Extraits de l'interview de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères à RTL le 8 juillet 1994, sur la mobilisation des organisations humanitaires au Rwanda, l'ordre du jour du G7 et la participation de la Russie, le nouveau plan de paix pour la Bosnie et la situation dans les territoires occupés.

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Média : Emission L'Invité de RTL - RTL

Texte intégral

Q. – Avant de parler du sommet du G7 à Naples, il faut parler du Rwanda, une catastrophe humanitaire colossale se prépare a dit hier le responsable de la cellule humanitaire de l'opération Turquoise, 850 000 réfugiés, comment est-ce que la France seule peut faire face à ça ?

R. – Seule, elle ne le peut pas, nous avons fait un effort considérable pour acheminer les tonnes de vivres chaque jour, mais comme vous le disiez à l'instant, dans la zone où nous sommes, nous estimons à près de 900 000 le nombre de réfugiés. Il y en a ailleurs, dans le pays ou à l'extérieur du pays. Il faut savoir qu'avant ces événements, on estimait la population du Rwanda à 6 millions et demi d'habitants.

Q. – La moitié est morte à peu près ?

R. – Non, n'allons pas jusque-là, le nombre de victimes est estimé entre 500 et 600 000- 700 000 réfugiés dans les pays voisins ; il n'y a plus que 5 millions d'habitants au Rwanda, dont une grande partie dans la zone humanitaire sûre.

C'est la raison pour laquelle, tout à l'heure, à 11 heures, je vais réunir, au Quai d'Orsay, les responsables des organisations humanitaires pour qu'elles prennent la relève et nous aident dans notre travail.

Q. – Justement, ces organisations humanitaires, est-ce qu'elles s'inquiètent des opérations militaires ou est-ce qu'elles peuvent être mobilisées uniquement pour les opérations humanitaires, est-ce que vous allez arriver à le faire vite, est-ce qu'il faut qu'elles viennent vite ?

R. – Certaines sont déjà sur le terrain. Nous allons essayer de les mobiliser toutes. Vous parliez des opérations militaires, aujourd'hui les choses se sont stabilisées et il n'est pas exclu que, grâce aux contacts qui ont été pris entre le commandement Turquoise, le commandement de la force des Nations unies et puis le commandement du FPR, les Hutus modérés, on aille vers un cessez-le-feu qui est la condition de l'action humanitaire et évidemment, puisque c'est l'objectif de la France depuis le départ, une solution politique. C'est-à-dire le retour à ce qu'on a appelé le processus d'Arusha. Dans ce pays, on ne pourra trouver la stabilité que s'il y a réconciliation et partage du pouvoir, et là il y a des signes encourageants.

Au total, si nous parvenons à mobiliser les organisations humanitaires, à organiser la relève par les forces des Nations unies et à accompagner le processus de paix, je crois que l'intervention de la France aura été un succès. En tout cas, je crois que notre pays peut être fier de ce qu'il a fait.

Q. – Vous allez en parler à Naples, puisque l'Italie notamment est à peu près seule dans les pays occidentaux à avoir proposé son aide ?

R. – Proposé oui.

Q. – Proposé seulement, les soldats ne sont pas arrivés, vous allez parler de cela au G7 ?

R. – Nous avons de nombreux contingents africains qui arrivent sur le terrain. Au G7, on va parler de beaucoup de choses. Je voudrais simplement dire qu'il ne faut pas faire de ce sommet une sorte d'événement stratosphérique qui va changer la face du monde.

Q. – Oh, ce n'était pas du tout mon intention parce que... au contraire... ?

R. – Je ne dis pas ça de vous, mais parfois dans !es commentaires, sous prétexte qu'il y aura Clinton, Eltsine et quelques autres, on a tendance à considérer que la face du monde va en être changée.

Non, cela sera plus modeste j'imagine.

Q. – Au contraire, j'allais vous poser la question, est-ce que ces sommets où il y a justement tout le monde, est-ce que cela peut être autre chose que des espèces de rites dans la diplomatie internationale ?

R. – C'est un peu un rite, j'espère que cela sera autre chose sur un certain nombre de sujets. J'en prends un ou deux un peu au hasard, Tchernobyl par exemple, il faut là vraiment que la volonté de fermer Tchernobyl se concrétise par des engagements financiers. L'Europe en a pris, il faut que le Japon, les Etats-Unis, en prennent aussi.

Deuxième exemple, la Bosnie, on en parlera peut-être tout à l'heure. Il faut que les chefs d'État et de gouvernement donnent une impulsion très forte au plan de paix qui pourrait, je l'espère, peut-être réussir.

Q. – Alors, pourquoi est-ce qu'Edouard Balladur ne va pas au Sommet, est-ce que ça ne montre pas qu'il ne va pas s'y passer quelque chose d'important ?

R. – Edouard Balladur a défini la position du gouvernement sur tous les sujets qui sont inscrits à l'ordre du jour et le ministre des Finances et moi-même, puisque c'est ainsi que c'est organisé, seront présents avec le chef de l'État, pour défendre la position de la France. J'entendais tout à l'heure Jean Yves Hollinger faire une excellente analyse de la situation des marchés des changes et de l'évolution du dollar, je n'ai pas grand-chose à redire à ce qu'il a dit...

Q. – Il vous écoute, il est ravi oui...

R. – Non, mais ce n'est pas pour lui faire un compliment, c'est parce que je pense effectivement que ces variations aberrantes des monnaies ont des conséquences commerciales et économiques très graves et la France ne cesse de dire, depuis des années et des années, qu'il faut revenir sinon au système de Bretton Woods, du moins à un système plus ordonné, alors j'espère que le G7 le dira aussi.

Q. – Ceci est un bon exemple, vous avez parlé du dollar, mais les directeurs des banques centrales ne sont pas là, alors quelle influence peut avoir le G7 là-dessus ?

R. – Il y aura les ministres des Finances et je pense que le G7 exhortera les gouverneurs des banques centrales et les ministres des Finances à se rencontrer pour parler du problème.

Q. – Alors le G7 devient le G8 le lendemain, c'est-à-dire que la Russie pour la première fois a fait son apparition dans les problèmes politiques. Est-ce que c'est un tournant dans les relations internationales ?

R. – Ma mémoire est un peu infidèle, ce matin, je ne suis pas sûr que ce soit la première fois.

Q. – Non, ce n'est pas la première fois qu'elle est là, c'est la première fois qu'on parle des problèmes politiques et non pas seulement de l'aide à la Russie.

R. – Le G7, à l'origine, c'est une instance de caractère économique, ce sont les pays les plus industrialisés du monde. Petit à petit, on a vu se transformer ce G7 en une sorte de directoire politique où l'on parle des grands problèmes du monde et, à ce titre, je trouve qu'il est normal que la Russie, qui demeure malgré ses difficultés une très grande puissance, soit présente autour de la table.

Q. – Alors la Bosnie. Il est nécessaire qu'elle soit présente, je suppose, y compris et surtout pour la Bosnie, donc un plan de paix avec 49 % du territoire pour les Serbes, 51 % pour la Fédération croato-musulmane. Est-ce que vous pensez que cette fois-ci ça peut marcher, il y a encore des obstacles à Genève, je pense ?

R. – Je l'espère et je voudrais surtout souligner l'importance de ce qui s'est passé à Genève avant hier, le 5 juillet, parce que tous les projecteurs sont braqués sur le Rwanda à juste titre. Il faut quand même avoir en tête que le risque de démarrage des hostilités en Bosnie est grand. Eh bien c'est la première fois que les Américains, les Russes et les Européens se mettent d'accord pour dire d'abord : la Bosnie-Herzégovine doit rester un Etat dans ses frontières internationalement reconnues pour proposer une carte et pour proposer un arrangement constitutionnel avec un jeu, comme on dit dans le langage diplomatique, de carotte et de bâton.

Q. – Il ne manque plus que l'accord sur le perron ?

R. – Oui, mais c'est un élément extrêmement important parce que vous savez très bien que l'une des raisons pour lesquelles on n'a pas abouti c'est que les Russes tenaient un certain langage et que les Américains en tenaient un autre. Maintenant on tient le même langage.
Et vous avez observé que la réaction des deux parties, d'un côté les Croato-musulmans, de l'autre côté les Serbes, n'a pas été négative. Il faut maintenant utiliser toute notre force de pression politique pour convaincre les parties qu'il faut arrêter la guerre sur ces bases là.

Q. – Vous y croyez cette fois ?

R. – J'y crois. Vous savez ça fait un an moi que je me bats pour obtenir d'abord cette concertation entre les grandes puissances. Elle a réussi, donc c'est une étape décisive, donc maintenant il faut se battre diplomatiquement, naturellement, pour que les parties entrent dans le processus de discussions. Nous leur avons donné 15 jours, eh bien rendez-vous à Genève dans 15 jours.

Q. – Alors, autre terrain où la paix maintenant s'est rétablie, c'est donc Israël-Palestine. Arafat et Peres étaient à Paris ?

R. – Et Rabin aussi…

Q. – Et Rabin aussi cette semaine. Est-ce que vous pensez qu'en ces temps d'intégrisme, dans le monde arabe, est-ce que vous pensez qu'il est bon que les Palestiniens disposent d'un Etat et d'un Etat laïque ?

R. – Oui, bien entendu et d'un Etat démocratique. Dans les accords de paix, il est prévu, vous le savez, l'organisation d'élections législatives dans un délai qui est précis : après l'évacuation des territoires occupés par les troupes israéliennes. J'en ai parlé avec Arafat que j'ai reçu avant-hier au Quai d'Orsay, j'en ai parlé aussi avec M. Rabin et M. Peres ; il faut que ce processus démocratique puisse se mettre en place pour associer toutes les forces politiques palestiniennes à ce qui est en train de se passer et qui est extraordinaire. Voilà enfin un exemple de crise qui est en train de se résoudre.

Je voudrais insister sur un fait, c'est que l'aide internationale qui a été promise doit arriver, parce que vous savez les Palestiniens sur le terrain...

Q. – Il y en a partout oui...

R. – J'ai été à Gaza il y a 3 mois. Dans la bande de Gaza, dans un camp de réfugiés, les grandes considérations diplomatiques ce n'est pas leur affaire, leur affaire c'est la modification des conditions de vie : est-ce que les écoles fonctionnent, est-ce que les hôpitaux fonctionnent, est-ce que la sécurité est assurée dans la rue, et pour ça il faut de l'argent.