Interviews de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères, à RTL, Europe 1, France 3, M6 et La Chaine de l'Info (LCI) le 21 juillet 1994, sur la situation au Rwanda, la relève des troupes de l'opération Turquoise par la MINUAR au 22 août et la position des Serbes sur le plan de paix en Bosnie.

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Média : RTL - Europe 1 - France 3 - M6 - La Chaîne de l'Info

Texte intégral

Interview du ministre des affaires étrangères, M. Alain Juppé, à RTL (Paris, 21 juillet 1994)

Q. : Alain Juppé bonjour ; on peut dire que l'alerte a été chaude et que le Parlement européen a voulu rappeler ainsi que désormais, il faudrait peut-être ajouter un 13e à table ?

A. Juppé : Une majorité est une majorité. Je me réjouis, en ce qui me concerne, que la candidature de Monsieur Santer soit maintenant définitivement acquise, pour 2 ou 3 raisons toutes simples ; d'abord parce que c'est un Européen convaincu et que ça vaut mieux dans cette fonction, ensuite parce que c'est un homme d'expérience. Il a exercé depuis longtemps des responsabilités importantes et puis enfin personne ne le dit, mais ça n'est pas indifférent pour nous, c'est un ami de la France et je crois que ça compte aussi.

Q. : Mais le Parlement européen a rappelé quand même qu'il existait.

A. Juppé : Mais personne n'en doutait.

Q. : Les Français font tout ce qu'ils peuvent mais la tâche est, parait-il, insurmontable ?

A. Juppé : Elle n'est évidemment pas à la mesure de la France seule. Il y a maintenant plusieurs semaines que la France avertit de l'ampleur du désastre humanitaire qui est en train de se préparer. Le Premier ministre, Monsieur Balladur et moi-même, sommes mêmes allés à New York devant le Conseil de sécurité des Nations Unies, il y a à peine 10 jours, pour le dire, publiquement devant la communauté internationale. Alors il faut réagir parce que, hélas, c'est ce qui est en train de se produire, non seulement au Rwanda, mais comme vous venez de le dire, au Zaïre et peut-être dans d'autres camps de réfugiés.

Q. : Votre secrétaire général au Quai d'Orsay, accompagné de militaires de haut rang, s'est rendu à Kigali justement pour rencontrer ceux dont vous avez, il y a deux jours, reconnu la victoire, le Front Patriotique Rwandais. Qu'attendez-vous de cette rencontre ?

A. Juppé : Je crois que pour essayer d'endiguer le flux des réfugiés et de limiter l'ampleur du désastre que nous venons d'évoquer, il y a deux choses à faire :
D'abord la mobilisation des organisations humanitaires. La France est présente, déjà. Nous allons d'ailleurs envoyer très prochainement médecins et médicaments pour essayer de remédier aux épidémies qui sont en train de se déclencher. Il faut que les agences des Nations Unies, il faut que les organisations non gouvernementales, il faut que les grandes puissances, qui ont de l'argent, qui ont des moyens, viennent aussi nous aider, parce que ça ne s'est jamais vu ailleurs depuis des décennies dans le monde, un tel désastre.

Et puis la deuxième chose qu'on peut faire – et j'en viens plus directement à votre question – c'est voir avec ce nouveau gouvernement, qui dit qu'il a gagné la guerre, comment les réfugiés vont pouvoir rentrer chez eux. C'est la seule véritable solution à terme. Si on laisse des millions de gens hors de leurs villages, hors de leurs maisons, sur les routes, on n'arrivera pas à trouver la solution et voilà pourquoi nous avons envoyé cette mission, pour voir comment le nouveau gouvernement de Kigali peut rassurer les populations et les faire rentrer chez elle.

Q. : Justement le Premier ministre, de Kigali, dit : nous ne sommes pas de ceux qui remplissent un stade pour tirer sur ceux qui s’y trouvent.

A. Juppé : Oui mais ce n'est pas là le problème. Le problème du nouveau gouvernement, c'est de rassurer les réfugiés pour qu'ils rentrent chez eux et moi je lance un appel à ce gouvernement ; êtes-vous capable, aujourd'hui, oui ou non, de rassurer les populations qui sont parties ? Êtes-vous capable de leur assurer, dans votre État, dans votre pays, le Rwanda, dont vous assurez le gouvernement, êtes-vous capable de leur garantir la sécurité ? C'est ça la vraie question.

Q. : Car on croit savoir que le FPR ne permettrait pas, à n'importe qui de regagner le territoire ?

A. Juppé : J'entends, comme vous, un certain nombre d'informations, que je n'ai pas vérifiées pour l'instant, qui sont alarmantes de ce point de vue-là. Si l'on n'est pas capable de renouer avec un processus de réconciliation nationale, de pratiquer le pardon, sauf pour les responsables bien entendu des génocides, qui doivent être identifiés et jugés, mais si les malheureux qui sont sur les routes ne sont pas appelés à rentrer chez eux, alors le désastre sera incontrôlable.

Q. : Enfin Alain Juppé, qu'avez-vous à répondre à la remarque cinglante de Roland Dumas ce matin sur RTL, avec Michèle Cotta, sur l'intervention française au Rwanda, a-t-il dit, en dépit du bon sens ?

A. Juppé : Je ne voudrais pas être cinglant à mon tour, mais je serais quand même tenté de dire à Monsieur Dumas de reprendre un peu ses dossiers, de se remettre un peu au courant des affaires, il semble que depuis un an il ait perdu le contact. Il a dit en particulier une énormité, en reprochant à la France d'avoir retiré au mois d'avril dernier, ses casques bleus du Rwanda. Nous n'avons jamais eu de casques bleus au Rwanda et surtout pas au mois d'avril. Vous voyez que Monsieur Dumas a perdu un peu le contact de son ancien métier.

Q. : Troisième sujet de politique étrangère, la Bosnie, toujours et encore, avec la non réponse des Serbes bosniaques sur les propositions de répartition du territoire, mises au point à Genève. Monsieur le ministre, je vous sens très inquiet. Il ne reste plus que 10 jours aux Serbes pour changer d'avis et accepter ce plan de partition, compte tenu de leur comportement antérieur, pas beaucoup d'illusions à se faire, alors qu’elles peuvent être les conséquences ?

A. Juppé : C'est vrai que je suis inquiet car la situation en Bosnie, à Sarajevo, mais aussi en Croatie, voisine, est extrêmement tendue et que la guerre peut reprendre à tout moment.

La réponse des Serbes de Bosnie n'est pas acceptable. Je suis allé moi-même sur place à Pale – puis ensuite à Belgrade, expliquer avec mon collègue britannique, que nous attendions une réponse claire, pas un oui mais, pas un oui si, un oui tout court, à la proposition que les grandes puissances avaient faite et qui était une bonne proposition.

Il faut donc que les Serbes sachent, dans les quelques jours qui nous séparent de la réunion ministérielle, que nous serons tout à fait déterminés sur ce point et que s'ils n'acceptent pas ce plan, nous prendrons les mesures qui sont prévues, à savoir le renforcement des sanctions, une stricte application des mesures prévues dans les zones d'exclusion, avec le cas échéant, l'utilisation de la force aérienne pour faire respecter ces dispositions et au bout du chemin, s'ils persévèrent dans un comportement suicidaire, une solution, que pour ma part j'ai toujours qualifiée de solution de désespoir et qu'il faudra bien envisager le cas échéant, c'est-à-dire la levée de l'embargo sur la fourniture des armes, avec les conséquences que cela comporterait sur nos propres troupes qu'il faudrait évidemment retirer du terrain.

Je voudrais ajouter que je ne comprends pas la toute dernière réaction du Président Izetbegovic, et je l'appelle à garder sang-froid et raison. Il a dit oui, ça n'était pas un oui sous condition de l'acceptation de l'autre partie, c'était un oui et pour que les sanctions de la communauté internationale soient appliquées, il faut que l'une des deux parties dise oui et que l'autre dise non.


Interview du ministre des Affaires étrangères, M. Alain Juppé, à Europe 1 (Paris, 21 juillet 1994)

Q. : Quelle est votre réaction après l'échec des négociations sur la Bosnie ?

A. Juppé : Il est peut-être prématuré de parler d'échec puisque c'est le 30 juillet que le groupe de contact, au niveau ministériel va se réunir pour tirer les conséquences de la situation actuelle. La réponse des Bosno-Serbes est inacceptable. Nous les avions prévenus, puisque nous sommes allés, mon collègue britannique et moi-même, à Pale et à Belgrade la semaine dernière. Nous attendions un oui sans condition, un oui à la carte proposée par la communauté internationale, il y a certes d'autres sujets à discuter mais il faut d'abord dire oui à cette carte pour continuer à parler. Leur réponse est assimilable, en l'état actuel des choses à un non et ils doivent savoir que cela, nous ne l'accepterons pas, et que nous sommes décidés à mettre en œuvre les sanctions prévues dans l'hypothèse où ils persisteraient dans ce refus. Par ailleurs, les autorités de Sarajevo et le Parlement de la fédération croato-musulmane a accepté et je ne veux voir dans la déclaration du Président Izetbegovic qui retire cette acceptation qu'un mouvement d'humeur. Il faut, je le souhaite de tout cœur, que les Croato-musulmans continuent à tirer profit de la décision qu'ils ont courageusement prise.

Q. : En cas d'échec confirmé, peut-on envisager à terme une levée de l'embargo sur les armes ?

A. Juppé : Nous avons très précisément défini dans le plan de Genève les mesures que nous prendrions : d'abord, le durcissement des sanctions et leur application effective, en second lieu, un strict respect de ce que l'on appelle les zones d'exclusion en Bosnie avec l'utilisation de la force pour les faire respecter. Enfin, au bout du chemin, si on ne peut pas faire autrement et malgré les conséquences graves que cette mesure pourrait comporter, la levée de l'embargo sur la fourniture des armes avec le retrait de la FORPRONU qui va de soi dans de telles circonstances. J'espère que l'on pourra éviter une telle extrémité.

Q. : Le Rwanda : la situation est plus que dramatique, comment peut-on encore réagir, que pouvons-nous encore faire ?

A. Juppé : Il y a plusieurs semaines que la France avertit la communauté internationale qu'un désastre humanitaire sans précédent est en train de se préparer au Rwanda, et on y est aujourd'hui : au Rwanda même mais également à la périphérie du Rwanda, au Zaïre où des millions de réfugiés se sont massés. Que faire ? D'abord mobiliser tous ceux qui peuvent aider en envoyant des vivres, des médicaments, des vaccins, des médecins, des équipes chirurgicales. La France fait plus que sa part, déjà depuis des semaines et des semaines ; les Nations Unies commencent à se mobiliser ; l'Europe a dégagé des crédits il y a 48 heures, il faut que les autres grandes puissances suivent cet exemple. La deuxième réponse à ce drame sans précédent, elle est de caractère politique, on ne pourra pas continuer à nourrir indéfiniment deux ou trois millions de réfugiés dans des camps, même si tout le monde s'y met. Il faut qu'ils puissent rentrer dans leurs villages et dans leurs maisons. Cela dépend en très grande partie du nouveau gouvernement de Kigali, ce sont ses ressortissants, ses nationaux, ses citoyens, il faut qu'il les rassure, qu'il les appelle à rentrer à la maison. Il faut certes châtier les responsables du génocide, mais trois millions de personnes ne sont quand même pas responsables du génocide. Celles-là, il faut, je le répète, leur donner des raisons de rentrer chez elles.

Q. : Le retrait des troupes françaises est-il toujours d'actualité ?

A. Juppé : La France poursuivra ses objectifs dans le délai qu'elle s'est fixé, nous sommes en train d'en discuter à la fois avec le gouvernement de Kigali et avec les Nations Unies. Les Nations Unies nous indiquent que 2 000 hommes environ sous casques bleus seraient disponibles à la mi-août, ce qui permettrait d'assurer la relève. Il va de soi que, par exemple, à Bujumbura où nous sommes en train de créer une plate-forme humanitaire, la France continuera à acheminer l'aide comme elle a été, hélas, trop longtemps seule à le faire, depuis le début de ce drame.


Interview du ministre des Affaires étrangères, M. Alain Juppé, à France 3 (Paris, 21 juillet 1994)

Q. : Monsieur le ministre, comment enrayer aujourd'hui ce flux, cette marée de réfugiés que l'on voit sur les images qui nous parviennent du Rwanda ?

A. Juppé : Permettez-moi d'abord de rappeler que depuis plusieurs semaines la France avertit de ce qui va se passer. M. Balladur et moi-même sommes même allés au Conseil de sécurité des Nations Unies pour dire que la plus grande catastrophe humanitaire des dernières décennies était en train de se préparer. Hélas, on y est. Que faire ? Tout d'abord, augmenter l'aide ; la France fait ce qu'elle peut, avec ses avions, avec les organisations humanitaires, avec les médecins, les médicaments que nous allons envoyer.

Q. : Qu'allez-vous faire maintenant concrètement que la situation est devenue tragique ?

A. Juppé : Nous installons une cellule humanitaire à Bujumbura, au Burundi avec l'autorisation des autorités burundaises, de façon à augmenter le pont aérien ; nous envoyons, je viens de le dire, des médecins, des vaccins, des équipes sur le terrain, et nous essayons de mobiliser les autres. La France ne peut pas faire toute seule, il y a des millions de réfugiés.

Q. : Vous lancez un appel ?

A. Juppé : Bien sûr : un appel aux Nations Unies, le Haut-commissariat aux réfugiés est en train de se mobiliser. Un appel également à l'Europe : nous avons obtenu avant-hier que des crédits importants soient dégagés à cet effet. Et un appel aux grandes puissances : il y a des grandes puissances qui ont des moyens, qui ont de l'argent, il faut qu'elles viennent.

Q. : Nous sommes seuls pour l'instant ?

A. Juppé : Pas tout à fait seuls pour l'instant, il y a déjà des organisations humanitaires qui travaillent sur le terrain, au Burundi aussi, les Nations Unies se mobilisent. Et puis il y a une deuxième chose qu'il faut faire, sur laquelle il faut insister, parce que on ne peut pas indéfiniment « faire du pont aérien » pour s'occuper de millions de réfugiés ; il faut que ces réfugiés puissent rentrer dans leur village et dans leur maison.

Q. : C'est une solution politique que vous préconisez, c'est cela la solution ?

A. Juppé : Bien entendu, la seule vraie solution à terme est politique. Il y a maintenant un nouveau gouvernement à Kigali, il faut que ce nouveau gouvernement puisse rassurer ses citoyens, ses ressortissants, les Rwandais, tous les Rwandais pour qu'ils puissent rentrer chez eux. C'est ce que la mission, que j'ai envoyée hier soir avec l'accord du Premier ministre, sur place, à Kigali, est allée demander aux autorités rwandaises.

Q. : Le FPR, le nouveau gouvernement ne veut pas faire rentrer tous les réfugiés, c'est à dire bien entendu les Hutus. Donc, la population réfugiée ne va pas être rassurée de sitôt, qu'en pensez-vous ?

A. Juppé : On ne peut pas imaginer cela. Qu'est-ce que le Rwanda ? C'était avant ces événements, 6,5 millions d'habitants. On peut estimer que cinq à six cent mille ont péri, peut-être plus. Plusieurs centaines de milliers, un million et demi à deux millions sont partis ; parmi cette population, il y avait 80 à 85 % de Hutus : c'est leur pays, il faut qu'ils puissent rentrer chez eux, que les responsables du génocide soient châtiés. Il le faut, la France l'a demandé parmi les premiers. Que l'immense majorité de cette population, qui a été terrorisée ne puisse pas rentrer chez elle, ce serait inconcevable.

Q. : Ne trouvez-vous pas que l'opinion est assez apathique à l'égard du Rwanda, et malgré ces images épouvantables ?

A. Juppé : Non, je ne la trouve pas apathique. Nous avons beaucoup de témoignages de Français qui voient ces images et qui nous disent comment peut-on faire ? Nous les avons orientés vers les organisations humanitaires, je pense en particulier au Comité international de la Croix-Rouge qui a fait un travail formidable depuis plusieurs semaines dans toutes les parties du Rwanda.

Q. : Il reste que l'opération Turquoise n'a pas pu éviter cette catastrophe ?

A. Juppé : Mais ce n'était pas son objectif, comment voulez-vous que la France, seule, puisse éviter l'exode de trois millions de réfugiés ? Ce que nous nous étions proposé de faire, c'est à dire sécuriser une partie du Rwanda, nous l'avons fait : là où nous sommes, il n'y a pas eu de massacres depuis que nous y sommes, et le pont humanitaire fonctionne. Alors que les autres fassent pareil ! La France a sauvé l'honneur, il faut que la communauté internationale sauve le sien aussi.

Q. : La situation étant ce qu'elle est, la France va quand même se retirer avant le 22 août ou est-ce qu'au contraire, ne faudrait-il pas que les Français restent sur place ?

A. Juppé : Nous sommes en train de voir avec les autorités de Kigali comment la relève peut être organisée, également avec les Nations Unies. Le Secrétariat général des Nations Unies nous assure, que d'ici la mi-août, 2 000 hommes, des casques bleus cette fois-ci de la MINUAR, de la force des Nations Unies pourraient se déployer sur le terrain. Et par ailleurs, nous sommes prêts, au-delà du 31 juillet et du mois d'août à poursuivre notre aide humanitaire. Nous nous installons à Bujumbura au Burundi ; à partir de cette plate-forme humanitaire, nous continuerons bien sûr à assurer l'acheminement de médicaments ou l'acheminement de vivres.

Q. : 2 000 hommes suffiraient-ils dans le contexte actuel ?

A. Juppé : On ne peut plus poser le problème en ces termes. Aujourd'hui ce sont des tonnes de vivres qu'il faut acheminer par Goma, par Bujumbura, et ça je le répète, le voudrait-elle seule, que la France ne pourrait pas le faire seule. Une fois encore, je lance cet appel à tous ceux qui ne peuvent pas rester indifférents à ce qui se passe, parce qu'on ne l'a jamais vu à ce point-là.


Interview du ministre des Affaires étrangères, M. Alain Juppé, à M6 (Paris, 21 juillet 1994)

Q. : M. Juppé, aujourd'hui, on a appris que dans la zone de sécurité, protégée par la France et puis au Zaïre dans la zone de Goma, il y avait une épidémie qui avait débuté, une épidémie de choléra. Pensez-vous que c'est le rôle, la fonction des hommes de l'opération turquoise de faire en sorte que l'épidémie ne s'étende qu'au minimum, en tout cas, de donner une assistance aux personnes qui sont là-bas ?

A. Juppé : C'est ce que nous faisons depuis maintenant déjà plusieurs semaines puisque notre intervention avait un but strictement humanitaire. Il y a également plusieurs semaines que nous avertissons la communauté internationale de l'ampleur du désastre qui est en train de se préparer. Parce que nous ne pouvons pas tout faire tout seul, ce n'est pas à la portée de moyens de la France ; plusieurs millions de réfugiés, non seulement au Rwanda mais plus encore au Zaïre, à la périphérie du Rwanda. Il faut donc que toute la communauté internationale se mobilise. Les organisations humanitaires ont commencé à le faire, les Nations Unies aussi, l'Europe a dégagé lundi dernier des crédits supplémentaires et je me tourne maintenant vers les grandes puissances, qui ont des avions, des médecins, des possibilités de vaccination, qui peuvent épurer l'eau dans les camps de réfugiés car ce sont des centaines de milliers de vies qui sont aujourd'hui en cause devant un désastre humanitaire sans précédent depuis plusieurs décennies.

Q. : Il semble s'accélérer tout de même ce désastre humanitaire, depuis disons le début de la semaine. On voit de plus en plus de problèmes se développer dans les camps de réfugiés. Pensez-vous qu'il y a une réaction immédiate qui est possible ?

A. Juppé : Il faut qu'elle soit aussi rapide que possible, elle est trop lente, et c'est la raison pour laquelle nous renouvelons les appels que nous sommes allés lancer la semaine dernière, M. Balladur et moi-même, au Conseil de sécurité des Nations Unies. Je voudrais ajouter quelque chose : quelle que soit la nécessité de cette mobilisation humanitaire qui est urgentissime, il n'y a pas de solution durable si ces réfugiés ne peuvent rentrer eux. On ne pourra pas indéfiniment nourrir des millions de personnes dans les camps de réfugiés. Il faut que les nouvelles autorités de Kigali fassent en sorte que ces hommes et ces femmes qui sont des Rwandais, des nationaux du Rwanda puissent rentrer dans leur foyer, dans leur maison, dans leur village. Et pour cela il faut les rassurer en leur indiquant qu'ils pourront le faire en toute sécurité. Les coupables, les responsables du génocide doivent être châtiés, mais il n'y a pas trois millions de coupables, cela va de soi.

Q. : La France a déjà annoncé à plusieurs reprises et confirmé que le contingent français de l'opération turquoise quitterait le Rwanda et le Zaïre aux alentours du 21 août. À partir de ce moment-là il va y avoir une relève. Pensez-vous que cette relève sera à la hauteur du défi engagé aujourd'hui et du danger de catastrophe humanitaire ?

A. Juppé : C'est ce que nous essayons d'obtenir. Nous en discutons comme je l'ai dit avec le nouveau gouvernement de Kigali auquel nous venons d'envoyer une mission qui est en ce moment-même sur place et nous en discutons également avec les Nations Unies. Nous avons reçu l'assurance que dans le courant du mois d'août, 2 000 casques bleus appartenant à la MINUAR, cette force des Nations unis pour le Rwanda seraient présents sur le terrain. Je le répète, ceci n'est pas suffisant. C’est une mobilisation de toutes les organisations humanitaires qu'il faut provoquer, mobilisation aussi des grandes puissances et en même temps, excusez-moi de me répéter mais c'est un point essentiel, les conditions politiques permettant le retour des réfugiés.

Q. : Avez-vous une idée de la quantité d'aide qui est nécessaire aujourd'hui pour assurer un minimum vital aux réfugiés rwandais ?

A. Juppé : Dans la seule zone où la France intervient dans le cadre de l'opération turquoise, c'est 500 à 600 tonnes par jour de vivres et de médicaments, qui sont nécessaires. J'espère que l'on va enfin réveiller l'apathie internationale et que les moyens nécessaires pourront être dégagés.


Interview du ministre des Affaires étrangères, M. Alain Juppé, à la chaîne de l’info (LCI) (21 juillet 1994)

Q. : Peut-on dire aujourd'hui que la guerre au Rwanda est finie ?

A. Juppé : J'aimerais pouvoir le dire ; il semble que le Front patriotique rwandais ait atteint ses objectifs et qu'il contrôle aujourd'hui la quasi-totalité du territoire rwandais à l'exception Je la zone humanitaire sûre dans laquelle se trouve l'opération Turquoise. Lorsque j'émets cette réserve, je pense à tous ceux qui sont partis à l'extérieur : pour que la guerre s'arrête vraiment, il faut les rassurer, il faut qu'ils puissent regagner leur ma son, leur village, leur foyer, et que, le pays se stabilise ainsi, c'est la responsabilité du nouveau gouvernement qui vient de se constituer.

Q. : Pour les rassurer, lancez-vous un appel à ce nouveau gouvernement pour qu'il déclare qu'il ne va pas se livrer à une sorte de revanche ?

A. Juppé : Absolument, nous l'avons demandé publiquement, nous avons même décidé d'envoyer sur place, à Kigali, une mission constituée d'un diplomate de haut rang, le Secrétaire général du ministère des affaires étrangères, et d'un militaire également, de haut rang également, le général Germanos pour dialoguer avec le nouveau gouvernement et voir dans quelles conditions la relève de l'opération peut être organisée, parce qu'il n'est pas question pour nous de laisser des populations à la merci, de nouveau, de je ne sais quelle milice ou de je ne sais quel danger de massacre. Donc, les rassurer et que le gouvernement prenne sur ce point ses responsabilités.

Q. : Concrètement, cela veut dire quoi, du point de vue calendrier pour les troupes françaises ?

A. Juppé : Le calendrier est maintenu, nous avons une mission des Nations Unies, nous ne sommes pas là-bas comme cela, nous sommes sous un mandat des Nations Unies qui s'achève le 22 août. En toute hypothèse, à partir du 22 août, nous ne sommes plus mandatés, si je puis dire, pour intervenir. Le Premier ministre a toujours annoncé que notre retrait commencerait à prendre effet à la fin du mois de juillet, et c'est ce que nous préparons. Pour que les choses se passent bien, pour que dans la zone humanitaire sûre où nous avons sauvé des dizaines de milliers de vies humaines, où nous avons mis en sécurité un million et demi de personnes, pour que cela se passe bien, il faut d'une part que le gouvernement rwandais nouveau, je viens de le dire, assure la sécurité, il faut d'autre part que la force des Nations Unies puisse peu à peu se déployer. Nous avons reçu, sinon l'assurance, du moins la promesse que d'ici la mi-août, mille à deux mille hommes de cette force des Nations Unies viendraient sur le terrain et pour cela aussi nous sommes en contact permanent avec le Conseil de sécurité des Nations Unies.

Q. : Est-ce qu'une partie des troupes françaises pourrait rester là-bas ?

A. Juppé : Il est possible qu'une partie de notre dispositif non pas s'intègre à la MINUAR, donc à la force des Nations unis, puisque le FPR lorsqu'il était encore dans l'opposition ou dans la rébellion ne l'a pas souhaité, mais il est possible qu'une partie de notre dispositif assure une sorte de permanence logistique à la frontière du Zaïre.

Q. : Actuellement la mission de l'armée française est essentiellement humanitaire dans cette poche de sécurité ?

A. Juppé : Non, pas essentiellement : exclusivement. Nous avons bien dit que nous ne nous mêlerions en aucune manière du problème politique du Rwanda et que nous prendrions les mesures pour qu'aucune activité politique a fortiori militaire ne se déroule dans notre zone. Nous sommes là exclusivement pour protéger les populations. Il faut essayer de sauver des vies humaines, et c'est ce que nous avons fait.

Q. : Deux mille sept cents soldats français ne peuvent répondre à tous les problèmes humanitaires qui se posent aujourd'hui dans cette partie du Rwanda. Est-ce que vous avez le sentiment que les organisations humanitaires ont trop tardé ?

A. Juppé : Elles ont commencé à répondre à notre appel, je les ai réunies il y a une semaine, ici même à Paris, pour les sensibiliser à la situation. Le Premier ministre lui-même est allé, vous le savez, à New York, pour lancer un appel aux agences humanitaires des Nations Unies, le Haut-commissariat aux réfugiés, le programme alimentaire mondial, et nous voyons ce début de mobilisation s'instaurer aujourd'hui. Mais les problèmes sont immenses, non seulement dans notre zone – je l'ai dit, il y a environ un million et demi de personnes pour la plupart déplacées ou réfugiées –, mais également à la périphérie du Rwanda, au Zaïre, en Tanzanie, au Burundi, où il est très difficile d'obtenir des sources sûres. Nous avons à nous occuper de plusieurs millions de personnes et cela n'est évidemment pas à la portée de la France seule. Il faut que les Nations Unies s'y impliquent, et ceci a été décidé lundi à Bruxelles où on a dégagé des crédits importants pour aider à l'acheminement de l'aide humanitaire. Il faut enfin que les ONG soient en mesure d'intervenir. Vous le voyez, c'est une mobilisation de tous les acteurs internationaux, parce que c'est le désastre humanitaire le plus gigantesque que l'on ait connu depuis des décennies, des millions de personnes, on n’a jamais vu ça nulle part ailleurs.

Q. : L'opinion qui voit quotidiennement ces images terrifiantes se demande parfois ce qu'elle peut faire. Que peut faire l'opinion ?

A. Juppé : Je sais que l'opinion publique française est extrêmement sensibilisée parce qu'elle a un élan de générosité et de solidarité qui s'exprime, en toutes circonstances et particulièrement dans cette circonstance exceptionnelle, je veux insister là-dessus. Ce que l'on peut faire, c'est aider les organisations humanitaires, non gouvernementales, qui sont au travail. Je ne vais pas évidemment en donner la liste, ce serait signaler certaines plutôt que d'autres, j'aurai malgré tout une mention particulière pour la Croix Rouge internationale qui est sans doute une des plus actives, depuis le plus longtemps au Rwanda même. Donc, tout effort de solidarité et de générosité vis-à-vis de ces organisations qui apportent de la nourriture, des médicaments, des vaccins, des procédés pour traiter l'eau dans les camps de réfugiés – les risques d'épidémies sont aujourd'hui considérables – tout geste de solidarité vis-à-vis de ces organisations permettra de soulager une partie de l'immense souffrance de ces populations.