Déclaration de M. Lionel Jospin, Premier ministre, sur le socialisme, la politique de réforme du Gouvernement, la modernisation sociale et la construction européenne, Athènes le 31 août 1998.

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Circonstance : Réunion du PASOK (Parti socialiste grec) à Athénes le 31 août 1998

Texte intégral

Mesdames et Messieurs,

« La source est là, dans l'espace méditerranéen, la source profonde de la haute culture dont notre civilisation se réclame », a écrit Georges Duby. De cette source profonde, la Grèce est l'un des lieux les plus féconds. C'est pourquoi m'y trouver est pour moi, chaque fois, un grand plaisir. Sur le conseil de mon ami, le Premier ministre Kostas Simitis, mon épouse mes enfants et moi venons ainsi de passer une quinzaine très heureuse sur l'île d'Antiparos. Répondant à l'aimable invitation du PASOK, je suis heureux de revenir aujourd'hui à Athènes, mais cette fois de façon plus sérieuse, pour apporter ma contribution à vos travaux.

Je voudrais évoquer trois choses devant vous. (I) Depuis quatorze mois, la France connaît un profond mouvement de réforme, qui doit permettre à mon pays, à tous mes concitoyens, de mieux franchir le cap du XXIe siècle. (II) Ce mouvement représente notre contribution à ce que pourrait être le socialisme du siècle prochain, (III) dont le terrain privilégié doit être l'Europe.

I. - Pour la France, pour tous nos concitoyens, nous préparons le passage au XXIe siècle.

Le siècle qui s'achève a été bref et violent. Commencé tard en 1914, par la première guerre mondiale, achevé tôt en 1989, avec la chute du communisme d'Etat, il a été traversé de guerres et de révolutions. Il a achevé la décolonisation. Il a vu, du moins en Europe, la victoire de la démocratie. Il a porté une exceptionnelle floraison de science et de techniques.

Un nouveau siècle s'annonce, qui sera travaillé par des forces nouvelles et pétri d'espoirs comme de craintes. Le devoir de tout homme d'Etat et le rôle de nos partis, socialistes et démocratiques, sont de préparer nos pays à cette perspective.

Le moment d'aujourd'hui est celui de la globalisation. La Grèce dont la flotte commerciale est l'une des plus dynamiques sur toutes les mers du globe, et dont plusieurs millions de fils se trouvent aux quatre coins du monde, perçoit bien ces changements. La mondialisation de l'activité économique et la révolution des technologies de l'information vont créer de nouvelle sources de richesse, plus nombreuses encore que celles qu'elles tariront. Une société n'aura d'avenir que si son économie sait capter ces nouvelles sources, si elle comprend et maîtrise les mécanismes qui les font surgir. Voilà un objectif impérieux qui requiert pour nos pays des infrastructures toujours meilleures, des qualifications toujours plus fines, un environnement social plus souple, une disposition intellectuelle plus curieuse, plus réactive. En un mot : une intelligence de l'adaptation.

Mais s'il faut accepter la nécessité du changement, un impératif plus exigeant encore est de peser sur la nature de ce changement. Je suis convaincu que les Français veulent une modernité qui n'oppose pas l'efficacité économique et la justice sociale, mais qui fonde l'une sur l'autre. Tel est le sens de l'action conduite par mon Gouvernement depuis le mois de juin 1997 : faire entrer la France dans la modernité, mais une modernité maîtrisée.

Pour conduire cette transformation, mon Gouvernement s'appuie sur trois principes d'action : volontarisme, réformisme, réalisme.

Le volontarisme, parce que nous voulons réguler les forces qui structurent l'économie d'aujourd'hui afin de pouvoir porter le projet que nous nous sommes donné.

Le réformisme, parce que c'est la traduction la plus efficace du volontarisme. Mon Gouvernement conduit un changement réfléchi, mesuré, mais profond et continu. Ce changement embrasse tous les champs : l'économique, le social, le culturel, le politique. Par exemple, si la croissance est aujourd'hui de retour en France, nul ne doit s'en contenter et attendre qu'elle engendre mécaniquement des progrès sociaux. On ne saurait non plus veiller au bien-être de la population, notamment à celui de ses franges les plus démunies, si l'on pénalise l'activité économique qui seule, leur apportera des moyens de vivre conformes à leurs aspirations.

C'est pourquoi je refuse une société d'assistance. C'est pourquoi je veux une société du travail.

Le réalisme, parce que c'est la condition même du réformisme. Mais entendons-nous bien. Etre réaliste, ce n'est ni se résigner à l'impuissance, ni se contenter de l'air du temps, ni se référer à un modèle unique emprunté à la vieille idéologie libérale. On ne peut réformer un pays en lui imposant un modèle qui lui étranger. Etre réaliste, c'est définir la voie la mieux adaptée à son pays, c'est-à-dire une voie qui tienne compte de son histoire, de sa tradition politique, de ses traits culturels - en un mot, de son identité. C'est inventer une voie qui nous soit propre. C'est pourquoi je cherche à conduire ce mouvement de réforme - c'est la condition de son succès - en m'appuyant sur les caractères de l'identité française. Je regarde mon pays tel qu'il est pour le faire bouger. Ce n'est ni contre les Français, ni sans eux, mais avec eux, que nous menons le changement nécessaire.

Ainsi depuis quatorze mois, nous préparons l'avenir de la France est de tous les Français. Nous avons rétabli la priorité accordée à l'enseignement et à la recherche. Renouant avec la tradition d'un Etat qui assure les bonnes conditions de la production économique, facilite l'innovation technique et assure sa diffusion, nous avons donné l'impulsion indispensable au développement des nouvelles technologies est à l'émergence d'une « société de l'information solidaire ». Nous poursuivons l'équipement de notre territoire, pour que les entreprises qui s'y implantent bénéficient des conditions les plus favorables à la création de richesses.

Dans le même temps, nous avons relancé la modernisation sociale. J'insiste : précisément dans le même temps, car nous devons faire marcher de concert l'économique et le social. La crise asiatique a démontré, s'il en était besoin, que l'économie ne se bâtit pas contre les aspirations sociales ou démocratiques de l'homme. La crise russe montre également qu'il n'y a pas d'autonomie de la sphère de l'économique par rapport aux conditions sociales et au fonctionnement su système politique.

Nous avons renforcé la cohésion de la société française, améliorant la protection des plus démunis, veillant à la solidarité des générations entre elles, de nos concitoyens entre eux, à la bonne santé de notre tissu social. L'emploi est au coeur de cet effort. Pour lutter contre le chômage, nous mettons en oeuvre tous les moyens à notre disposition. Nous avons d'abord conforté la croissance qui, reposant désormais sur la demande intérieure, est plus solide, plus équilibrée, mieux à même de se prolonger. Mais parce que la croissance ne saurait, à elle seule, mettre un terme à deux décennies de chômage de masse, nous avons lancé des moyens innovants qui enrichissent le contenu de la croissance en emploi - c'est le but du passage négocié aux 35 heures - ou qui servent les publics les plus défavorisés. A ce jour, plus de 100 000 jeunes ont ainsi bénéficié de notre plan pour l'emploi des jeunes.

II. -  Ce mouvement est une façon de contribuer à ce que pourrait être le socialisme du siècle prochain.

En France comme ailleurs, les socialistes ont changé. Nous avons appris, de nos succès, et de nos échecs plus encore. Nous disons oui à l'économie de marché - un moyen puissant d'allouer les ressources, de stimuler l'initiative, de récompenser le travail et l'effort. Mais nous disons non à la société de marche, car celui-ci, s'il génère des richesses, ne produit ni la solidarité, ni le sens, ni les valeurs, ni le projet sur lesquels se fonde une société. Nous ne sommes pas pour autant devenus des libéraux, fût-ce « de gauche ». Nous sommes socialistes.

Etre libéral, c'est accepter de se confier, par le truchement confortable du « laisser-faire, laisser-passer », au cours des choses ; c'est s'en remettre à des forces qui ne sont ni automatique efficaces sur le plan économique, ni nécessairement démocratiques sur le plan politique ; c'est se soumettre aux injonctions de l'ordre existant. Etre socialiste, au contraire, c'est vouloir que soient maîtrisées notamment par l'action mesurée et intelligente de l'Etat - les forces du marché. Etre socialiste, aujourd'hui comme au siècle prochain, c'est poursuivre avec persévérance dans la voie de la justice. Etre socialiste, c'est conserver la volonté de transformer la société, pour la rende moins dure aux faibles et plus exigeante aux puissants. Vaste sont les champs qui appellent de telles transformations : l'éducation, la fiscalité, la protection sociale, mais aussi la sécurité, la bioéthique, l'adaptation du droit aux moeurs.

Justice sociale, maîtrise collective de notre destinée, la liberté, les libertés : nous restons profondément attachés à nos valeurs. Je ne partage pas l'opinion émise jadis pas Bernstein : « La fin n'est rien, le mouvement est tout ». L'Histoire avait justice d'un autre slogan : « La fin justifie les moyens ». Pour moi, le socialisme démocratique, c‘est l'invention constante d'une juste articulation entre les fins et les moyens. Ce sont nos valeurs qui fondent notre identité politique, plus que les moyens à mettre en oeuvre pour les atteindre. Si les fins que poursuit notre engagement doivent rester pérennes, les moyens, eux, peuvent être reconsidérés, adaptés, voire changés, si les circonstances le requièrent, si c'est là la condition pour qu'ils restent efficaces et continuent à faire vivre nos valeurs.

Ainsi, le socialisme demeure un idéal de souveraineté collective. Les citoyens doivent pouvoir être capables de contrôler ensemble les évolutions principales des sociétés, sans s'opposer à l'épanouissement des initiatives individuelles. Ensemble, dans les associations. Ensemble, dans les entreprises. Ensemble, dans les organisations syndicales. La médiation
 sociale, les corps intermédiaires sont indispensables à cette maîtrise collective. Ensemble, par l'Etat. L'Etat et la société civile doivent être des partenaires. L'Etat ne doit pas se couper de la société - je dirai presque qu'il devrait y être comme « encastré ». C'est en ce sens que le socialisme propose une théorie de la citoyenneté pour le XXIe siècle.

Fidèle à ses convictions, s'inscrivant dans la continuité d'une longue trajectoire historique, le socialisme de demain devra, dans un monde que nous ne pouvons totalement déchiffrer aujourd'hui, poursuivre son idéal de transformation sociale.

Dans ce monde, c'est à l'échelle de l'Europe que se conçoit la destinée de chacune de nos Nations.

III. - Si l'Europe est une chance pour les socialistes, le socialisme est une chance pour l'Europe.

Entre le monde - traversé de tensions et de bouleversements - et nos pays - dont les peuples sont légitimement attachés à des repères, à des références, aux fruits des combats passés -, l'Europe et les institutions communautaires forment une médiation naturelle.

Or, au sein des quinze Etats de l'Union européenne, douze gouvernements sont aujourd'hui dirigés par des formations de gauche. Qu'ils gouvernent seuls - comme en grève - ou qu'ils soient en coalition, épaulés par d'autres - comme en France -, les partis socialistes et sociaux-démocrates sont dans une position sans précédent.

En apparence exceptionnelle, cette configuration politique est au fond logique. Car, après tout, le socialisme est une idée européenne, née en Europe, conçue, - dans la pensée et dans les luttes - par des européens et, au moins dans un premier temps, pour des européens.

Rien d'étonnant donc à ce que les socialistes et les sociaux-démocrates portent des valeurs qui soient proches des aspirations des peuples européens. Une majorité des citoyens de l'Union comprennent que des principes aussi essentiels que la protections sociales, une conception de la politique internationale fondée sur le droit - et non la force -, et non la force -, la coopération - et non le seul marché -, le respect des générations futures à travers un modèle de développement durable, la préservation de notre diversité culturelle, de nos langues, de notre identité européenne comme de nos identités nationales, peuvent être remis en cause par des forces à l'oeuvre à l'échelle mondiale. De même, ils ne se résignent pas au chômage, ils rejettent la montée des inégalités, ils refusent l'extinction des solidarités. Autant de valeurs, d'aspirations, de projets portés et défendus par les sociaux-démocrates.

Il est donc naturel - une fois retombées les illusions de la vague libérale -que nos peuples aient accordé aux hommes et aux femmes de gauche des responsabilités croissantes. C'est ça qu'ils ont fait, année après année, à travers l'Europe. Souvent, d'abord, au niveau local, dans nos villes et nos régions. De façon plus décisive, ensuite, à l'échelle des Gouvernements.

En Grèce, c'est le PASOK qui a su porter ce mouvement historique. Je me souviens encore de la mission que m'avait confiée François Mitterrand en 1975, alors que j'étais un jeune responsable socialiste, d'aller à Athènes m'efforcer de discerner quels seraient les grands traits du paysage politique de votre pays après la chute de la dictature et quelles forces politiques émergeraient. Ce fut ma première rencontre avec Andréas Papandreou, dont j'ai ensuite été l'ami. J'étais revenu de ce voyage convaincu que le PASOK s'affirmerait comme la grande force de progrès en Grèce, même s'il fallut attendre 1981, comme en France, pour que lui soit confiée la responsabilité du pouvoir.

Il ne me revient pas de dire ici l'apport qui fut le vôtre à la modernisation de votre pays dans le démocratie retrouvée. Même dictée par l'amitié, l'ingérence n'est pas un art que je pratique. Mais je sais la part que vous avez prise au cours des 25 dernières années aux débats de la gauche, puis à la construction européenne. Je suis heureux de compter dans votre formation politique de nombreux amis et suis fier d'avoir pour collègue Premier ministre Kostas Simitis, dont chacun en Europe mesure et apprécie la personnalité.

Pour la gauche européenne, la configuration politique actuelle constitue en même temps une chance et une responsabilité.

Elle est une chance parce que cette concomitance au pouvoir ne peut qu'amplifier la portée des efforts entrepris dans chaque pays. Nous croisons nos expériences. Nous échangeons nos idées - et votre amicale invitation en est une illustration. Nous réfléchissons ensemble, à l'échelle européenne, pour mieux agir chez nous, dans nos pays respectifs. Ainsi, deux idées lancées par mon Gouvernement, approuvées par le peuple français le 1er juin 1997, et depuis mises en oeuvre, sont l'objet d'une réflexion chez certains de nos voisins. Notre plan pour l'emploi des jeunes a inspiré au Royaume Uni, sous la conduite de notre ami Tony Blair, des mesures similaires - quoique formulées en cohérence avec la tradition politique britannique, moins spontanément volontariste. En Allemagne, Gerhard Schröder a fait d'un tel plan l'un des axes majeurs de sa campagne, projetant de créer 100 000 emplois pour les jeunes. De même le passage négocié aux 35 heures nourrit des discussions approfondies en Italie. Nous-mêmes, nous observons avec intérêt ce que font nos voisins et amis. De ces synergies peut naître un potentiel d'action sans précédent.

Dans le même temps, cette configuration politique européenne nous assigne une grande responsabilité. Ce que nous accomplissions aujourd'hui dans douze des quinze Etats de l'Union, il faut demain être en mesure de faire pour l'Europe elle-même.

En effet, mus par le sentiment d'une communauté de destin, nous savons que l'Europe est une civilisation. Une civilisation que nous ne voulons pas seulement protéger de l'uniformisation, mais que nous voulons cultiver, enrichir, ouvrir sur le monde. Et oui voulons, dans le même temps, bâtir une puissance économique, sociale et politique. Car l'Europe, pour répondre à la globalisation des enjeux et des problèmes, doit travailler à la globalisation des efforts et des politiques. Pou ce faire, il nous faut nous appuyer sur la réalité - celle de nations vivantes, différentes, riches de leur propre histoire et de leur culture particulière - et transcender cette diversité en un projet commun : une union qui rassemble les forces de tous, tout en préservant l'identité de chacun.

C'est pourquoi nous avons le devoir de déployer au niveau communautaire notre volontarisme, notre réformisme et notre réalisme pour transformer l'Europe. Dès juin 1997, j'ai proposé à nos partenaires européens d'accorder une priorité plus grande à la croissance et à l'emploi. Au cours des derniers mois, beaucoup a déjà été fait en ce sens. Nous avons commencé à réorienter le cours de la construction européenne. Afin que l'emploi y soit la première priorité. Afin que l'Europe soit plus démocratique. Afin qu'elle soit fidèle à sa vocation, qui est d'être sociale. Afin que la recherche et l'innovation y soit encouragée de façon coordonnée. Afin que nos groupes industriels nationaux s'unissent pour conforter leur position sur la scène mondiale. Afin que l'Europe gagne en efficacité.

De cette ambition collective, la campagne des élections européennes de 1999 peut être un nouveau point de départ. Je sais la qualité du travail accompli par le groupe socialiste du Parlement européen de Strasbourg, qui accueille dix parlementaires du PASOK, aux côtés de seize socialistes français. J'espère que le prochain scrutin confortera la position de nos partis. Je sais que chacun, en tout cas, aura à coeur d'approfondir cette bonne coopération et de contribuer à ce que l'Europe, rapprochée des citoyens, devenue plus forte, soit, au début du siècle prochain, un acteur majeur dans le monde et témoigne de son modèle, pour les autres peuples. Parce que la Grèce et la France ont l'une et l'autre une vision de l'universalisme, elles joueront pleinement leur rôle dans cette démarche.