Texte intégral
Royaliste : 7 mars 1994
Le basculement
Pour Édouard Balladur, l'état de grâce s'était définitivement achevé au matin du 16 janvier, lorsque se rassembla l'immense manifestation pour la défense de l'enseignement public. Depuis la mi-février, nous assistons à un basculement qui se produit en raison de l'accumulation des erreurs et des fautes du gouvernement, mais aussi pour de mauvaises raisons. Commençons par ces dernières, qui se nomment sondages.
À l'époque de la gauche, nous avions dénoncé la prétendue méthode des sondages, qui est dépourvue de rigueur scientifique et qui constitue une imposture majeure quant à la démocratie (1). Nous ne saurions donc tirer argument de la baisse de popularité sondagière du Premier ministre : sa mauvaise cote est à considérer non pour ce qu'elle révélerait de l'opinion publique – qui est plus complexe qu'un relevé de oui et de non – mais seulement pour les impressions qu'elle suscite. Des sondages négatifs stimulent les oppositions, dynamisent les rivaux du Premier ministre, et modifient l'attitude des médias désormais moins respectueux des pouvoirs institués qu'attentifs aux parts de marché.
Que le Premier ministre vacille à cause des effets pervers d'une manie sociale ne saurait excuser l'étonnante succession des erreurs et des fautes qui provoquent un mécontentement croissant et des révoltes ouvertes.
Révoltes
Après la désastreuse manœuvre sur le terrain scolaire, la gestion calamiteuse de la révolte des marins-pêcheurs – marquée par des violences que les autorités politiques et administratives n'ont pas su éviter. Après l'admonestation adressée à un patronat qui reçoit des dizaines de milliards sans donner de contreparties, la mise en place d'un SMIC-jeunes qui permettra aux patrons de tirer profit en toute légalité d'une main d'œuvre à bas prix. Autant d'économie pour l'achat de voitures de société qui, on l'a oublié, bénéficie de facilités octroyées par l'État.
Je ne sais si M. Balladur agit par obstination ou sous l'effet de la panique. Mais il est sûr qu'il alimente une colère sociale qui est de plus en plus nettement tournée contre lui. Est-il besoin de souligner que l'affaire Canal Plus lui a fait perdre, dans l'opinion publique, sa réputation de garant de « l'État impartial » ? Non seulement le Premier ministre fait placer ses hommes-liges dans l'audiovisuel public, mais il accepte (le mot est faible) que ses amis mettent la main sur une chaîne privée dont la réussite est manifeste et dont l'insolence est appréciée par tous les Français. Décidément, M. Balladur connaît bien mal le pays qu'il est censé gouverner (2).
Nul ne saurait ne réjouir de cette méconnaissance et de cette incapacité. Elles engendreront nécessairement des réactions d'une violence croissante. Le gouvernement devine le danger, et redoute la contagion des révoltes. Mais sa politique économique augmente la précarité des situations sociales et accélère les processus d'exclusion. Mais, sous les apparences d'une politique de la ville qui se réduit maintenant aux effets d'annonce de Simone Veil et aux coups de bâton de Charles Pasqua, on pratique des suppressions systématiques de subventions aux associations qui agissent dans les banlieues déshéritées. C'est prendre le risque terrible d'une évolution à l'américaine, vers la constitution de ghettos dans lesquels opéreront des bandes armées.
À l'épreuve, M. Balladur apparaît comme un homme sans projet politique (ce que chacun a pu vérifier lors de son « Heure de vérité »), vite désorienté par la violence sociale, agissant de manière contradictoire et soutenu de manière aléatoire par les partis au pouvoir et la classe dominante. Nul ne sait si l'effet de bascule dont il est aujourd'hui victime provoquera une chute lente ou rapide. Mais il importe de songer dès à présent à une véritable alternative politique au conservatisme balladurien.
Projet
Des dirigeants de la gauche plus rien n'est à attendre puisque la presse nous apprend qu'ils n'ont pas encore choisi entre « culture de gouvernement » et « culture d'opposition » – faux débat qui serait immédiatement dépassé si ces messieurs avaient une conviction. Manifestement, ils n'en ont pas, où plus. Voici longtemps que nous le disons, et que nous espérons qu'un nouveau projet pour la France soit formulé de manière cohérente. Nourri de la meilleure tradition gaullienne, le voici esquissé par Philippe Séguin. Conception arbitrale du chef de l'État exprimée à partir du dialogue entre le comte de Paris et le général de Gaulle (3), nouvelle politique économique et sociale, construction de la grande Europe : voici que se rassemblent les éléments d'une politique fondée sur la fidélité et animée par une volonté de renouvellement. Sans préjuger de nos choix futurs, nous ne pouvons y rester indifférents.
(1) Lire ou relire l'ouvrage de Patrick Champagne. Faire l'opinion, éditions de Minuit.
(2) Deux amis, serviteurs éminents de l'État, m'ont fait remarquer à la suite de mon éditorial du n° 615 que M, Pinay, bourgeois d'industrie solidement implanté dans la province française, ne peut être comparé à un homme qui a fait carrière comme éminence grise qui ne connait pas son pays. Dont acte !
(3) Cf. Quel président pour la République, Le Monde du 21/02/1994.
Royaliste : 4 avril 1994
Vers la révolution sociale
Pour Balladur, c'est fichu. C'est un homme isolé, décalé, qui ne comprend rien au pays qu'il est chargé de gouverner.
Face à la révolte de la jeunesse, il a cru qu'il suffisait d'un aménagement technique du CIP pour que tout rentre dans l'ordre ! Et il a fallu des semaines de manifestations dans toute la France pour que le Premier ministre en vienne à évoquer l'ampleur du malaise social ! Ce qui n'empêche pas ses proches de crier à la manipulation politique, et même au complot. Que c'est bête ! Il suffit de regarder passer les manifestants pour s'apercevoir que leur mouvement est spontané, pour comprendre qu'ils expriment bien plus qu'un malaise : une colère vraie, une révolte qui cherche à se transformer en révolution.
Égalité
Pauvre Balladur, toujours en retard d'une analyse, d'une conclusion, d'une décision. Le retrait du CIP changera sans doute la forme de la révolte, mais pas sa nature, ni son intensité. Au-delà du CIP, c'est toute la question du travail qui est posée. Et c'est toute la politique du Premier ministre qui est radicalement contestée, dans la rue et par les faits :
Il veut s'appuyer sur les forces du marché ? Nous subissons la violence économique, les ravage de la spéculation financière, l'inégalité colossale des revenus.
Il encourage le patronat par des cadeaux inouïs ? Au lieu d'investir et de créer des emplois, les patrons accumulent des profits sans aucun avantage pour la collectivité.
Il célèbre les vertus de la privatisation ? Nous voyons qu'elle se traduit par la désorganisation de notre structure industrielle au profit des amis du pouvoir, et de nouvelles suppressions d'emplois.
Il annonce un vaste plan pour l'emploi ? Mais cela se résume à une flexibilité qui fait droit aux revendications patronales et qui augmentera dans notre pays la proportion de main d'œuvre servile, taillable et corvéable à merci.
Comme toujours, la droite conservatrice se heurte à l'exigence d'égalité. Égalité des chances, égalité des droits, dignité de la personne humaine : dans leurs slogans et sur leurs banderoles, les manifestants affirment la dignité du travail et le droit à l'emploi, la solidarité entre les générations, la solidarité entre Français et immigrés face aux mesures prises à l'encontre de deux jeunes Algériens par le préfet de Lyon. Échec à Michel Giraud, apôtre sournois de la flexibilité. Échec à Charles Pasqua, artisan de la législation xénophobe. Échec à ceux qui rêvent de purification ethnique : les manifestants, toutes origines confondues, défilent par lycée, par IUT, avec les syndicats, et donnent sans même y penser le plus beau des démentis aux lepénistes honteux ou avoués.
Il ne suffit plus de dénoncer. Il faut maintenant engager un vaste débat national pour que la lutte des lycéens, des étudiants, des travailleurs, des chômeurs de notre pays aboutisse à une indispensable transformation de la société. Sans prétendre imposer une doctrine, mais au contraire pour nourrir la réflexion, indiquons une stratégie possible :
D'abord réparer les dégâts. La remise à plat du plan quinquennal sur l'emploi et l'abolition de la législation xénophobe sont de toute première urgence pour lutter contre l'exclusion sociale. Une politique cohérente de relance de la demande des ménages est nécessaire pour sortir de la crise conjoncturelle. L'arrêt de la privatisation s'impose également, afin de permettre la mise en œuvre d'une stratégie globale de l'investissement public.
Ensuite se donner les outils de la transformation économique et sociale. Retour à l'ancien statut de la Banque de France, nationalisation du crédit, reconstitution d'un secteur nationalisé industriellement cohérent, planification indicative démocratiquement concertée, négociation européenne pour la protection de l'économie continentale : tels sont les principaux éléments qui pourront traduire en actes une nouvelle politique économique.
Puis engager le processus de la révolution sociale. Il ne s'agit pas de rejouer la révolution bolchevique, mais de prévoir et d'organiser un changement radical afin d'éviter que ce soit la logique économique du marché qui impose ses fausses évidences avec sa coutumière brutalité. La révolution sociale aujourd'hui, cela signifie la réduction progressive de la durée du travail, la disjonction du revenu et de l'emploi, une révision de la hiérarchie des salaires selon le principe de justice, une redistribution d'ensemble des revenus en vue de rétablir l'égalité des chances – donc une réforme de grande ampleur de la fiscalité directe et indirecte – et cette politique de la ville qu'aucun gouvernement depuis trente ans n'a eu l'intelligence de concevoir et le courage d'entreprendre.
Ce sont là de simples indications en vue d'un projet qui doit être démocratiquement discuté. Nous savons tous qu'une nouvelle orientation est nécessaire et possible. Mais nous constatons aussi que la classe politique, à droite comme à gauche, est incapable de prendre les décisions cruciales, faute de réflexion et de volonté suffisantes. Dans ses mentalités, dans ses structures, dans son personnel dirigeant, il faudra elle aussi qu'elle fasse sa révolution.