Article de M. Jean-Antoine Giansily, président du CNI, dans "Profession politique" du 4 novembre 1994, sur la politique européenne et l'Allemagne, intitulé "Faut-il avoir peur de l'Allemagne ?".

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Profession politique

Texte intégral

À six mois de l'échéance présidentielle en France, la nouvelle victoire de la coalition d'Helmut Kohl pose autant de questions qu'elle en résout. 

Les candidats à la Présidence de la République ne pourront en effet faire l'impasse sur la renégociation, en 1996, du traité de Maastricht, et sur des propositions concrètes le concernant. 

Or, en renouvelant leur confiance au gouvernement libéral-conservateur à l'opposition formée par les socialistes, les verts et les ex-communistes, les Allemands ont affirmé leur souhait de conduire à leur terme les efforts menés depuis la réunification. 

Pour la quatrième fois, le chancelier Helmut Kohl présidera aux destinées de son pays. Ce sera probablement la dernière, par laquelle il inscrira son action politique dans l'Histoire. Il a été l'homme de la réunification ; il lui faut devenir celui de l'intégration équilibrée d'une Allemagne ayant retrouvé sa pleine puissance dans une Europe en mutation. 

Cet enjeu, avec les échéances qu'il induit, ressuscite avec acuité une lancinante question : Faut-il avoir peur de l'Allemagne ? 

Les "Réflexions sur la politique européenne" publiées par la CDU/CSU le 1er septembre ont suscité l'émoi de nombre de français, qui y voyaient l'annonce d'un expansionnisme allemand. Cette réaction était-elle justifiée ? Les objectifs affichés dans le document pouvaient en effet inquiéter des français anxieux de voir leurs partenaires-concurrents souhaiter une coopération accrue avec les pays d'Europe Centrale ou Orientale. Nos industriels et politiques en sont déjà trop absents, alors que les Allemands, au-delà des chantiers des Länder de l'Est, ont su s'établir largement dans l'ensemble des PECO (1) 

Être à la hauteur de l'enjeu 

Cet élargissement-approfondissement souhaité par la majorité parlementaire allemande ne doit nous inquiéter que si la France n'est pas à la hauteur de l'enjeu : renouer les liens historiques avec les peuples d'Europe centrale et développer notre influence dans ces pays. On ne peut expliquer la quasi-absence de nos entrepreneurs, mais aussi des acteurs français de la vie politique et culturelle, par la seule suspicion d'une volonté hégémoniste de l'Allemagne et donc, par un récurrent procès d'intention. 

Bien sûr, la concurrence de notre partenaire est réelle, particulièrement sur les marchés européens, et les bonnes relations franco-allemandes ne doivent pas dissimuler la domination accrue des Allemands. Il faut cependant réaliser que cette situation est causée également si ce n'est principalement par notre propre incapacité à intervenir sur les nouveaux marchés. 

C'est en effet à la lumière des événements européens de ces dix dernières années et des ambitions nouvelles d'Helmut Kohl que nous pouvons mesurer l'échec de notre politique monétaire, ou plutôt l'absence de la politique monétaire, puisque nos gouvernements ont choisi de demeurer immobiles au cœur des mouvements internationaux, en pensant que les Allemands regèleraient seuls cette question. Cette option politique a interdit à nos entrepreneurs d'intervenir efficacement face à la concurrence internationale.

Quant aux tentations « nationalistes" auxquelles pourrait céder l'Allemagne, le document de la CDU/CSU met au nombre des menaces majeures pour l'Union Européenne "le renforcement du nationalisme régressif dans (presque) tous les États membres, causé par les problèmes internes du développement des sociétés modernes et des menaces externes telles que la migration". S'il est une critique que les politiques français pourraient formuler à l'encontre de ce document, ce n'est pas de promouvoir un nationalisme excessif, mais plutôt d'appeler à un européisme actif ! Celui-ci étant cependant précisé par Helmut Kohl lui-même, qui aime à développer la trilogie Helmat (la patrie locale, régionale) – Vaterland (la patrie, la nation) – Europa (l'Europe), car "notre continent est imprégné de la multiplicité de ses cultures régionales et nationales" (2). Les accusations à peine voilées d'une volonté hégémonique allemande ne sont donc, ni raisonnables, ni convenables à l'égard d'un partenaire qui montre depuis 50 ans une claire volonté de réconciliation.

Il n'est pas raisonnable de crier sans cesse aux vieux démons de l'Allemagne : ceux-ci sont aussi présents que l'hypothétique résurgence d'une idéologie vichyste dans notre pays. Ces vieux clichés ne peuvent servir à éclairer les enjeux actuels. 

Pendant les quatre années qui viennent, Helmut Kohl se consacrera essentiellement aux questions économiques et à l'avenir de la défense européenne. L'accession des länder de l'Est à l'économie de marché, comme producteurs et consommateurs, peut faire craindre à nos entrepreneurs un repliement de l'Allemagne sur elle-même et sur un Hinterland à l'Est, dans une sorte d'auto-suffisance. Cette hypothèse protectionniste est exclue par les déclarations d'Helmut Kohl et de la CDU/CSU qui souhaitent au contraire une coopération accrue entre Européens. De plus, l'Allemagne doit faire face à la concurrence de ses voisins à bas salaires, et ses propres intérêts la poussent plus à poursuivre l'harmonisation européenne qu'à promouvoir un dumping social a ses portes.

Le fonctionnement de l'UEO 

En ce qui concerne la mise en œuvre de la défense européenne, et à la lumière des déclarations allemandes en faveur d'une intégration rapide de certains voisins de l'Est à l'Union Européenne, cet élargissement pose le double problème de la définition des missions et du fonctionnement de l'UEO. Gageons que, des réponses allemandes à ces inquiétudes, dépendra l'attitude des uns et des autres lors de la renégociation du Traité sur l'Union Européenne en 1996. 

Conscients des difficultés et des risques qui demeurent, il faut cependant demeurer confiants. Car si la gauche allemande le représente souvent coiffé d'un casque à pointe "à la Bismarck" Helmut Kohl situe clairement son action dans la tradition de son maître Konrad Adenauer. L'évocation constante de cet homme, dont la mémoire est intimement liée à celle d'Antoine Pinay et du Général de Gaulle, devrait rassurer les Français les plus inquiets pour la souveraineté de notre pays. 

(1) Pays d'Europe Centrale et Orientale.
(2) Le Monde du 1 octobre 1994.