Texte intégral
J.-L. Hees : J'avais entendu, au cours des dernières semaines, des prévisions plus optimistes en ce qui concerne la reprise.
E.-A. Seillière : Nous avons demandé à nos adhérents, aux entreprises, de qualifier la reprise. Cette reprise, elle est là, nous ne la mettons pas un instant en question, c'est un autre monde par rapport à il y a six mois, où l'économie se dégradait. Là, l'économie a recommencé à croître. Mais nous demandons aux entreprises de dire comment elles peuvent qualifier cette reprise. Ils nous ont demandé de dire qu'en effet, ils la trouvaient lente à se mettre en place, un peu à l'américaine, où il y a eu pendant un an une sorte d'hésitation. Donc c'est lent, c'est partiel, avec des secteurs qui reprennent, comme par exemple l'acier, la chimie. Mais d'autres ne reprennent pas, comme le pétrole. Donc ce n'est pas général. Ensuite, c'est fragile, car nous voyons que des phénomènes qui ont provoqué de la demande, comme le restockage de la part d'entreprises qui avaient vidé leurs hangars, en quelque sorte, de leurs matières premières et qui restockent, peuvent aussi s'arrêter et la consommation n'a pas vraiment pris le relais. Donc la reprise est là, mais c'est fragile.
J.-L. Hees : Est-ce que l'état d'esprit des patrons a changé ?
E.-A. Seillière : C'est incontestable, car une entreprise qui voit, mois après mois, son chiffre d'affaires, ses bénéfices reculer et qui est obligée de s'adapter, de licencier, se trouve dans une autre mentalité quand on ressent que ça ne se dégrade plus, et qu'il y a parfois des plus. Donc, psychologiquement, nous sommes encore une fois dans un autre univers : celui de la croissance retrouvée. Notre message est, cependant ne nous illusionnons pas sur la puissance du mouvement qui est amorcé.
J.-L. Hees : On a l'impression que ce changement d'état d'esprit des patrons vous conduit une fois de plus à vous tourner vers le gouvernement. Ce dernier vous avait gâté en 93, dans l'opinion, avec les cadeaux dont on a parlé. Et maintenant, on a le sentiment que vous demandez un nouveau plan de relance. En fait, ne serait-il pas plus simple pour relancer la consommation, de lâcher un peu de lest sur les salaires aujourd'hui, plutôt que d'aller tendre la main à l'État ?
E.-A. Seillière : Vous savez à quel point nous avons contesté cette question de cadeaux. L'action gouvernementale, l'an dernier, a certainement facilité cette reprise à laquelle nous assistons. Il faut donc convenir que cette action a été correcte. Ensuite, nous n'avons pas, en quoi que ce soit, demandé un plan de relance. Nous demandons quelques mesures spécifiques à effet de levier important, très ciblées sur les PME, sur l'exportation, pour renforcer, là où elle existe, la reprise, notamment la demande à l'export qui existe et qu'il faut pouvoir satisfaire. Nous savons que les caisses de l'État sont à sec, et nous n'allons pas faire des demandes supplémentaires, contribuer au déficit.
J.-L. Hees : Un crédit d'impôts c'est une demande supplémentaire…
E.-A. Seillière : C'est à la rentrée que nous disons qu'en matière d'investissement, si la hausse des taux a ralenti les perspectives encore fragiles de reprise de l'investissement, il faudra regarder si on juge nécessaire ou pas de faire une incitation à l'investissement qui pourrait prendre des formes diverses. Mais il faut répondre non, il n'y a pas de demande de plan de relance. On insiste simplement sur quelques mesures spécifiques. Vous dites : relever les salaires pour provoquer de la consommation et relancer l'économie française. C'est ce qu'on appelle la relance par l'inflation, à savoir qu'on met du pouvoir d'achat à disposition ou dont on ne dispose pas en équivalent de biens et de services. Cela peut provoquer la hausse des prix. Vous me dites : nous sommes en déflation, donc il n'y a pas à redouter cela. Nous disons attention ! l'inflation est aujourd'hui universellement considérée comme la cause majeure du recul des économies, nous ne pouvons pas prendre le risque de nous y engager.
J.-L. Hees : Comment expliquez-vous que la reprise de la croissance en France soit moins créatrice d'emplois qu'ailleurs chez nos voisins européens ?
E.-A. Seillière : Par beaucoup de raisons. Il est certain qu'en France, l'emploi est considéré encore comme une sorte d'allégeance réciproque et durable, qui fait qu'une entreprise qui engage quelqu'un, prend en quelque sorte une sorte d'engagement de le maintenir aussi longtemps que possible à son service, pour créer ensemble des richesses. Ce n'est pas du tout la mentalité aux USA, où on rentre et on sort de l'entreprise sans que l'on accuse quiconque d'avoir dû procéder à cette adaptation.
J.-L. Hees : Sortir pour rentrer ailleurs ce n'est pas un problème, mais le contraire…
E.-A. Seillière : C'est un problème fondamental de notre économie que de ne pas considérer l'entrée et la sortie d'emploi comme un phénomène normal d'un déroulement de carrière. Quand il y a de la reprise, c'est vrai que les entreprises hésitent à recruter à cause de cela.
J.-L. Hees : Elles ont beaucoup hésité : 0,2 % d'embauche supplémentaire pour le premier trimestre, on est loin du compte et on n'en sortira jamais !
E.-A. Seillière : Les emplois sont redevenus positifs, car on crée de l'emploi en France, à nouveau. Ça n'a pas encore suffi pour étancher le chômage qui reste encore croissant légèrement, mais on crée de l'emploi. Il faut savoir aussi que les entreprises ont complétement changé d'attitude depuis 18 mois, vis-à-vis des jeunes, qu'il y a une très vigoureuse action, une action colossale par rapport à ce qu'on a connu, pour inciter les entreprises à engager des jeunes avec des contrats d'apprentissage, de formation. On est sur le chiffre de 200 000 créés depuis le lancement de cette campagne "Cap sur l'avenir" et nous assistons, avec la reprise, à un très fort changement de la relation entre l'entreprise et la jeunesse.
J.-L. Hees : Vous dites que le dollar risque d'handicaper la reprise, ça veut dire qu'il faudrait remettre en question la politique du franc fort, stable et laisser un peu flotter à la baisse ?
E.-A. Seillière : La vraie question, tout le monde le sait, c'est les rapports entre l'ensemble des monnaies européennes et le dollar. Nous ne pensons pas, le gouvernement français non plus, qu'il y ait une possibilité de réaction autonome du franc vis-à-vis de la baisse du dollar. En revanche, nous croyons qu'il y aurait une possibilité de réponse concertée des Européens, qui est tout le problème de la monnaie unique. En réalité, le dollar fait ce qu'il veut et il le fera tant que nous n'aurons pas réussi à associer vraiment nos monnaies européennes au sein d'un instrument commun qui nous donnera la force d'entrer en dialogue et de convaincre le dollar de reprendre une parité plus réaliste. Actuellement, nous souffrons sur ce plan-là, aussi, de nos divisions.