Interview de M. François Léotard, ministre de la défense, à LCI le 26 juillet et à RTL le 25 juillet 1994 sur l'opération "Turquoise" et la présence française au Rwanda et sur un éventuel retrait des forces en Bosnie en cas de levée de l'embargo sur les armes.

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Média : LCI - RTL

Texte intégral

Q. : Monsieur le ministre, bonjour. Vous savez que LCI depuis quelques jours tente d'informer, de sensibiliser au mieux les téléspectateurs sur la situation au Rwanda. Alors votre présence ce matin sur notre plateau va y contribuer. On évoquait la date pendant le week-end et les jours précédents, la date de départ éventuel des soldats français du Rwanda : le 21 août. Vous aviez l'air de dire que vous étiez toujours décidé à voir les soldats quitter le Rwanda au moment de la fin de leur mandat, pourtant il semble que ce soit les seules troupes efficaces en termes de logistique, alors qu'elle est la position de la France aujourd'hui ?

R. : Il faut bien distinguer deux pays très différents même s'ils sont voisins, le Rwanda et le Zaïre. Au Rwanda, nous respecterons les conditions qui avaient été fixées par le Premier ministre, donc nous partirons, il faut que cela soit bien clair, c'était la date de l'ONU, nous partirons avant le 21 août au soir. Et d'ailleurs nous commençons ce mouvement dans quelques jours, le 28 juillet, les premières unités commenceront à partir. L'autre situation est celle du Zaïre, où là, à partir d'un effort logistique énorme, d'abord français, puis international, nous supportons la crise, et là nous constatons qu'il sera effectivement difficile de se passer d'une partie de la logistique française, et nous acceptons que, compte tenu du développement de la crise, on ne peut pas tout à fait prévoir, aujourd'hui, nous restions au Zaïre éventuellement après cette date du 21 août et selon des formes qui ne sont pas encore définies à l'heure qu'il est. Il faut bien distinguer les deux pays : au Rwanda il y a un gouvernement maintenant, nous avions une délibération de l'ONU, une autorisation de l'ONU qui finit le 21 août au soir, il n'y a donc pas de raison pour que nous restions au-delà de cette date. J'ajoute un troisième élément : nous sommes peu à peu renforcés ou remplacés, ou relayés par des forces africaines importantes, relativement importantes.

Q. : Est-ce que la Légion, les paras, l'infanterie de marine qui sont déployés actuellement à la frontière du Rwanda et du Zaïre ont la capacité de faire ce travail logistique ? Est-ce que ce n'est pas une force qui est sous-employée ?

R. : Non, on ne peut pas dire ça, il y a plusieurs étapes dans cette crise. Il y a eu une première étape qui était d'ordre militaire, il fallait protéger des camps, il fallait assurer la protection physique des personnes, et nous avons mis effectivement des troupes qui étaient aguerries, entraînées, et je rappelle qu'elles sont toutes professionnelles, et il y a une deuxième étape et vous le voyez bien maintenant, qui bascule vers l'humanitaire où alors là effectivement, les services de santé, les services de logistique, bien sûr, prédominent. Je crois qu'il faut s'adapter à l'évolution de la crise, c'est ce que nous sommes en train de faire, c'est la raison aussi pour laquelle, je passe du Rwanda au Zaïre pour faire en sorte que cette deuxième étape soit mieux assurée.

Q. : Mais le chef de l'opération "Turquoise", le général Lafourcade lançait un appel à l'aide hier dans la mesure où ces soldats qui sont plutôt des combattants que des logisticiens médicaux n'arrivent plus par exemple à enterrer les cadavres.

R. : Je crois qu'il faut que tout le monde comprenne bien ce que cela signifie : passer des journées entières à enterrer des morts dans des conditions où les critères qui sont les nôtres, le respect de la personne humaine fut elle morte, la dignité qui entoure ce moment très difficile à vivre et à connaître, eh bien ces conditions-là ne sont pas réunies. Et pour les soldats, c'est très difficile. Moi, je voudrais rendre hommage devant vous à l'action des militaires français : depuis le début ils sont confrontés à une situation que la plupart de nos concitoyens ne mesurent pas, qui est une situation de détresse épouvantable pour les vivants et insupportable pour la vision des morts qu'ils ont. Je crois qu'il faut leur rendre hommage. Moi je le fais volontiers, non pas parce que ce sont des soldats que j'ai à gérer, mais tout simplement parce qu'ils le font avec beaucoup de cœur, beaucoup de dignité. Il faudra assurer des relèves. Je prends l'exemple du service de santé, nous serons amenés certainement à assurer des relèves à partir de réservistes, dans les semaines qui viennent.

Q. : Alors vous dites tout de même, quitter le Rwanda le 21 août comme l'ONU nous l'a fixé. Mais avez-vous des garanties du FPR, du gouvernement provisoire du Rwanda, selon lesquelles il n'y aura pas à nouveau de massacres tutsis, par exemple ?

R. : Je crois qu'il faut bien rappeler une chose, la France n'est pas à elle seule l'ONU. Le gouvernement français n'est pas à lui seul le Conseil de sécurité, et donc, nous faisons ce que nous avons cru être notre devoir moral. À l'heure qu'il est, cette opération est un succès, je vous donne un chiffre, par exemple les personnes évacuées, c'est-à-dire, sorties de la zone de crise, et qui étaient menacées de mort, 2 700 à l'heure qu'il est, dont religieuses, enfants, vieillards, 2 700 qui, à l'heure qu'il est, auraient été assassinés. Je ne parle pas de millions de gens qui aujourd'hui bénéficient de la présence française. Si je dis cela, c'est que nous avons fait cela. Nous l'avons fait la tête haute.

Il y a quelques semaines, trois semaines, vos confrères nous suppliaient de ne pas rester un jour de plus, en disant : "Il faut partir ! Au nom de qui, au nom de quoi êtes-vous là ?" Maintenant, on nous supplie de rester un jour de plus. Je crois que nous avons à faire, en fait, à des naïfs, des sceptiques ou des cyniques. Il faut naviguer, si j'ose dire ; au milieu de cette opinion fluctuante qui n'est pas très sûre d'elle-même. Les naïfs c'est ceux qui disent : "Écoutez, cela ne nous regarde pas, ce sont des Africains, ce sont des Noirs, ce n'est pas votre affaire". Et, il faut que le gouvernement français, à travers tout ça, gère une crise qui n'est pas la sienne, mais à laquelle il veut contribuer parce qu'elle est insupportable en terme humain tout simplement.

Q. : Vous avez été très dur dans "Libération", il y a quelques jours. Vous disiez, en substance : "Est-ce qu'un Noir vaut autant qu'un Blanc ?" Qu'est-ce que vous vouliez dire ?

R. : Je crois qu'il faut se poser la question, à vous-mêmes, aux médias, et à l'opinion française, est-ce qu'un enfant noir, mort à Goma, n'a pas la même valeur qu'un enfant mort à Sarajevo, mort à Paris ? C'est la même détresse, c'est la même souffrance, est-ce qu'il y a une humanité au fond des choses ? Est-ce que cela veut dire quelque chose, le mot humanité ? Et je crois que, grâce aux images que vous montrez, il faut que les Français comprennent que cela veut dire quelque chose, nous sommes des humains, et confrontés au même destin, même si c'est loin.

Q. : Je reviens aux relations avec le nouveau pouvoir rwandais : le général Germanos s'est rendu à Kigali, ces jours derniers, il a rencontré le nouveau maître du Rwanda, alors sont-ils toujours hostiles à l'action de la France ?

R. : Ils ont changé, ils ont évolué dans leurs discours, tout simplement parce que nous faisons ce que nous avons dit : nous avons désarmé les milices dans la zone de sécurité et nous essayons d'éviter les affrontements belliqueux, donc nous faisons ce que nous avons dit, et je crois qu'ils mesurent leurs jugements à nos gestes. Simplement, nous souhaitons que la partie ethnique de ce conflit soit petit à petit effacée, ou estompée, en d'autres termes, que le gouvernement de Kigali représente la totalité du Rwanda, et que, par son comportement, il montre que les hutus qui sont actuellement réfugiés à l'extérieur, qui sont 85 % de la population puissent revenir à l'intérieur du Rwanda, là où sont les récoltes, ce sont les paysans et il faut qu'ils puissent cultiver leurs champs pour nourrir leurs concitoyens.

Q. : Est-ce que vous avez des informations justement sur la situation à l'intérieur du Rwanda ? Est-ce que vous avez l'impression que le nouveau pouvoir a donné des garanties ?

R. : Nous en avons très peu. Il y a eu des déclarations qui étaient malheureuses. Quand on dit que l'on a jugé 50 000 personnes, comment peut-on penser que cela va pousser au retour des réfugiés ? Donc, je crois que c'est une situation difficile pour ce gouvernement, et nous n'avons aucun a priori, mais nous voudrions qu'il contribue lui-même au retour de ses compatriotes, sur le territoire rwandais et cela suppose une attitude, qui soit une attitude d'ouverture, de tolérance, et non pas de fermeture et de haine.

Q. : Cela suppose aussi une logistique importante. On a parlé de la création d'une route un petit peu comme au Kurdistan. Est-ce que c'est réalisable, et quels moyens cela demanderait-il par exemple avec l'aide des Américains ?

R. : Il faut, d'abord, que le gouvernement concerné, c'est-à-dire celui de Kigali accepte cette idée qu'à certains endroits qu'il y ait des militaires. Deuxièmement, qui pourrait le faire, c'est l'ONU. C'est-à-dire que c'est la MINUAR II, cette force que le secrétaire général de l'ONU a souhaité, mais qu'il évaluait à 5 500 hommes. Lorsque nous nous retirerons, nous aurons à peu près 2 000 hommes dans la partie que nous laisserons, j'espère que nous aurons ces 2 000 hommes et vous voyez bien les chiffres, il faut que nous ayons davantage de contingents, notamment africains. Je crois qu'il faut rappeler en permanence, dans cette crise, que c'est d'abord aux Africains de gérer ce type de crise, et c'est à cela que nous voulons les engager.

Q. : Alors, si vous le voulez bien, maintenant, nous allons évoquer un autre dossier de la politique internationale où la France est engagée : la Bosnie. Vous avez noté comme nous ce matin les déclarations de Boutros Boutros-Ghali, le secrétaire général de l'ONU, déclaration qui peut surprendre, qui a surpris un certain nombre de membres du Conseil de sécurité ; il souhaite que le Conseil de sécurité envisage le retrait, purement et simplement, les 36 000 casques bleus. Est-ce que vous êtes d'accord avec lui ?

R. : Je crois qu'on s'aperçoit d'une double évolution. La première évolution c'est que l'ONU confie ou confiera davantage à l'avenir des actions de sécurité à des organisations régionales. Je crois que c'est une chose naturelle. Nous-mêmes, Européens, nous sommes dans cette voie parce que, avec le traité de Maastricht, nous confions à l'UEO la sécurité des Européens, ça c'est la première évolution.

La seconde, c'est que nous assistons à la fin d'une période florissante, si j'ose dire, qui était celle des casques bleus, et que les conflits sont d'une telle dureté aujourd'hui, que les moyens militaires sous chapitre 7, c'est-à-dire avec utilisation de la violence, sont probablement à renforcer et c'est ce que nous faisons actuellement au Rwanda. Au Rwanda, nous ne sommes pas sous casques bleus, et je crois que petit à petit le glissement vers des formules plus militaires est, hélas, prévisible pour l'ONU avec les moyens d'artillerie, de blindés…

Q. : Mais alors, quelle pourrait être la puissance internationale dont parle Boutros-Ghali qui pourrait – il a cité les États-Unis – être présente en Bosnie pour faire respecter un futur accord de paix ?

R. : Alors, les Américains avaient indiqué à plusieurs reprises qu'ils étaient prêts à participer avec des effectifs importants s'il y avait accord de paix. Vous savez qu'actuellement nous nous éloignons d'un accord de paix du fait du refus des Serbes de Bosnie, alors que s'il y avait cet accord, il y aurait des effectifs français. Nous avons toujours dit que s'il y avait accord de paix, nous maintiendrions notre présence militaire. S'il n'y a pas cet accord de paix, il faut bien voir ce que cela signifie : cela veut dire aggravation petit à petit des sanctions pour les Serbes de Bosnie et probablement l'ultime sanction : la levée de l'embargo sur les armes. Et là nous sommes, nous l'avons dit, dans la situation où nous partirions et d'ailleurs, pas simplement nous-mêmes, les Britanniques, les Espagnols feraient de même.

Q. : Alors les Serbes de Bosnie n'ont toujours pas accepté le plan de partage proposé par le groupe de contact. Est-ce que vous craigniez un embrasement général durant l'été, à l'automne ?

R. : Je pense que l'automne va être difficile, et que si les Serbes de Bosnie continuent, et persistent à refuser comme ils le font aujourd'hui ce plan de paix, alors là, petit à petit, se lèveront un certain nombre de conditions qui en fait permettraient des sanctions contre les Serbes de Bosnie. Et à ce moment-là, vous verrez, petit à petit, l'extension des zones d'exclusion ; c'est-à-dire, on interdira les formations militaires et les armes lourdes, puis petit à petit, levée d'embargo et ça, ça signifie que nous partirons. Il faut bien être clair là-dessus : les Français, les Anglais, les Espagnols, partiront de la Bosnie si jamais il y a une levée de l'embargo sur les armes.

 

25 juillet 1994
RTL

Q. : En Bosnie le projet de paix de la dernière chance n'a pas l'air d'être accepté par les parties en présence, et en tout cas, pas par les Serbes de Bosnie. Les Casques bleus sont pris pour cible. Un retrait des troupes françaises appartenant aux Casques bleus pourrait-il être envisagé ?

R. : Je suis très préoccupé par la situation en Bosnie. Le désastre rwandais l'éclipse aujourd'hui, et à juste titre. Hélas, nous sommes, si les Serbes de Bosnie n'acceptent pas le plan de paix, à nouveau dans la reprise de la guerre. Nous avons pris la décision, je l'avais annoncé, de nous retirer de la poche de Bihac. Tout cela sera fait avant la fin de l'année. Nous avons concentré nos éléments militaires sur Sarajevo. Je suis préoccupé, car, hélas, on voit que chacun des camps en présence se prépare à nouveau la guerre et le rejet éventuel du plan de paix – pour l'instant, c'est un rejet de la partie serbe bosniaque –, le rejet définitif de ce plan de paix relancerait incontestablement les hostilités sur l'ensemble du territoire yougoslave.

Q. : Que feraient alors les Français ?

R. : Nous avons toujours dit que nous n'étions pas là, comme l'on dit les Anglais, les Espagnols, pour rester indéfiniment. Et donc, le gouvernement français, en fonction de l'application du plan de paix qui a été proposé, prendra sa décision. Si le plan de paix devait être accepté, nous avons toujours dit que nous nous maintiendrions avec d'autres, les Américains notamment, pour le faire respecter. Si jamais cela n'était pas retenu, ce qui semble être le cas pour la partie serbe, alors la question de la présence française se posera et le Gouvernement prendra les décisions qui conviennent.