manifestations que nous avons lancées. Moi, je viens d'une manifestation, 17 000 de l'Équipement, dit la police, 25 000, selon moi. Dans le Pas-de-Calais, il y a 500 personnes qui manifestent en ce moment. Au total, il y a 25 000 personnes de l'Équipement. Ils se battent pour défendre le service public. Ça n'est pas l'administration, ça n'est le porte-plume, l'Équipement c'est le cantonnier. C'est tout à fait autre chose. Ce sont eux qui défilent aujourd'hui. Ils disent qu'ils ne veulent pas qu'on privatise leur administration, qu'ils ne veulent pas être payés par des sous-traitants. On ne peut pas dire que les grande entreprises privées – la Lyonnaise des eaux, etc. – soient des modèles de gestion, en ce moment. J'aime mieux qu'on reste sous l'administration, que mes camarades aient un statut et que la gestion soit honorable.
Un auditeur : Pourquoi n'y a-t-il pas de gratuité les jours de grève dans les transports ?
Marc Blondel : Je suis tout à fait d'accord avec vous. Seulement, les conséquences seraient que l'administration de la RATP nous mettrait au tribunal en nous demandant de bien vouloir payer le préjudice, à nous, organisations syndicales qui avons lancé le mot d'ordre. Ça existe de temps en temps, avec l'Équipement, sur les autoroutes. Quand nos camarades des péages font la grève, le passage est effectivement libéré. C'est une bonne idée. On essaiera de l'affiner.
J.-L. Delarue : Ça s'appelle comment ? Ça s'appelle la grève de l'absence de zèle ?
Marc Blondel : Ça serait un manque de zèle.
Question d'un auditeur : il y a un vote démocratique et nous avons une majorité de 54 %. Or les majoritaires veulent reprendre le travail et on les empêche de passer. Je voudrais savoir ce que pense M. Blondel : eux qui défendent la démocratie et les droits de l'homme ?
Marc Blondel : La question n'est pas nouvelle, c'est un propos assez fréquent, les piquets de grève, leur utilité, atteinte au droit du travail, etc. Je suis bien obligé de faire remarquer que la décision de reprendre le travail a été prise en tenant compte d'un vote où il y avait un millier de cadres, millier de cadres qui n'est pas en grève depuis 20 jours, qui travaille dans les hôtels, etc., ce qui fiat que ça porte considérablement. Maintenant, en ouvrant les portes, il y a la moitié des gens qui vont travailler, les usines ne vont pas fonctionner pour autant. Le mieux était de consulter les gens qui faisaient la grève plutôt que ceux qui étaient au travail, naturellement.
J.-L. Delarue : On parle beaucoup, à propos d'Alsthom, de grève de reprise. Mais il y a des chiffres qui commencent à tomber et qui peuvent montrer que cette reprise n'est pas aussi évidente que ça. On a vu ce matin l'indice de la production industrielle qui est en recul de 0,4 %, la consommation qu'on devrai avoir demain est en train de flancher à nouveau. Les chiffres du produit industriel brut pour le troisième trimestre ne devraient pas être très bons non plus. Est-ce que les syndicats, qui entendent aujourd'hui avoir une part supplémentaire du gâteau, ne sont pas en train de se tromper et d'aller un peu trop vite ?
Marc Blondel : Si vous dites ça, je vais lever les bras aux cieux. Je vais jouer le Cassandre et je n'aime pas ça. Faut-il que je vous rappelle que lorsqu'on a annoncé la reprise, c'est-à-dire au mois de juillet, j'ai même été reçu le 5 juillet par M. Balladur, c'est lui qui a dit reprise en plus reprise durable. Nous lui avons dit que le seul moyen de transformer la reprise en relance, c'est de relancer l'économie et la consommation. M. Balladur a déjà utilisé les systèmes avec la prime de 5 000 francs pour les voitures. Cela a marché. Essayez de généraliser et acceptez maintenant que l'on discute des salaires. M. Balladur n'a pas voulu et il a pris prétexte du changement de la présidence du patronat en disant : on ne pouvait pas discuter.
16 novembre 1994
Force Ouvrière Hebdo
L'éditorial de Marc Blondel
Qui ne demande rien n'a rien
En revendiquant des augmentations des salaires, les salariés font preuve de dynamisme, de justice sociale et de solidarité. Il ne suffit pas d'entendre ci et là que la reprise économique est réelle, encore faut-il que cela soit concrètement perceptible pour ceux que nous représentons.
Or ce n'est pas le cas en matière de chômage et de salaires.
Pour le deuxième mois consécutif et malgré les arrangements statistiques, le chômage continue de croître.
Quant aux salaires, les consignes gouvernementales et patronales ne sont pas encourageantes. Ils restent arc-boutés sur la "modération salariale" dans leur logique économique restrictive axée sur la recherche de la compétitivité par l'allégement du coût du travail (1).
Qui ne demande rien, n'a rien.
Le ministre chargé des relations avec le Parlement a d'ailleurs reconnu à l'Assemblée nationale "qu'il y a dix-huit mois, les conflits étaient des grèves pour essayer de préserver l'emploi, et non pour préserver le pouvoir d'achat comme maintenant ; c'est la reconnaissance implicite de la reprise économique".
Les revendications et conflits qui naissent en matière de salaire montrent que la détermination porte ses fruits. N'oublions pas que sur la seule année 1993 la capacité de financement sur fonds propres des entreprises est passée de 25 à 152 milliards de francs.
N'oublions pas non plus que l'écart se creuse de plus en plus entre la rémunération du capital et celle du travail, par l'effet conjugué des taux d'intérêt et des allégements fiscaux accordés aux titulaires de placements et revenus financiers.
Quand nous disons que la revendication crée le mouvement, nous le voyons concrètement avec les exemples récents en matière de salaires dans les entreprises.
Il convient aussi de savoir que les nouvelles stratégies de gestion des entreprises ne sont pas sans faille ou faiblesse. Il en est ainsi de l'organisation en flux tendus ("zéro stock matériel et humain") qui fragilise rapidement l'entreprise en cas de conflit.
Si l'on prend l'exemple des salariés d'Aluminium Péchiney qui ont arraché plus de 6 % d'augmentation, ils ont de fait obtenu d'être respectés, de bénéficier d'une répartition meilleure des gains de productivité, tout en s'inscrivant dans un processus de solidarité salariale interprofessionnelle.
En effet, toute augmentation de salaires, a un effet immédiat sur les comptes de la protection sociale collective au travers des cotisations sociales encaissées. Il faut sans cesse se rappeler qu'1 % de salaire en plus, c'est 8 milliards de recettes supplémentaires dans les caisses du régime général de Sécurité sociale.
C'est aussi plus de 20 milliards de francs de redistribués aux salariés pour améliorer la consommation, donc soutenir la demande et l'activité.
C'est aussi, bien entendu, une amélioration des comptes du régime d'assurance-chômage. Une amélioration que le gouvernement aimerait bien utiliser pour alléger son budget.
En témoigne, par exemple, la volonté du ministre de l'Éducation nationale d'utiliser des chômeurs indemnisés pour occuper des postes dans l'Éducation nationale.
De fait, les théories du partage du travail et des revenus ont fait long feu, il faut vraiment ne pas avoir de problèmes de revenus ou ne pas être concerné pour y croire.
C'est facile de prôner la modération salariale quand on n'est pas soi-même touché.
Tous les exemples et expériences montrent que la baisse des salaires joue contre l'emploi.
Où en sont les fameux accords de "partage" dont on nous vantait tant l'aspect moderniste il y a encore quelques mois ?
On ne construit pas le progrès avec une économie de rentiers.
La revendication de salaires est au cœur de toutes les difficultés. Elle constitue non pas la clé de toutes les solutions, mais le nœud à partir duquel beaucoup de choses peuvent changer.
Salaires, emploi, protection sociale : nos trois revendications sont étroitement liées.
À nous de transformer les essais en revendiquant partout la libre négociation des salaires. C'est une question de dignité, d'efficacité, de solidarité.
(1) Nous ferons état dans un prochain numéro de l'enquête du ministère du Travail sur les gains des salariés.
23 novembre 1994
Force Ouvrière Hebdo
L'éditorial de Marc Blondel
Au jour le jour
La semaine qui vient de s'écouler fut particulièrement chargée en termes d'actualité et d'activité. Ayant depuis de nombreux mois programmé une visite à Bruxelles, afin de faire le point sur l'actualité et l'orientation sociale de la Commission européenne, le Bureau confédéral s'est retrouvé confronté à la prestation télévisée de Monsieur Delors que nous avons écouté, quelques minutes avant de converser avec lui. Indiquons simplement qu'il n'a pas été plus précis sur ses intentions.
Le mercredi, se tenait la Commission Exécutive confédérale. Bien entendu nous avons fait le point sur la préparation de la manifestation du 23 novembre 1994 pour la défense de la fonction publique et du service public qui apparaissent plus que jamais les dernières garanties de l'égalité de traitement pour les citoyens ou les usagers.
La CE s'est félicité du degré de mobilisation, notamment dans le secteur de l'équipement. Elle considère que cette journée et l'ampleur des différentes manifestations, nationales et régionales, en démontreront l'importance pour les salariés concernés, mais aussi pour l'ensemble de la population. Une délégation des syndicats de la Fédération Générale des Travailleurs Belges participera à la manifestation du 23 novembre 1994, ce qui symbolisera ainsi l'acuité du problème au niveau européen. D'ailleurs, les deux organisations belges (FGTB et CSC) appelleront à la grève le 29 novembre pour les mêmes raisons et sur des mots d'ordre identiques.
Nous avons aussi fait l'analyse de la campagne de mobilisation sur la Sécurité sociale qui bat son plein. Plus de deux cents réunions animées par les confédéraux sont réalisées ou programmées.
La documentation est réclamée par les militants. Nous pouvons légitimement préparer une expression nationale pour la défense de ce qui reste la grande conquête de la classe ouvrière. La CE a stigmatisé, comme il se devait, le comportement des parlementaires qui ont réclamé à cor et à cri un débat sur la Sécurité sociale – ce qui n'est pas de leur compétence selon la Constitution – et qui n'étaient pas une vingtaine en séance lors de la discussion.
La CE a fait ensuite le point sur la formation professionnelle et sur les négociations en cours sur cette question.
Le jeudi se tenait le Comité de direction de la Confédération Européenne des Syndicats dont Force Ouvrière détient actuellement l'une des deux vice-présidences. L'essentiel a porté sur la préparation du congrès de la CES fixé pour mai 1995 et sur une déclaration de la CES en vue d'imposer ses préoccupations sociales – le Droit social européen – aux présidences successives, dont la française.
Une délégation à laquelle nous participerons, sera reçue le 28 novembre par le nouveau Président luxembourgeois de la Commission, Monsieur Santer.
Le vendredi, je me rendais dans la Manche, plus particulièrement à Cherbourg, où il était prévu, sur l'invitation du syndicat FO de l'Arsenal, de visiter les ateliers de l'établissement qui fabrique le produit de la technologie la plus sophistiquée en matière d'armement, le sous-marin nucléaire.
Prenant prétexte de la proximité des élections au CHST, la direction, saisie il y a deux mois, refusait la veille, l'accès sur le site, ce refus étant notifié par le cabinet du ministre.
Il est parfois plus difficile pour un syndicaliste d'aller sur les lieux de travail que dans les ministères, à moins que le ministère de la Défense ait été informé d'une visite précédente, il y a quelque temps, à l'usine Aluminium-Péchiney… Curiosité bien naturelle pour l'usine présentée comme la plus moderne d'Europe, qui a découvert un management new-style… et omis d'intégrer les problèmes de salaires. La réponse est venue par un arrêt de travail déterminé et efficace dont le résultat pratique est une augmentation de 600 francs, soit plus de 6 % de revalorisation pour tous.
C'est sur une revendication identique, l'amélioration du pouvoir d'achat, que les salariés de GEC-Alsthom mènent le combat depuis plus de vingt jours. Que la grève soit dure, personne ne le conteste, mais elle semble pleine d'intérêt sur le comportement patronal et gouvernemental actuel.
D'abord, la technique du désintérêt, voir du mépris. Ensuite, sur intervention des organisations syndicales, le rappel au ministère du Travail qu'il est de sa responsabilité de provoquer les discussions et les négociations.
Généralement, le patronat saisit la justice pour obtenir par l'autorité publique l'évacuation des piquets de grève.
La technique fut utilisée dans les deux conflits.
Avec une astuce pour Dunkerque, le juge considérant que le plus important était la négociation, encourageait la direction du travail à remplir ses fonctions.
À Belfort, si la désignation d'un médiateur était dans l'air – bien que non réclamée, je reviendrai sur la question – le patronat imposait un vote sur ses propositions qui touchaient, et modestement, trois cents salariés sur les sept mille des sites locaux.
Quoi qu'on en ait dit, 60 % des salariés refusaient de reprendre le travail dans ces conditions. Car il faut comptabiliser ceux qui ont voté contre et ceux qui, suivant la recommandation syndicale, n'ont pas participé au vote, comme nous l'avons indiqué le mercredi soir sur France 3.
"Le médiateur" continuait son action, c'est ainsi qu'il rendait son devoir en préconisant une augmentation de 500 francs mensuels pour les salaires les plus bas (jusqu'à 7 000 francs mensuel brut) qui, en décroissant serait de 100 francs jusqu'à 9 500 francs par mois.
Sans nous prononcer sur les propositions, les salariés répondront à cette question mardi lors d'une consultation organisée par les syndicats, nous pouvons d'ores et déjà en tirer quelques conclusions :
La première c'est que le gouvernement utilise facilement la "médiation", ce qui est une reconnaissance de carence en matière de négociations salariales (la procédure de conciliation était légalement possible).
Cela signifie qu'il entend prendre l'opinion publique à témoin et qu'il permet au patronat de se dérober à ses responsabilités.
La seconde c'est que les propositions portent sur les bas salaires, c'est-à-dire que le gouvernement joue sur la poursuite des exonérations des cotisations d'allocations familiales (5,4 %) pour les salaires les plus bas.
En fait, il dit aux patrons : "c'est l'État qui prendra en charge le supplément d'augmentation". Ce qui accroît d'autant l'interventionnisme de l'État en matière de salaire.
La troisième c'est que la somme de 500 francs mensuels semble s'imposer comme une nécessité pour répondre aux revendications et ce pour tous les salariés.
C'est incontournable pour transformer la reprise en relance, il faudra satisfaire les revendications salariales. L'importance de la manifestation est très révélatrice en la circonstance.
Enfin, samedi se tenait le congrès de l'UD de la Manche dont il faut retenir la stabilité et l'efficacité. Daniel Le Renard, en homme de terrain, s'est entouré d'une équipe déterminée, d'hommes et de femmes qui se sont fixé comme objectif de devenir la première organisation syndicale du département.
Aujourd'hui dimanche, j'ai repris contact, par téléphone, avec les camarades et je viens d'apprendre le décès d'André Heurtebise, ancien Secrétaire confédéral, qui fut mon prédécesseur au secteur économique et à qui un lien pudique d'amitié m'unissait.
Une raison supplémentaire d'être révolté.
30 novembre 1994
Force Ouvrière Hebdo
L'éditorial de Marc Blondel
Revendiquer
Incontestablement les manifestations qui ont eu lieu le 23 novembre, et plus particulièrement à Paris, ont été un succès.
Initiées par nos camarades de la fonction et du secteur publics pour la défense du Service public en France et en Europe, elles ont montré que les salariés concernés entendaient que soit respectée l'égalité de droits des citoyens vis-à-vis du service public.
Or, les mouvements de privatisation directe ou larvée (sous-traitance), la gestion du secteur public selon les critères du privé, les effectifs insuffisants, compromettent de plus en plus le rôle et les missions du service public.
Ce faisant, c'est le rappel et la défense des valeurs républicaines qui étaient mis en avant le 23 novembre. C'est pour toutes ces raisons que l'action engagée par les fédérations FO de Fonctionnaires et du Secteur public s'intègre bien dans l'ensemble des revendications de la Confédération.
Exiger le respect de l'égalité des droits, le respect de la solidarité avec la Sécurité sociale, le respect des salariés avec les augmentations de salaires, tout cela est complémentaire.
Et comme toujours dans l'Histoire, c'est la revendication qui crée le mouvement et est, à l'origine des progrès obtenus.
Qu'on le veuille ou non, la question des salaires continue à tenir l'actualité. L'accroissement de plus en plus criant des inégalités entre la rémunération du capital et celle du travail, les affirmations et discours sur la reprise, la montée du chômage, l'alimentent.
L'INSEE vient d'ailleurs d'annoncer que la croissance économique ralentissait en raison de l'insuffisance de la consommation. Ce qui confirme bien que pour que la reprise se transforme en relance, il faut que les gens puissent avoir les moyens de consommer plus.
Certaines organisations syndicales et le patronat commencent à s'en inquiéter. La CFDT, toujours attachée au partage du travail et des revenus, évoque des négociations conjointes emploi-salaires, confirmant ainsi qu'il y aurait un système de vases communicants entre les deux. Autrement dit, si les salaires augmentaient trop, ça pénaliserait l'emploi !
Le CNPF, quant à lui, renoue avec une lettre de recommandation à ses fédérations tendant à mettre en avant la notion de masse salariale pour privilégier l'emploi sur les salaires, c'est-à-dire surtout pour maintenir la "modération salariale".
Il s'agit-là de propos plus idéologiques que réalistes.
Et le patronat n'a peut-être pas mesuré toutes les conséquences de sa position.
En premier lieu, à partir du moment où le patronat semble reconnaître qu'il y aurait possibilité d'embauches, en se demande bien pourquoi il ne l'a pas déjà fait. Les employeurs ne sont-ils pas des entrepreneurs ?
En second lieu, si le patronat entend négocier l'emploi, c'est-à-dire d'une certaine façon des "plans sociaux inversés", cela signifie qu'il accepterait de facto une forme de contrôle ouvrier sur l'embauche, voire, comme le réclament certains, une cogestion de l'embauche.
En troisième lieu, il est clair que cela ne peut pas être l'occasion d'en appeler aux pouvoirs publics et au budget de l'État pour obtenir de nouvelles exonérations ou déréglementations. Les embauches ne peuvent être que des embauches sous forme de contrat à durée indéterminée, puisque le patronat reconnaît qu'il peut embaucher.
D'autant que pour les salaires compris entre le SMIC et 1,3 fois le SMIC, le patronat bénéficiera, à compter du 1er janvier 1995 (du fait de l'exonération des cotisations d'allocations familiales), d'allégements variant de 325 francs par mois pour un SMIC à 389 francs pour un salaire de 7 211 francs et 211 francs pour un salaire de 7 812 francs.
Et qu'ils bénéficiaient déjà cette année d'exonérations confortables.
Ainsi en 1994, sur chaque salarié payé au SMIC, un employeur a bénéficié de près de 4 000 francs de "réduction".
Par ailleurs, une analyse historique des gains de productivité montre que sur le moyen et long terme, ceux-ci sont toujours supérieurs à la hausse des salaires.
De 1973 à 1992, la productivité du travail a augmenté de 70 %, les salaires de 50 %. Il y a de la marge !
Cela signifie que nombre d'entreprises ont non seulement la possibilité d'augmenter les salaires, mais aussi celle d'embaucher si l'activité repart.
Et c'est bien là le fond du problème.
Force Ouvrière n'abandonnera pas la proie pour l'ombre.
C'est pourquoi nous réaffirmons la nécessité d'un retour à la libre négociation des salaires. Ce qui est tout le contraire d'un projet de pacte social ou de pacte pour l'emploi, destiné à anesthésier les interlocuteurs et à donner une illusion de stabilité sociale.
Il faut que le gouvernement et le patronat sortent de leur frilosité.
C'est en revendiquant et en agissant qu'on y parvient.