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Un socialisme incertain
Pour les socialistes, une page est en train de se tourner, dans un trouble dont ils sont coutumiers. Nous ne saurions nous en moquer : il n'y a pas de parti politique heureux, sauf dans les quelques heures qui suivent l'annonce d'une victoire, sauf dans les rares fêtes où une famille d'esprit invoque sa mémoire et célèbre sa solidarité militante.
De fait, le congrès de Liévin ne fut pas celui du bonheur socialiste retrouvé, mais celui d'une attente apparemment apaisée et cependant vécue avec des sentiments mêlés. Malaise persistant et bonne conscience presque retrouvée. Retour aux sources et quête d'un inquiétant sauveur…
Le malaise était perceptible, lorsque le Président de la République vint commémorer la catastrophe minière de 1974 et saluer ses amis à l'hôtel de ville. Des acclamations certes, mais peu d'émotion dans la foule des délégués socialistes qui n'avaient été rejoints que par une très faible minorité d'habitants de Liévin – ville ouvrière s'il en est. Beaucoup de référence pour le chef de l'État, mais une prise de distance où l'on devinait tout à la fois le respect attristé de la souffrance, la gêne provoquée par le livre de Pierre Péan, la récapitulation amère des occasions manquées pendant ces quatorze années et le souci désormais prédominant des batailles à venir.
Entre le culte éhonté de la personnalité et cette nouvelle froideur, les socialistes n'ont jamais su trouver la juste mesure. Ils sont, de plus, en passe d'oublier leurs propres responsabilités dans les déconvenues et les échecs de la gauche depuis 1981. À Liévin, les délégués qui traversaient la ville à pied n'étaient pas rejetés par la population, mais ignorés et physiquement isolés : un congrès de cadres de l'industrie et du commerce aurait suscité la même indifférence. À la tribune du congrès, les dirigeants qui avaient occupé d'importantes fonctions ministérielles parlaient, après quelques regrets de circonstances, comme s'ils n'étaient pas les principaux responsables de la gestion déplorable de la crise économique et sociale. À entendre les diatribes contre le chômage, à entendre évoquer la destruction du lien social on se serait cru en 1980, quand la droite portait le poids des malheurs, quand le socialisme incarnait l'espérance populaire. À Liévin, s’affirmait déjà la bonne conscience, et certains annonçaient déjà le retour prochain de l'arrogance.
Car la victoire des socialistes semble à nouveau possible, par la grâce de l'homme providentiel dont on attend la venue et qui fut à demi-présent par sa fille Martine Aubry, très écoutée, très applaudie, très entourée. Chers socialistes, si vous saviez ce que de tels comportements ont, pour nous autres royalistes, d'étrange et d'inquiétant ! Par la voix de Julien Dray et de Jean-Luc Mélenchon, la gauche du parti a vivement proclamé ses inquiétudes quant à l'hypothétique candidature de Jacques Delors. Il est vrai que le sauveur espéré fut l'exécutant zélé de la politique de rigueur, le promoteur d'une Europe gouvernée par les principes du libéralisme économique, le défenseur d'une ligne fédéraliste lors du débat sur le traité de Maastricht. Il est non moins vrai que le candidat hypothétique des socialistes rejette toute remise en cause du capitalisme financier, tient des propos inquiétants sur la sécurité sociale et reste, par son idéologie, plus social-chrétien que socialiste.
Nous aurons, quant à nous, maintes occasions de préciser notre attitude à l'égard de Jacques Delors, et nous ne nous prononcerons pas avant le printemps prochain sur un vote qui n'est ni acquis dans son principe, ni exclu a priori. Malheureusement pour eux, les socialistes n’ont pas cette latitude. Si le candidat qu’ils appellent de leurs vœux fait défection, ils connaîtront une écrasante défaite. Mais ils savent aussi que l’éventuelle victoire serait remportée par Jacques Delors plus que par eux-mêmes, que leurs convictions retrouvées et leurs choix réaffirmés ne seraient pas nécessairement pris en compte, et que le nouveau président serait porté à gouverner au centre – par tempérament et en raison des rapports de force.
Avec une belle ténacité, les socialistes se sont engagés sur une route longue et périlleuse. Bon vent ! Mais rien ne dit que certains groupes sociaux comprendront leurs raisons et garderont patience.
Bertrand Renouvin
26 décembre 1994
ROYALISTE
Soulagement
Surpris mais soulagé par le retrait de Jacques Delors, c’est sans émotion aucune que j’ai entendu les hommages appuyés adressés au non-candidat par une partie de la gauche. Ainsi, cette grande figure vertueuse, tout entière pénétrée par le souci du devoir, nous aurait donné une leçon de morale politique et de morale tout court – de "pureté" selon le directeur du Monde (1)…
Comme toujours, l'inflation du langage masque la perte du sens des mots et des valeurs qu'ils portent. Pour éviter la double tentation du cours de philosophie morale et de l'ironie, je me contenterai de poser deux questions tirées de la lecture salubre et salutaire d'un grand moraliste de notre siècle (2). Qu'est-ce qu'une vertu sans courage, sans fidélité et sans sacrifice ? Quel est ce devoir qui n'est pas accompli jusqu'au bout ?
Pour en revenir à notre domaine familier, c'est sans étonnement ni acrimonie qu'il faut souligner l'insouciance et la méconnaissance du politique que révèlent le refus de Jacques Delors. L'homme de Bruxelles ne croit manifestement pas au pouvoir politique, c'est-à-dire à la capacité instituée de poser les conditions de la justice, de garantir la liberté et la paix civile – définition laïque qui correspond, me semble-t-il, à la conception chrétienne, du pouvoir…
Dans un ordre second, cet ancien ministre a montré par ses déclarations du 11 décembre qu'il ne comprenait rien à la Ve République : sous l'insulte lancée à François Mitterrand (le "roi fainéant") perce la méconnaissance du rôle arbitral du chef de l'État, de sa relation avec la nation, de son dialogue avec l'ensemble de ses citoyens, de son action diplomatique. De surcroît, ce militant naguère porté au pouvoir par la grande vague du Programme commun ne croit pas à la dynamique politique qui fait et défait les majorités parlementaires les mieux installées : l'excuse d'une dissolution inutile est à cet égard piteuse, tant la révision des alliances qu'on pouvait craindre ou espérer était dans la suite logique de sa candidature. Mais ce réformiste social n'a pas voulu tenir compte du mouvement de notre société, de l'attente impatiente, des révoltes latentes ou déclarées, de l'urgence d'y répondre. Mais ce membre du Comité directeur du Parti socialiste n'a pas voulu prendre des responsabilités que beaucoup souhaitaient : il a laissé grandir l'espérance, il l'a entretenue par ses silences, son livre, sa déclaration sur le "devoir", il a fait miroiter jusque dans la dernière demi-heure un grand projet avant de briser net l'espoir que beaucoup mettait en lui, avant de dire froidement aux Français, et pas seulement à la gauche, que leur aspiration au changement n'avait aucune chance de se concrétiser.
Nous le savons, pour l'avoir éprouvé. Il n'a rien de pire que de désespérer l'espérance qu'on a fait naître, rien de plus immoral que d'accomplir cet acte d'anéantissement sous le couvert de la morale.
Après l'éviction de Michel Rocard, avec la retraite de Jacques Delors, la "deuxième gauche" subit son deuxième revers capital en quelques mois. Nous nous félicitons de nous en être toujours défiés et de l'avoir souvent combattue. Et nous sommes effectivement soulagés d'un grand poids. Les projets du candidat présumé de la gauche étaient contraires à nos convictions : adversaires résolus du néolibéralisme économique, hostiles au quinquennat et au fédéralisme européen, nous aurions combattu Jacques Delors au premier tour et nous aurions été dans une situation difficile s'il avait fallu choisir, pour le second, entre la fausse vertu deloriste et le conservatisme autoritaire d'un Édouard Balladur soutenu par Charles Pasqua.
Aujourd’hui, les perspectives sont plus larges. Secoué par le retrait de Delors mais libéré de l’hypothèque Tapie, le Parti socialiste est désormais en mesure de retrouver son identité et de redéfinir son projet. Rescapé de la marginalisation qui le menaçait, Jacques Chirac peut transformer les enjeux électoraux s'il s'inscrit – et se maintient – dans la tradition gaullienne. Au malaise de l'abstention, nous préférons un bel embarras du choix.
Bertrand Renouvin
(1) Le Monde, 13 décembre 1994.
(2) Vladimir Jankélévitch, Traité des vertus, notamment tome I page 131, et tome II page 89, coll. Champs Éd. Flammarion.