Texte intégral
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs,
Plus que jamais les questions de défense requièrent des idées claires, c'est-à-dire, d'abord, une analyse de la situation internationale et, en second lieu, la détermination précise des efforts que la Nation doit consentir pour maintenir son rang, et finalement sa liberté dans le monde.
Prenons par ordre, si vous le voulez bien ces deux volets, car on ne dira jamais assez qu'il est absolument vain de définir dans l'abstrait un effort global de défense, sans définir auparavant une doctrine ; et semblablement il serait vain de définir une doctrine de défense sans avoir une conception d'ensemble du monde tel qu'il est. Il faut donc, pour commencer, s'efforcer de voir et comprendre ce monde ; de voir tel qu'il est et non tel qu'on souhaiterait qu'il fut, en cédant, cela est arrivé souvent ces dernières années, à une sorte d'illusion lyrique sur les nouvelles perspectives d'une paix perpétuelle qui devait naître de la fin des idéologies ainsi que de l'autorité retrouvée de l'ONU.
Mesurons donc les évolutions du monde, ses rapports de force, ses équilibres et, peut-être par-dessus tout, ses déséquilibres. Après quoi, nous pourrons en venir à notre instrument de défense proprement dit, ses principes et ses moyens.
Regardons, pour commencer, le monde aujourd'hui, 1994, ce n'est déjà plus 1987 ni 1988, années du dégel soviétique, ni 1989, aube prometteuse d'un siècle nouveau, ni 1990 avec les tentatives de nouvel ordre fondé sur le droit international. Il est en effet notable que bien des commentateurs, et peut-être même quelques responsables, parlent du monde actuel en le prenant pour le monde d'hier, je veux dire cette décennie 80 qui a connu des évolutions rapides et généralement favorables mais qui est bel et bien révolue. Nous n'en sommes plus, déjà plus, à la Pérestroïka, au Printemps des peuples, ni même aux grands espoirs de sécurité collective d'un nouveau genre où certains esprits hâtifs eurent l'imprudence de discerner, après Hegel et Marx, fût-ce contre eux aussi, les prémices de la fin de l'histoire. Hélas et aussi heureusement, l'Histoire nous y sommes encore plongés pour un bon moment ; et elle va si vite que nous n'en sommes plus, répétons-le, aux grandes perspectives ouvertes par la disparition des blocs que certains chantent encore, ni même à ces dividendes de la paix que certains feignent toujours de croire d'actualité.
De 1989 à 1994, cinq ans se sont écoulés. La paix internationale ou civile s'est trouvée confortée dans le sens que l'on croyait discerner ne 1989, sur des terrains aussi divers que l'Amérique centrale ou l'Afrique du Sud, et peut-être l'Orient si proche. Mais dans le même temps, de nouvelles guerres ont éclaté ici ou là, terriblement meurtrières, en Somalie et au Tadjikistan, des plaies qu'on croyait refermées se sont rouvertes en Angola, en Afghanistan, au Soudan et en bien d'autres points du globe. Enfin et surtout, la communauté internationale a montré qu'elle ne pouvait comme elle l'avait cru un peu vite, avoir réponse à tout, même lorsqu'elle savait mobiliser la force du droit et la légitimité des casques bleus. Pis encore, du moins pour nous, le conflit le plus dévastateur et le plus scandaleux pour nos valeurs, est survenu à nos portes, au cœur de notre continent, dans cette Yougoslavie qui, dans le visage pantelant et martelé de Sarajevo, semble vouloir nous signifier le prix de nos illusions perdues. Ailleurs encore, au Kosovo, en Moldavie, aux confins baltes de la Russie et dans le Caucase où brûlent à feux encore couverts plusieurs Yougoslavie, la guerre menace. Et notre belle Europe, qui fut relativement épargnée pendant des années de guerre froide, retrouve avec étonnement et inquiétude la perspective renouvelée de violences à large échelle.
Dans ce contexte assombri, d'autant plus assombri que les conflits déclarés sont moins nombreux que les conflits potentiels, nous sommes contraints, Mesdames et Messieurs, de revenir à une pensée stratégique plus classique que les utopies généreuses de 1989-90 ne l'auraient sans doute imaginé, donc de revenir à une conception plus classique de la politique étrangère et même de la Politique tout court.
Certes la politique de la France repose toujours sur l'idée selon laquelle la paix ne peut être garantie que dans la dialectique et l'indépendance et de l'équilibre des nations auxquels j'ajoute un troisième terme, celui de défense suffisante, qui seule peut rendre l'une et l'autre durables. Tel est le triptyque sur lequel repose la conception française de ce que nos amis anglo-saxons appellent la sécurité et qui n'est que le nom moderne donné à la paix.
Il s'agit là de concepts un peu perdus de vue aujourd'hui mais auxquels, je le répète, les évolutions rapides des dernières années font obligation de revenir. Il y a là une véritable mutation intellectuelle à opérer : l'idée s'est faite jour en effet au cours des années 80 que l'on pourrait, après tout, se passer de toute analyse prenant en compte la géographie des puissances, l'autonomie de décision des nations, et même les rapports de force interétatiques. On s'est complu à montrer qu'il était désormais superflu de réfléchir sur les voies et les moyens de se défendre, plus personne ne songeant à nous agresser (évidence dont on a déduit un peu vite que plus personne n'y songerait jamais). Finalement, comme l'écrivit récemment dans la revue Stratégique avec une savoureuse ironie le général Poirier : « Une révolution sans précédent des esprits s'était chargée de renvoyer la trop humaine volonté de puissance et de tyrannie des armes à des stades infantiles de l'humanité. Ce constat », poursuivait le général Poirier, « donnerait à croire que les temps étaient enfin venus, qu'annonçait l'Écriture, et que la brebis dormirait bientôt entre les pattes du lion ».
La caricature est moins poussée qu'on ne le croit. Si nous y regardons de près, la pensée stratégique a beaucoup souffert en France, certainement davantage qu'outre-Atlantique, du sentiment largement répandu que la disparition de l'ennemi déclaré signifiait celle de toute menace sérieuse jusqu'à la fin des temps. La pensée stratégique n'était plus de mise, remplacée par la réflexion sur le marketing et les nouvelles technologies, mais aussi par des spéculations purement juridiques sur un nouveau droit international – mouvement qui contribua d'ailleurs, de façon hélas significative, à emporter certaine institution chargée des études de défense nationale…
Double erreur en vérité : d'abord parce que la disparition de l'antagonisme entre les deux grands pôles idéologiques et militaires ne signifie nullement la disparition d'antagonismes entre les autres nations. Elle libère plutôt les potentialités d'affrontements localisés qui ne sont plus gérés par les blocs organisés en alliances.
La deuxième erreur procède d'une même amnésie. Si la pensée stratégique fut organisée pendant plus d'un siècle, en vérité, qu'on me pardonne, depuis 1970, autour de la détermination quelquefois obsessionnelle d'un ennemi unique, l'Allemagne d'abord, l'Union soviétique ensuite, il ne faut pas oublier que, de l'effondrement de l'empire espagnol en 1659 à la naissance du Reich dans la galerie des Glaces, la France, malgré la fréquence de ses affrontements avec l'Angleterre, ait pris le parti de raisonner en terme d'ennemis potentiels et non d'ennemis déclarés : c'est de nouveau la situation que nous connaissons aujourd'hui. En un mot, nous avons connu pendant des siècles cette posture stratégique de veille générale qui évoque singulièrement d'expression « tous azimuts » que le général de Gaulle, dépositaire de cette pensée stratégique qui avait trouvé son apogée avec Vauban, Suffren et Guibert, a commencé à remettre au goût du jour, à la fin des année 60.
Aujourd'hui nous revenons à un monde multipolaire, qui donne un caractère prophétique aux intuitions du général de Gaulle. Nous sortons par la force des choses, comme il l'avait vu, de cette obsession de l'ennemi unique dont on vit d'ailleurs à quels errements elle put conduire dans l'entre-deux-guerres, et qui nous fit perdre de vue l'essentiel : la vraie menace, toujours, c'est le déséquilibre de l'ordre international, déséquilibre qui peut apparaître loin de nos frontières mais qui risque toujours de s'en rapprocher et de nous entraîner dans un conflit général. Telle est, bien plus qu'un ennemi obsessionnel, la vraie menace !
Plus d'ennemis désignés, soit ! Mais l'attente stratégique n'est pas la fin de la stratégie elle-même. Au contraire. La réflexion stratégique devient plus compliquée : la menace n'ayant plus de visage, elle peut prendre tour à tour tous les visages…
Et ce n'est pas tout : car, à la multiplication des acteurs libérés par la fin de la politique des blocs, s'ajoute une multiplication rapide des types de menaces (la prolifération des armes de destruction massive, celle des vecteurs à longue portée, les risques écologiques, le terrorisme, et d'autres encore…) en sorte que nous devons prendre en compte et « penser ensemble » une combinaison de paramètres beaucoup plus large que par le passé. Nous voici donc face à une problématique plus compliquée que jamais.
Hélas, comme il devait arriver en bonne logique, voici que, au moment même où le tableau se complique, les cadres connus se dérobent. Les cadres, c'est d'abord, depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, l'Alliance atlantique. Or, ne nous voilons pas la face : avec le retrait rapide de la présence américaine et son maintien prévu à un niveau relativement faible de 100 000 hommes, d'autres priorités s'imposeront à Washington. Le « découplage » entre États-Unis et Europe entre peu à peu dans les faits, et cela plus rapidement qu'on n'ose le voir. Le projet de « forces opérationnelles interarmées combinées » évoqué lors du récent sommet de l'Alliance atlantique, n'en est que la plus récente illustration.
Virtuellement, l'Europe est donc seule face à elle-même. Les apparences juridiques sont toujours celles d'un engagement américain, mais 80 % des effectifs conventionnels de l'Alliance sont européens, mais la seule dissuasion immédiatement opérationnelle repose en première ligne sur les forces nucléaires française et britannique. À moyenne échéance, ces évolutions sont incompatibles avec le fonctionnement actuel de l'OTAN, largement inchangé depuis 1955, et notamment le maintien d'officiers américains à la tête des principaux commandements militaires, à commencer par le commandement suprême. Tout cela est illogique et ne saurait durer, d'autant plus que le traité de l'Atlantique Nord n'est appliqué depuis 1969 que par tacite reconduction et que le traité de Bruxelles, signé pour cinquante ans, ne sera plus en vigueur à partir de 1998. Même sur le plan juridique, il nous faudra donc repartir sur de nouvelles bases.
Le dernier sommet de Bruxelles est fort révélateur de ces tendances. À l'embarras prévisible des dirigeants de l'Alliance face aux demandes des nouvelles démocraties de l'Est correspond un appel (bien plus précis qu'il ne l'avait été lors du précédent sommet de Rome) à la création d'une véritable identité européenne de défense. C'est là, d'ailleurs, la confirmation de ce que nous avons toujours dit, et notamment de notre institution fondamentale selon laquelle la sécurité de l'Est et du Centre de notre continent ne peut être assurée que sur des bases proprement européennes. Quant à la sempiternelle question de l'intégration, constatons que la tendance apparue au sommet de Bruxelles est d'alléger les dispositifs de l'organisation, ce qui, combiné au retrait progressif d'une partie de l'effectif américain, augure mal de la pérennité du dispositif intégré. Qu'on le veuille ou non, je le répète, l'OTAN est désormais en porte à faux, elle ne peut répondre aux besoins du nouveau paysage européen. À nous de mettre en place autre chose.
Mais l'OTAN n'est qu'un cas extrême, et l'on pourrait dire sans exagérer que tous les instruments de défense ou de sécurité dont s'est dotée l'Europe, traduction d'un équilibre politique révolu, sont frappés d'obsolescence, ou à tout le moins d'insuffisance. Cela ne veut pas dire que les instruments actuels doivent être supprimés sans autre forme de procès, mais seulement qu'ils doivent être adaptés au nouveau paysage politique européen.
C'est ici, Mesdames et Messieurs, que se situe la grande nouveauté : à la dimension nationale se superpose désormais une dimension européenne de la sécurité. J'ai eu récemment l'occasion de m'exprimer sur ce sujet à l'université de Paris-Dauphine, et de rappeler cette évidence : aujourd'hui le fait nouveau n'est pas que toute menace a disparu pour toujours, mais que les menaces se mesurent de moins en moins à l'échelle nationale et globale comme sous la guerre froide, mais de plus en plus à l'échelle régionale. Notre double réponse fondée sur la dissuasion pour la Nation et la participation à l'Alliance atlantique pour le conflit global ne suffit donc plus. Un exemple, celui de Tchernobyl, a montré abondamment que la notion de sécurité incluant les menaces nouvelles concernait simultanément plusieurs pays. En d'autres termes, il nous faut mettre en place de nouvelles structures de sécurité à l'échelle régionale, c'est-à dire du continent européen tout entier. C'est pourquoi j'ai appelé de mes vœux la création d'une Organisation de la Grande Europe qui regrouperait tout le continent, mais rien que le continent, et qui comporterait une mission large de sécurité.
Quelle peut être l'architecture de cette organisation ? Toute la difficulté est de discerner, dans les structures existantes, ce qui meurt et ce qui peut et doit évoluer pour trouver place dans la nouvelle architecture d'ensemble. Car rien ne serait pire que de superposer à l'infini les agences, les secrétariats, les conférences, les organisations, que sais-je encore ? dont les organes sont ou seraient tôt ou tard concurrents. L'absence d'une structure politique unique a, jusqu'à présent, interdit à chacun des organes existants de représenter « toute l'Europe mais rien que l'Europe ». Donc, tout ce qui existe doit être supprimé, ou doit évoluer. Choisissons plutôt de supprimer le moins possible, de proposer à nos partenaires de réforme tout ce qui peut l'être, et d'ordonner l'ensemble autour du nouveau schéma politique, lequel ne peut être autre, je le crois, que paneuropéen.
Tâche ardue mais finalement exaltante et qui mériterait, je pense, que les instituts de réflexion stratégique français recherchent les moyens par lesquels nous pouvons créer, à partir des multiples organismes existants, des instances techniques qui seraient mises à la disposition du futur Conseil de l'Organisation paneuropéenne. En sachant toujours – ne renouvelons pas les erreurs passées – que ces structures doivent demeurer techniques, c'est-à-dire être clairement conçues comme des organisations de service, la paix, reposant toujours, à la fin des fins, sur la volonté politique des États et l'engagement des citoyens. On peut penser à une série d'agences spécialisées : un organisme européen chargé de la réflexion stratégique et des échanges militaires ; une autre agence serait chargée de la prévention des conflits ; une troisième veillerait à mieux organiser la coopération en matière d'armement (mais je ne peux manquer de relever qu'un certain volontarisme est ici nécessaire, assorti s'il le faut d'une préférence européenne d'achats d'armements car il n'est pas normal, décidément, qu'en cette matière le commerce européen soit inférieur en volume au commerce transatlantique). Enfin une quatrième agence, plus neuve, se verrait confier les aspects nouveaux de la sécurité : menaces écologiques, approvisionnements énergétiques.
Je ne peux pas aller trop avant dans les détails, puisque aussi bien il appartient à tous nos partenaires européens de faire des propositions. Cette entreprise étant une entreprise autrement politique, nous pourrions commencer par créer une instance politique : un conseil de la Grande Europe réunissant des délégations des gouvernements et des Parlements assorti d'un bras séculier essentiel qui serait au centre du dispositif, à savoir un véritable conseil de sécurité européen.
Tels sont les cadres que l'on peut proposer. L'essentiel est de comprendre qu'à l'objectif traditionnel d'indépendance nationale s'ajoute un objectif plus neuf : donner à la France un poids politique suffisant pour lui permettre de jouer tout le rôle qui est le sien dans la construction de l'Europe. Finalement, nos armées constituent un môle solide (peut-être le môle le plus solide) d'une future défense européenne : nous avons donc le devoir de les moderniser, au nom même de notre idéal européen.
À ces actions continentales, s'ajoutent pour la France les obligations qu'elle a contractées au grand large et qui sont plus que jamais la condition de notre vocation mondiale – dont beaucoup soit dit en passant repose sur la Marine nationale, à laquelle il faut coûte que coûte donner les moyens de faire face à la diversification de ses missions. Énumérons rapidement nos obligations : la solidarité avec nos alliés d'Afrique, dont l'indépendance et la sécurité seront inévitablement menacées ici ou là, comme elles l'ont été par le passé, à Djibouti, au Tchad, au Rwanda, mais aussi la sécurité des départements et territoires d'outre-mer, avec leur espace maritime et leurs enjeux stratégiques – car c'est là que se jouent aujourd'hui, entre autres, l'avenir du programme spatial européen et celui de la dissuasion nucléaire indépendante de l'Union européenne. N'oublions pas enfin la sécurité des approvisionnements et du commerce international par voie maritime.
Ces contraintes inscrites dans notre histoire et notre géographie conduisent à la recherche d'un équilibre permanent dans nos moyens qu'il n'est pas facile d'atteindre, mais qu'il faut malgré tout rechercher. Voyons-le à présent.
Les cadres étant exposés, il devient plus simple de définir un optimum pour notre effort de défense.
Je ne peux évidemment passer ici en revue tous les éléments, si divers, qui contribuent à forger notre outil de défense. Mais j'aimerais insister sur quatre points d'application majeurs qui constituent à la fois les points névralgiques et les symboles, à nos propres yeux comme vis-à-vis des autres pays de la planète, de notre volonté de préserver le rang des armées françaises. Cette volonté sera clairement marquée ou non, selon que nous saurons prendre, ou non, des décisions fermes sur ces quatre points : d'abord la modernisation constante de l'arme nucléaire et la poursuite des essais ; puis le maintien des industries de défense notamment par le respect des grands programmes ; ensuite la sauvegarde des missions propres des armées ; enfin l'implication plus grande du peuple et de ses représentants, notamment à travers le Parlement, dans l'effort de défense.
Le premier point, cela ne vous étonnera pas, est à mon avis l'arme nucléaire. Je sais que certaines voix s'élèvent pour juger l'arme obsolète : on vous explique savamment qu'elle ne correspond plus à l'évolution des menaces (comme si d'ailleurs on en connaissait clairement aujourd'hui la nature) ; on lui reproche d'être une arme ancienne ; et l'on va jusqu'à nous démontrer qu'elle ne se concevait que dans le cadre de l'affrontement entre les blocs, argument plus surprenant encore.
Il n'y a là, je crois, que la reprise de vieilles litanies et l'on s'amusera en remarquant que les arguments d'aujourd'hui contredisent à l'occasion ceux qui étaient développés dans les années 60, lorsque l'on prétendait que la rigidité des alliances était précisément la meilleure garantie pour notre sécurité et qu'il n'était nul besoin de panoplie indépendante. Tout cela n'aurait pas grande importance si la question ne revenait pas actuellement sous un angle nouveau, celui des essais. Parlons donc des essais, ce à quoi nous invitent d'ailleurs le rapport de la mission d'information parlementaire de M. Galy Dejean et le débat actuel sur les orientations du « libre blanc ».
Chacun se rappelle que la suspension des essais fut décidée en 1991, sous la pression d'une forte sensibilité écologique. Petites causes, grands effets. Cette suspension était présentée comme un simple moratoire, la France se posant comme exemple pour les autres puissances nucléaires. Or nous n'avons abouti qu'à une suspension des puissances nucléaires officielles : la Chine ne s'est pas associée durablement à ce processus ; les États-Unis pour leur part ont acquis des moyens de simulation dont nous ne disposons pas et peuvent par ailleurs moderniser leur arsenal au moyen d'essais non visibles ; la Russie n'est pas à l'heure actuelle en mesure de poursuivre ses programmes sous quelque forme que ce soit. En fait, ce moratoire concerne surtout notre pays : il a pour résultat essentiel de nous faire prendre du retard.
Comme l'a dit le ministre de la Défense, la question n'est donc pas de savoir s'il faut reprendre les essais, mais quand. Car, s'il est vrai qu'aujourd'hui la capacité de dissuasion de la France demeure, l'absence de qualification de nouveaux systèmes d'armes comme l'absence des essais, nécessaires pour acquérir les capacités de simulation, conduiront à perdre ce niveau de suffisance que le Président de la République lui-même considérait comme l'objectif à atteindre. A fortiori si l'on pense que la composition de notre arsenal nucléaire doit évoluer en fonction du contexte international.
J'ajoute que les incertitudes entourant la prolifération d'armes de destruction massive montrent que la sécurité de notre pays passe plus que jamais par une capacité nucléaire indépendante. Celle-ci doit comporter au moins deux systèmes d'armes, dont il n'est pas besoin d'ailleurs de préciser par avance les conditions d'emploi, tant sont grandes la diversité des menaces potentielles et la variété de leurs auteurs. S'il est un domaine où la situation actuelle de cohabitation peut porter atteinte aux intérêts vitaux de notre pays, c'est bien celui-là, et je veux souhaiter pour la France que la conscience qu'a le gouvernement de ce qui doit être fait en la matière, se traduira au plus tôt par la mise en œuvre de ses choix profonds.
Faut-il rappeler que la doctrine française est celle de la dissuasion minimale ? Faut-il insister sur ce fait, de pure logique, qu'il nous faut toujours rester au-dessus du seuil minimal, quelle que soit l'évolution des autres nations ? Le seuil est conçu non par rapport aux comparaisons avec d'autres arsenaux existants, mais par obligation d'infliger à un éventuel agresseur des destructions insupportables pour lui, supérieures à ce que nous pouvons représenter comme gain stratégique. Dès lors que plusieurs puissances gardent ou, mieux encore, acquièrent l'arme nucléaire, nous devons moderniser sans cesse la panoplie minimale en sachant que le critère qualitatif, pour lequel les essais sont primordiaux, l'emporte à présent sur le critère quantitatif. En sachant aussi qu'à l'heure où l'arme nucléaire est remise en question, il est indispensable de maintenir et de développer nos armes dites « d'ultime avertissement », terrestres ou aéroportées afin de bien donner à entendre, même si nous n'en maintenons qu'un petit nombre, que l'autorité suprême ne reculera pas.
Le Livre blanc et la loi de programmation militaire répondront sans doute aux inquiétudes évoquées dans les récents rapports de M. Galy Dejean et du commissariat général au plan. On peut certes s'interroger sur la portée exacte de ces exercices à l'approche d'une élection présidentielle alors qu'en matière de défense, le rôle du Président est prééminent. Il n'en demeure pas moins qu'à l'instar de la loi de programmation de 1986, la prochaine loi de programmation devra tracer des perspectives claires pour nos industries de défense. Elle devra en particulier fixer le calendrier définitif et le volume exact des commandes pour les grands programmes déjà engagés et qu'il convient de mener à leur terme. Tout le monde sait que chaque report dans le temps se révèle en fin de compte très coûteux pour le budget de l'État et crée pour les entreprises des incertitudes très lourdes, lesquelles finissent dans tous les cas par avoir des conséquences sur l'emploi. Ce qui me conduit également à souhaiter que, pour l'avenir, les budgets de la défense soient exécutés sans ces annulations de crédit que l'on vit trop souvent ces dernières années et qui ne sont pas convenables vis-à-vis de la représentation nationale.
J'estime également qu'il faut penser l'avenir, certes en termes de coopération européenne, mais aussi en termes d'indépendance en conservant nos capacités industrielles et notre savoir-faire technique. L'indépendance a toujours un prix, comme on l'a vu pour l'armement nucléaire ; c'est à la nation de définir le prix qu'elle accepte pour l'assurance de liberté que représente le maintien d'une défense indépendante. A cet égard l'existence du corps de l'armement est un atout maître de notre politique de défense. La DGA devient de plus en plus un maître d'œuvre plutôt qu'un fabricant direct de système d'armes, ce qui n'empêche pas que nous ayons plus que jamais besoin de ses capacités de réflexion, de recherche, de programmation et d'organisation industrielle.
Il est un troisième point sur lequel j'insiste : la défense des intérêts de la France doit rester, nous l'avons dit, notre priorité essentielle en matière de sécurité. Cela est vrai dans le domaine nucléaire comme dans le domaine des armements classiques. Cela s'applique également au choix de nos actions extérieures.
Or, depuis plusieurs années, l'on assiste à une dérive dangereuse qui consiste à proposer systématiquement nos forces pour des actions coûteuses, en vies, en matériel et en dotations financières sans que soient définis avec précision les objectifs politiques et militaires poursuivis. On peut tout demander à nos soldats, souvent appelés volontaires, sauf de s'engager dans des actions sans qu'ait été clairement définie leur mission.
Il n'est certes pas de mon propos de dire que la France doit se réfugier dans un égoïsme de nanti. Mais l'enfer est pavé de bonnes intentions et il arrive souvent que l'on contribue à attiser ou à compliquer un conflit en l'internationalisant à l'extrême.
Le courage de nos soldats ne pourra pas indéfiniment tenir lieu de politique et l'on voit bien aujourd'hui, en Yougoslavie comme en Somalie, que l'insuffisance des conceptions politiques et l'absence de cohérence des engagements souscrits par la communauté internationale ne peuvent être entièrement compensées par l'abnégation et la valeur des hommes sur le terrain. S'il est un domaine dans lequel l'Europe peut et doit s'organiser, c'est bien celui-là, afin de prévenir les conflits par des voies politiques au lieu de courir, une fois que la situation a dégénéré, après les solutions hasardeuses.
Cette redéfinition, soit dit en passant, ne peut que contribuer à stabiliser notre Armée de terre qui a subi ces dernières années des redéploiements draconiens, et qui a besoin de retrouver des cadres durables. Je ne peux tout traiter ici, mais dans cet ordre d'idées, je serai tenté d'en dire tout autant du service national, question déterminante qui n'apparaît pas réglée et qui ne le sera pas aussi longtemps que l'on n'aura pas le courage de lancer un large débat national. Enfin, je serais tenté aussi de préconiser une réorganisation, et surtout un renforcement, de nos services de renseignements qui sont, sur le territoire national comme à l'étranger, passez-moi l'expression, la pointe de notre épée, et de plus en plus à mesure que s'élargissent les missions modernes de la défense ; et l'on ne peut se retenir de penser que, sur ce point, la France reste à fleuret moucheté…
Je voudrais pour terminer insister sur un quatrième point, un point qui me tient particulièrement à cœur de par mes fonctions et que vous seriez étonnés de ne pas m'entendre évoquer : il s'agit du rôle du Parlement en matière de défense. À l'occasion du débat sur les essais nucléaires et de la préparation du Livre blanc, beaucoup de parlementaires ont pu avoir le sentiment d'être mal associés aux études conduites et mal informés. Il est vrai qu'en matière de défense le Président de la République, chef des Armées, a un rôle prééminent qu'il n'est pas question de nier ; il n'en demeure pas moins que le Parlement vote le budget de la défense, les lois de programmation militaire, et bien sûr, tous les textes organisant l'institution militaire.
Il est donc souhaitable et naturel qu'il dispose de toutes les informations utiles en matière de sécurité et qu'il puisse, en ce domaine comme dans tous les autres, exercer son droit de contrôle sur l'action de l'exécutif. Ce n'est à l'évidence pas toujours de cas à l'heure actuelle. Peut-être vos associations pourraient-elles retenir ce thème parmi leurs études à venir : la recherche d'une meilleure association des parlementaires à la politique de défense afin que plus de démocratie dans le choix de sécurité permette à l'esprit de défense d'être mieux enraciné dans la conscience des citoyens.
Mesdames et Messieurs, devant quel autre public développer ces idées qui sont miennes : car, si vous avez été auditeurs de l'IHEDN, c'est que vous partagiez cette conviction que la défense est l'affaire de tous. Si vous continuez à travailler sur les thèmes de défense au sein de vos associations, c'est que vous pensez que c'est de la réflexion collective que peuvent naître plus de démocratie et plus de sécurité. Soyez donc, sur ce sujet, nos alliés ! C'est parce que je partage cette conviction que j'ai souhaité vous recevoir en ce lieu. C'est le lieu où par excellence s'exprime la démocratie, cette démocratie qui garantit mieux que tout, la mobilisation des Français au service de la France, cette démocratie qui est, vous le savez bien, la condition première de notre sécurité, de notre rang, et finalement de notre liberté dans le monde.