Conférences de presse de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères, les 5 et 8 juillet 1994, et interviews aux radios le 8 et à Europe 1 le 11, sur l'opération "Turquoise", les principes de l'intervention française et l'appel à l'aide internationale au Rwanda.

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Média : Europe 1

Texte intégral


* CONFÉRENCE DE PRESSE DU MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, M. ALAIN JUPPÉ (Paris, 5 juillet 1994)

Mesdames et Messieurs, j'ai pensé qu'il était utile de faire un point de l'opération « Turquoise ». Je tiens à vous dire que notre intervention au Rwanda se déroule conformément aux principes et aux objectifs qui ont été fixés par le gouvernement dès le début de cette opération. Je voudrais les rappeler.

Premier principe : nous avons dès le début exprimé une condamnation claire du génocide qui a été perpétré par les milices hutues au lendemain de l'assassinat du président Habyarimana. Je vous renvoie à mes déclarations répétées à l'Assemblée nationale, au Sénat ou dans la presse. Nous avons demandé que les auteurs de ce génocide soient identifiés, jugés et punis. La France était le seul pays à être représenté au niveau ministériel lors de la réunion de la commission des droits de l'homme des Nations unies à Genève et je vous rappelle que nous avons été les co-auteurs de la résolution du Conseil de sécurité créant une commission d'enquête sur les actes de génocide et qui a été récemment votée à l'unanimité.

Deuxième principe : nous avons exclu à tout moment de nous interposer entre les belligérants. Pour nous, il n'est pas question de prendre partie. Jamais nous ne nous sommes fixés comme objectif d'empêcher, par exemple, la prise de Kigali, ni de nous opposer aux projets du FPR qui le sait bien puisque nous le lui avons à plusieurs reprises expliqué. Il en est de même aujourd'hui. Présenter la création d'une zone humanitaire sûre comme un moyen de protéger les troupes dites gouvernementales et de bloquer le Front patriotique rwandais est un non-sens et ceci pour plusieurs raisons que je voudrais souligner :

1. Nos troupes ont reçu pour instructions de faire preuve de la même fermeté dans la zone de sûreté à l'égard de toutes les unités militaires quelles qu'elles soient, dès lors qu'elles s'attaqueraient aux populations que nous voulons protéger.

2. L'essentiel des troupes des forces armées rwandaises ne se trouvent pas dans la zone de sûreté, qui ne doit pas être confondue avec le réduit du nord-ouest où se trouvent retranchées les troupes hutues. Je souligne en particulier que cette zone de sûreté ne comprend pas le district de Gisenyi qui est le siège du « gouvernement intérimaire » autoproclamé.

Nous sommes en permanence en contact avec le FPR pour lui expliquer les modalités de notre opération et essayer d'ailleurs de les définir en commun avec lui. J'ajoute enfin une question : « Quel pourrait être dans cette zone de sûreté le but de guerre du FPR auquel nous nous opposerions ? » Je comprends que Kigali ait pu être un but de guerre ; je comprends que le réduit hutu où se trouve le « gouvernement » autoproclamé et les troupes hutues puisse apparaître comme un but de guerre ; mais, dans la zone de sûreté, il n'y a que des réfugiés – 400 000 environ.

Troisième principe : notre seul but est humanitaire. Il s'agit de protéger des populations et rien d'autre. De ce point de vue, on peut dire qu'en quelques jours l'objectif a été atteint. L'opération Turquoise, grâce au courage, au sang-froid, à l'efficacité de nos militaires, a permis de sauver d'ores et déjà des milliers de vie, parfois des camps entiers de réfugiés tutsis qui ont été protégés – par exemple, celui de Nyarushishi où il y en avait 8 000 –, parfois des groupes de populations isolées, terrorisées ou blessées qui ont été mis en lieu sûr. Des barrages de milices ont été en bien des endroits démantelés. Aucun massacre nouveau ne s'est produit dans la zone que nous contrôlons et lorsque ceci était nécessaire, quand on ne pouvait pas mettre en sécurité les intéressés sur place, nous avons procédé à des évacuations de blessés, d'orphelins, de religieux ou religieuses – au total 1 300 évacuations au cours des derniers jours.

Cet objectif humanitaire de notre opération est plus urgent, plus pressant que jamais. Que se passe-t-il – et je m'étonne d'ailleurs qu'on ne le dise pas plus souvent et plus clairement – ? L'avancée du FPR a provoqué un nouvel exode massif des populations car, en avançant, le FPR bombarde les populations civiles, provoque donc des paniques et un nouvel exode. Si nous nous étions retirés à la frontière du Zaïre et si les populations n'étaient pas mises en sûreté dans la zone où nous sommes, que se serait-il passé ? Elles auraient continué à s'enfuir bien sûr vers le Burundi, qui est dans l'état de fragilité que vous savez, ou vers le Zaïre dont l'est est surpeuplé, ce qui comporte un risque de déstabilisation de l'ensemble de la sous-région. C'est ce qui s'est passé dans la zone déjà contrôlée par le FPR qui a été vidée vers les camps de réfugiés de Tanzanie ou du Burundi.

Voilà la justification de notre nouvelle initiative – qui date de quarante-huit heures – : la création de cette zone de sûreté qui s'explique par cette nouvelle aggravation de la situation humanitaire. Notre initiative a une base juridique claire. Ce sont les résolutions existantes du Conseil de sécurité : la 925 qui préconisait la création de zones de sûreté et la 929 qui a fondé notre intervention. Ce que nous avons enclenché au Conseil de sécurité est donc simplement une procédure d'information du conseil et non pas de demande d'autorisation ou d'approbation conformément d'ailleurs à l'avis formel que nous a donné le secrétaire général. Cette procédure d'information s'achèvera ce soir à 17 heures, heure de New York.

Nous avons reçu dans tout cela, je le répète, l'appui de M. Boutros-Ghali, l'appui d'un grand nombre de pays de la région et, enfin, je voudrais insister sur ce point, contrairement là aussi à ce que certains propos un peu excessifs tenus par certains porte-parole ici ou là, le FPR ne s'est pas opposé à notre opération. Notre ambassadeur à Kampala a rencontré hier le major Kagamé, qui est le chef militaire du FPR, qui s'est dit convaincu de notre bonne foi et a souhaité discuter avec nous des modalités d'application de la zone de sûreté. Il a estimé que l'échange de tirs de dimanche dernier entre certains éléments du FPR et nos troupes, qui a été monté en exergue, a été un incident mineur. Il n'y a donc pas de volonté d'affrontement ni de part ni d'autre.

Quatrième principe : bien entendu, et ce n'est nullement contradictoire avec le rappel de l'objectif exclusivement humanitaire de l'opération Turquoise, il y a par ailleurs l'action diplomatique et, dans ce domaine, la France ne peut naturellement pas se désintéresser du règlement politique global car, là aussi, il ne faut pas simplifier les choses. Laisser entendre que la victoire totale du FPR et l'occupation totale du pays par le FPR régleraient le problème est absurde. On connaît la réalité humaine, démographique, politique du Rwanda. Il faudra donc à un moment ou à un autre que l'ensemble des factions reprenne un processus de discussion. Voilà pourquoi nous sommes le plus actif possible pour essayer de réunir les conditions d'un cessez-le-feu. Maintenant que Kigali est tombée aux mains du FPR, on peut penser que les raisons de ce cessez-le-feu sont accrues. Nous essayons également de provoquer la reprise du dialogue politique sur la base des accords d'Arusha qui, de l'avis général, constituent le seul moyen de retrouver au Rwanda une situation politique équilibrée permettant la reconstruction du pays. C'est dans cet esprit que nous sommes très actifs vis-à-vis des différents États de la région ; on se rappelle de la visite du président Musenevi à Paris où il a été reçu par le président de la République, mais nous continuons à garder évidemment le lien sur place.

Nous avons également des contacts avec les modérés des deux camps pour essayer de réunir les conditions de ce dialogue, qu'il s'agisse du FPR, du Premier ministre de transition, M. Faustin Twagiramungu, ou des modérés hutus.

Maintenant que les principes ont été rappelés – condamnation claire et immédiate du génocide, refus de toute interposition sur le terrain entre les belligérants, opération exclusivement humanitaire, présence diplomatique pour faciliter la recherche d'un règlement politique global – comment peut-on envisager les prochaines semaines ? Nous sommes résolus à mener l'opération Turquoise telle qu'elle a été prévue et dans les limites de temps où elle a été prévue. Il faut que ceci soit clair et connu de tous. Ce qui veut dire qu'il faut d'ores et déjà commencer à réfléchir à l'organisation de la relève. C'est d'abord la présence dans la zone de sûreté humanitaire des organisations humanitaires. La France a mis en place un dispositif que vous connaissez, qui est très fort, avec des cellules de liaisons humanitaires sur le terrain, notamment à Bukavu et à Goma, ainsi qu'un pont aérien qui, en quelques jours, aura permis l'acheminement de 400 tonnes de matériels ou de nourriture.

Il est évident que nous ne pourrons pas continuer à faire cela tout seul et que la vocation des organisations humanitaires est d'intervenir là où il y a des problèmes humanitaires. J'ai rappelé qu'il y avait 400 000 réfugiés dans cette zone, 250 000 autour de Gikongoro, 80 000 à Yangugu et d'autres encore. Nous avons pris contact avec le secrétaire général des Nations unies depuis plusieurs jours qui est tout à fait ouvert à ce dialogue pour que, notamment, les agences spécialisées de l'ONU interviennent.

On comprend qu'elles ne l'aient pas fait dans une période où les choses étaient dangereuses et où les combats pouvaient s'intensifier. A partir du moment où cette zone est sûre, je ne vois pas quelles seraient les raisons pour ne pas intervenir là où il y a 400 000 personnes et où, hélas, l'exode continue de se développer. C'est donc le premier appel à la relève humanitaire.

Deuxième appel au FPR, s'il se confirme que sa victoire militaire sur le terrain lui donne les moyens aujourd'hui d'être l'interlocuteur numéro un, nous sommes prêts à étudier avec lui les modalités de la sauvegarde humanitaire des populations dans l'ouest du pays.

Enfin, c'est un appel au secrétaire général des Nations unies, à son représentant spécial, M. Sharyar Khan, que l'on aimerait bien voir dans la région d'ailleurs, ainsi qu'au commandant actuel de la MINUAR, le général Dallaire, pour commencer à travailler avec nous, nos représentants diplomatiques et évidemment avec nos chefs militaires, pour commencer à organiser la relève progressive des troupes françaises, franco-sénégalaises. On ne peut pas continuer à voir se multiplier un peu partout des offres de services en troupes ou en éléments logistiques sans que cela se manifeste un jour ou l'autre sur le terrain. Je veux bien admettre qu'il y a des difficultés, qu'il manque de l'argent, de moyens de transport, mais la France a un dispositif de temps qui sera tenu conformément aux décisions qui ont été prises par le Premier ministre et le gouvernement.

Voilà les quelques indications que je voulais vous donner ce matin car je ne suis pas sûr que l'esprit dans lequel cette zone de sûreté a été créée ait été bien perçu à tout moment.

Question : Est-ce que vous êtes en position de guerre maintenant au Rwanda ? Le FPR avance, et vous, vous êtes à Gikongoro. Il est inévitable que vous allez vous confronter.

Réponse : Je conteste tout à fait cette analyse. Nous ne sommes pas en situation de guerre. Nous n'avons aucun but de guerre. Nous ne cherchons absolument pas à nous opposer à qui que ce soit. Nous cherchons à protéger les populations. S'il y a des troupes qui viennent attaquer les camps de réfugiés que nous protégeons, alors nous riposterons. Nous ne laisserons pas massacrer des hommes et des femmes sans défense. Ça, c'est clair ! Mais, est-ce que cela s'appelle un but de guerre, ça ? Non ! La réponse est claire : non, cela ne s'appelle pas un but de guerre, ça s'appelle un but humanitaire.

Donc, mon premier élément de réponse est très clair : nous sommes là pour sauver les vies et si on veut s'en prendre aux vies humaines, nous défendrons ceux qui seront attaqués, c'est clair !

Et deuxièmement, j'ai de bonnes raisons de penser que cet affrontement, que tout le monde prédit, ne se produira pas, tout simplement parce que nous sommes en contact avec le Front patriotique rwandais. Nous lui expliquons ce que nous voulons faire, et nous sommes prêts à définir avec lui les modalités de l'opération. S'il y avait – ce que je ne peux pas croire – au Front patriotique rwandais des responsables qui estiment que l'un des buts du Front, c'est de s'emparer de camps de réfugiés, on le saurait. Je pense que la communauté internationale en prendrait alors conscience. Mais je ne peux pas l'imaginer. Et donc, si je ne l'imagine pas, je pense qu'il n'y aura pas affrontement.

Q : Est-ce que vous pouvez décrire les frontières de zones de sécurité ?

R : En gros, il s'agit de la partie sud-ouest du Rwanda, c'est-à-dire des districts de Yanguru, de Gikongoro et du sud du secteur de Kibuye. Je ne vais pas vous montrer la carte parce que vous ne la verriez pas. Voilà le Rwanda. Toute cette zone est contrôlée par le FPR, la zone orientale, et la partie occidentale, ici, qui est le long du Zaïre, est composée en fait de deux zones : la zone de sûreté de l'opération Turquoise, ici, au sud-ouest, et, là, le réduit des troupes hutues, qui peut être un objectif de guerre du FPR, qui se trouve donc au nord-ouest, avec notamment la ville de Gisenyi où nous ne sommes pas et où nous n'avons pas l'intention d'aller. Voilà, c'est très clair.

Q : C'est une énorme partie du pays, là !

R : Qu'est-ce qui est une grande partie du pays ?

Q : Le sud-ouest.

R : Ah oui, c'est une énorme partie du pays ! Je ne sais pas comment vous voyez les choses, c'est une petite partie du pays.

Q : C'est une assez grande partie du pays !

R : Entre assez grande et énorme, il y a effectivement une évolution. Non, ce n'est pas une énorme partie du pays. C'est une petite zone dans laquelle il y a beaucoup de réfugiés, et où nous sommes pour les raisons que je viens de vous dire. Je souhaiterais que d'autres y soient avec nous, qui font de grandes déclarations sur la nécessité de sauver des populations et qui nous laissent tout seuls. J'aimerais bien que d'autres viennent avec nous autrement qu'en fournissant des avions pour aller dans la périphérie.

Q : M. le ministre, vous dites protéger les civils contre l'avancée du FPR…

R : Non, je n'ai pas dit ça, madame, j'ai dit protéger les civils contre toute opération de guerre d'où qu'elle vienne, que ce soit de troupes hutues, que ce soit de troupes FPR. Il faut quand même essayer de me citer exactement : je n'ai pas dit qu'il s'agissait de protéger les populations contre l'avancée du FPR.

Q : Contre une action du FPR ?

R : Non, je n'ai pas dit cela : contre toute opération, quelle qu'elle soit, qui viserait la sécurité des populations. Mais citez-moi exactement : elle pourrait être hutue cette opération. Et nous nous y opposerons de la même manière.

Q : Mais, à vous entendre, on a quand même l'impression que ce sont les rebelles du FPR qui massacrent les populations civiles ?

R : Est-ce que j'ai dit ça ?

Q : Non, mais on a l'impression…

R : Je vous repose la question quand même, parce qu'il faut être sérieux dans une opération grave. Est-ce quelqu'un m'a entendu dire ici que le FPR massacrait les populations civiles ? Non ? Alors, ne laissez pas libre cours à vos impressions, parce que c'est trop grave dans une opération comme celle-là. J'ai dit et je répète simplement – et ça, c'est de notoriété publique – que, dans son avancée, le Front patriotique rwandais a fait des bombardements qui provoquent l'exode des populations civiles. Voilà ce que je dis et, ça, je le répète, et ce n'est pas tout à fait ce que vous me faites dire.

Q : Vous parlez d'exode des populations ?

R : Oui, mais il est avéré, il est public.

Q : Mais, par exemple, vous ne parlez pas aussi de populations qui attendent cette avancée du FPR.

R : Si elles l'attendent, il n'y a pas de problème. Elles ne fuiront pas si elles l'attendent.

Q : Oui, mais vous l'empêchez, vous repoussez…

R : Non, pas du tout. Nous ne repoussons pas le FPR. Nous sommes prêts à dire au FPR « Étudions ensemble comment sécuriser les populations ». Nous n'empêchons pas l'avancée du FPR. Et d'ailleurs, je le répète : quel est le but du FPR dans cette zone ? C'est une zone de forêts où il y a 500 000 réfugiés. Quel est le but de guerre ? Si le FPR, comme il le laisse entendre, après avoir pris Kigali, est prêt maintenant au cessez-le-feu, qu'on fasse le cessez-le-feu. Alors, tout se réglera facilement. S'il y a cessez-le-feu, et s'il y a reprise du dialogue politique, tout se réglera.

Non, je crois vraiment qu'il ne faut pas se laisser impressionner par une propagande, dont je vois les effets, selon laquelle la France serait là pour faire échec au FPR. Je serais même tenté de dire, madame, si on allait jusqu'au fond des choses, que certains analystes considèrent que l'intervention française a fait le jeu du FPR contre les Hutus, dont les lignes d'approvisionnement en armes ont été coupées. Alors, vous voyez, c'est beaucoup plus compliqué que l'on ne semble le dire. Et ce manichéisme dont nous n'arrivons pas à sortir, selon lequel la France irait sauver les milices hutues contre l'avancée du FPR, ne correspond ni à notre intention, ni à la réalité du terrain.

Q : Cependant, les officiers des forces armées rwandaises disaient ce matin : nous n'avons plus de munitions. La France en a plus que nous, donc eux pourront repousser le FPR.

R : Ça, c'est ce qu'on appelle du wishful-thinking, ce n'est pas notre objectif. Ça prouve d'ailleurs ce que je viens de vous dire, c'est que nous ne sommes pas allés sauver les milices hutues ! C'est la démonstration.

Q : M. le ministre, si le FPR pousse son avantage dans le nord-ouest du pays, est-ce qu'il est envisageable que la France établisse une nouvelle zone de sécurité dans cette région-là pour venir comme d'habitude en aide aux populations qui fuiraient l'avancée du FPR ?

R : Non, nous ne pouvons pas tout faire. Si d'autres veulent le faire, qu'ils le fassent. Nous avons déterminé nos objectifs : ils sont clairs, et nous n'avons pas les moyens de faire plus que ce que nous faisons.

Q : M. Mitterrand était avec M. Mandela hier. Mandela n'a pas soutenu la politique de la France. Est-ce que cela vous gêne ?

R : Je souhaiterais qu'effectivement l'Afrique du Sud soit présente sur le terrain. Je souhaiterais que beaucoup plus de pays africains soient présents sur le terrain. Je souhaiterais que l'Organisation de l'unité africaine soit présente sur le terrain. Et si tous ces pays ne veulent pas s'associer à l'opération Turquoise française, il y a une solution très simple : c'est qu'ils envoient demain quelques centaines, voire quelques milliers d'hommes à la MINUAR. Et vous le savez, dès les prochaines semaines, nous sommes prêts à céder la place à la MINUAR. Alors que tous ceux qui donnent des conseils envoient les troupes aux Nations unies, et là le problème se réglera de lui-même. C'est mon voeu le plus cher.

Q : Est-ce que les troupes françaises, si le FPR menaçait les réfugiés, n'hésiteraient pas à riposter par les armes ?

R : Le FPR ou d'autres. Quelles que soient les forces qui s'attaqueraient aux camps de réfugiés que nous avons mis en sécurité, nous ne laisserons pas faire. Peut-on imaginer que les troupes françaises de l'opération Turquoise, qui sont dans une zone bien connue, laissent massacrer sous leurs yeux des hommes et des enfants ? Non ! S'il y a des troupes – je le répète, quelles qu'elles soient – qui viennent s'attaquer aux camps de réfugiés, qui viennent s'attaquer à des groupes isolés actuellement terrorisés, nous ne laisserons pas faire. Ça, c'est exact.

Q : Donc, il existe bel et bien une ambiguïté entre l'aide humanitaire et l'interposition.

R : Non, il n'existe aucune ambiguïté. Si laisser tuer des gens, c'est de l'humanitaire, il faudra me l'expliquer. Pour moi, ce n'est pas de l'humanitaire. L'humanitaire, c'est éviter qu'on ne massacre des civils innocents et désarmés, et ça les troupes françaises, avec un panache, un courage et une efficacité auxquelles on ferait bien de rendre hommage, le feront parce que ce sont les instructions qu'elles ont reçues du Premier ministre et du gouvernement.

Q : Le devoir d'ingérence ?

R : Il s'agit de protéger des vies. N'utilisons pas de grands mots. C'est tout simple : nous avons devant nous des gens qui sont menacés de massacres, c'est bien cela. Nous ne laisserons pas faire, dans les limites que nous nous sommes fixées. Permettez-moi de formuler un voeu : et si d'autres nous imitaient ?

Q : Vous lancez un message aux pays africains ?

R : Aux pays africains et à d'autres !


* POINT DE PRESSE DU MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, M. ALAIN JUPPÉ, À L'ISSUE DE SA RENCONTRE AVEC LES ORGANISATIONS HUMANITAIRES AVEC MME MICHAUX-CHEVRY ET EN PRÉSENCE DU REPRÉSENTANT DU MINISTRE DE LA DÉFENSE ET DU MINISTRE DE LA COOPÉRATION (Paris, 8 juillet 1994)

Nous avons pris l'initiative ce matin d'inviter ici au Quai d'Orsay les responsables des ONG françaises ou internationales pour les sensibiliser à la situation au Rwanda.

On peut considérer qu'actuellement, au Rwanda, certaines évolutions sont favorables. Évolution d'abord vers la conclusion d'un cessez-le-feu qui est en perspective pour les jours à venir, si l'on en croit les contacts qui ont lieu actuellement entre le commandement de la force des Nations unies, le FPR et les FAR.

Deuxième évolution positive, celle qui va conduire, je l'espère, à ouvrir le dialogue politique entre les modérés des différents camps de façon à renouer avec ce que j'appellerai le processus d'Arusha, c'est-à-dire la réconciliation nationale et le partage du pouvoir. Et là encore, vous le savez, le FPR s'est déclaré prêt à le faire, une personnalité indépendante hutue modérée a été pressentie pour prendre la tête d'un gouvernement de transition, voilà qui va aussi dans le bon sens, dans le sens en tout cas souhaité par la France.

Troisième évolution favorable, l'organisation de la relève sur le terrain par les Nations unies. Les informations qui me viennent aujourd'hui de New York me donnent à penser que, dans le courant de juillet, fin juillet ou début août, les premiers contingents internationaux de la MINUAR numéro 2 vont pouvoir se déployer sur le terrain et donc organiser la relève que nous souhaitions.
Voilà ce qui va dans le bon sens. En revanche, ce qui ne va pas dans le bon sens, c'est la situation humanitaire catastrophique dans l'ensemble du pays et plus particulièrement dans toute la zone ouest.

On peut évaluer la population du Rwanda, avant les événements d'avril, à un peu plus de six millions d'habitants. Combien ont péri ? Très difficile de le dire, entre 500 000 et 600 000, pratiquement un million de réfugiés à l'extérieur du territoire rwandais. Il reste donc aujourd'hui à peu près cinq millions d'habitants au Rwanda, un et demi dans la zone est qui est la plus vaste, et trois et demi qui s'entassent dans la zone ouest. Il y a là aujourd'hui, je le répète, une situation humanitaire catastrophique. La France a fait tout ce qu'elle a pu par ses ponts aériens, par une aide directe ou indirecte aux organisations internationales, par de l'argent, par des matériels ; il faut faire plus. C'est un véritable cri d'alarme que j'ai voulu pousser ce matin. Il faut pratiquement 500 tonnes d'aide alimentaire chaque jour si l'on veut faire face à la situation des camps de réfugiés. C'est le langage que nous avons tenu à nos interlocuteurs ce matin. Je dois dire qu'au-delà des divergences d'appréciations sur le contexte politique général et sur les principes de l'opération « Turquoise », nous avons enregistré des réponses très positives, une grande disponibilité de ces organisations qui reconnaissent qu'il y a là une priorité absolue. Nous les avons orientés vers notre cellule humanitaire qui est sur place à Goma et à Bukavu et qui assurera la coordination, et Mme Michaux-Chevry animera dès lundi une réunion plus technique pour examiner avec chacune de ces organisations ce qui peut être fait en terme d'ouverture du pont aérien, de fournitures de véhicules ou de mobilisations des financements internationaux puisque des programmes existent, dans les agences des Nations unies, le programme alimentaire mondial en particulier, ou dans les procédures communautaires, je pense tout particulièrement à ECHO.

Voilà ce que je voulais vous dire sur cette réunion qui vient de se tenir donc ce matin au ministère des Affaires étrangères.

Q : (Sur l'opportunité de créer un pont humanitaire).

R : Mais le pont humanitaire existe ! Il faut l'intensifier. Il n'appartient pas au gouvernement français de chapeauter les organisations humanitaires. Nous avons voulu les sensibiliser et leur demander de se mobiliser en leur disant que notre dispositif était à leur disposition, bien entendu. Je pense que ceci pourra aller vite. Il y a d'ailleurs des évolutions positives aussi sur ce plan-là puisque, vous le savez, l'aéroport de Kigali maintenant fonctionne à nouveau et que le FPR vient de donner son accord pour que nous puissions, pour l'aide humanitaire nationale, française alors cette fois-ci, à nouveau intervenir à Kigali. Donc, je crois que tout le monde est bien conscient aujourd'hui de la situation catastrophique sur le terrain. Il y a des risques d'épidémies ; il faut dégager des vaccinations ; il faut épurer l'eau dans les camps de réfugiés si on ne veut pas que le désastre se produise. Aujourd'hui, nous avons sécurisé la zone, et c'était notre objectif. Cet objectif est atteint. Il faut maintenant une mobilisation internationale face à ce qui est sans doute l'un des plus grands désastres humanitaires qui menace depuis bien longtemps.


* INTERVIEW DU MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, M. ALAIN JUPPÉ, AUX RADIOS FRANÇAISES (Paris, 8 juillet 1994)

Question : Monsieur le ministre, quelle est la situation humanitaire sur le terrain ?

Réponse : La situation humanitaire est catastrophique. Au Rwanda, il y a eu des centaines de milliers de morts, des centaines de milliers de réfugiés qui sont partis vers les pays voisins, mais actuellement, dans la zone ouest du pays, on peut considérer que trois millions et demi de personnes sont dans une situation très précaire. Notamment dans la zone de sécurité française. Comme l'on sait que la sécurité y règne actuellement, de nombreuses populations ont tendance à s'y masser. D'où la nécessité de mobiliser les organisations internationales et c'est ce que j'ai fait ce matin en compagnie de Mme Michaux-Chevry et des représentants de François Léotard et de Michel Roussin. Nous avons d'ailleurs trouvé une réponse de principe tout à fait favorable. Nous allons étudier maintenant concrètement comment on peut faire fonctionner les ponts aériens, mobiliser les capacités alimentaires, les vaccinations qui sont absolument indispensables car les risques d'épidémies sont très graves.

Je voudrais ajouter un point qui a été souligné ce matin par les ONG et les organisations humanitaires, c'est qu'au-delà de cet effort qui est urgentissime, il ne faut pas perdre de vue le règlement politique, parce que la seule façon de régler cette question sera que les réfugiés puissent, petit à petit, rentre chez eux. Il faut en discuter et, de ce point de vue, je dois dire que les choses évoluent plutôt dans le bon sens. Un cessez-le-feu n'est pas à exclure, je l'espère, dans les tous prochains jours. Le dialogue politique a été renoué. Le FPR se fonde sur les accords d'Arusha. Vous savez que cela a toujours été la position de la France. Bref, là aussi, il faut que nous soyons actifs sur le plan diplomatique pour qu'un partage du pouvoir et une réconciliation puisse mettre un terme à ce drame épouvantable.

Q : Les organisations humanitaires sont-elles prêtes à faire plus ?

R : Oui. Je ne veux pas en citer parce que ce serait désobligeant pour celles que j'oublierai, mais plusieurs ont fait savoir qu'elles étaient prêtes à dégager des possibilités de vaccinations, de l'aide humanitaire, des couvertures, bref, tout ce qui est absolument nécessaire. Les images que l'on peut voir dans cette zone, les hélicoptères la survolent parfois, montrent que ce sont des centaines de milliers de personnes qui sont sur les routes, ballotées au gré de l'intoxication de telle ou telle radio qui diffuse souvent de nouvelles alarmistes. Donc il faut vraiment agir vite.

Q : Même celles qui étaient opposées par principe à l'intervention française ?

R : J'ai rappelé quels étaient les objectifs de l'intervention française. Je crois que maintenant tout cela est clair, même ceux qui avaient les plus grandes préventions reconnaissent que l'on ne peut pas ne pas aller là où sont les besoins les plus criants et ils sont à l'heure actuelle un peu partout c'est vrai, notamment dans la zone ouest du Rwanda.

Q : Considérez-vous le FPR comme gouvernement légitime maintenant ?

R : D'abord, je veux dire que nous n'avons pas reconnu le gouvernement autoproclamé contrairement à ce que l'on a dit. Nous sommes tout à fait favorables à la constitution d'un gouvernement de réconciliation nationale comportant des modérés des deux camps. C'est ce qui est en train de se passer, et donc cela va dans le bon sens à mon goût.

Q : Plaidez-vous pour une reddition des FAR ?

R : Je n'ai pas à plaider sur ce plan-là. Nous sommes totalement neutres sur le plan des combats. Ce que nous demandons en revanche, et nous avons pris nos responsabilités dans ce domaine, c'est que les coupables du génocide soient identifiés, jugés et châtiés. La France est prête à collaborer avec les institutions internationales, la commission d'enquête qui a été créée par les Nations unies, pour atteindre cet objectif.


* INTERVIEW DU MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, M. ALAIN JUPPÉ, À EUROPE 1 (Paris, 11 juillet 1994)

Question : Édouard Balladur, accompagné d'Alain Juppé, le ministre des Affaires étrangères, doit rappeler aux Nations unies que la France n'est au Rwanda que pour assurer le relais avec une force d'intervention de l'ONU. Les explications d'Alain Juppé.

Réponse : Le Premier ministre sensibilisera le Conseil de sécurité sur deux urgences.

La première, c'est l'organisation de la relève sur le terrain. Nous l'avons toujours dit : « Turquoise » s'achèvera fin juillet-début août. Il est donc important que les contingents de la MINUAR comme on dit, c'est-à-dire de la force des Nations unies pour le Rwanda, se déploient sur le terrain pour prendre la relève.

Deuxième urgence, c'est l'assistance humanitaire. Il y a maintenant près d'un million ou même plus d'un million de réfugiés dans la zone de sûreté que nous sécurisons. Nous ne pouvons pas, à nous tout seuls, approvisionner cette population. Il faut 500 tonnes de vivres et de médicaments par jour !

J'ai déjà mobilisé les organisations humanitaires en les réunissant à Paris, il y a 48 heures, et le Premier ministre souhaite mobiliser les agences des Nations unies, le programme alimentaire mondial, le HCR, le Haut-Commissariat aux réfugiés… pour qu'ils nous aident à faire face à ce qui est sans doute, à l'heure où nous parlons, la plus grande catastrophe humanitaire que connaît la planète.