Lettre de M. Claude Allègre, ministre de l'éducation nationale, de la recherche et de la technologie, publiée dans "Le Nouvel Observateur" du 15 octobre 1998, en réponse à un article du journal, sur les conséquences de l'introduction des nouvelles technologies à l'école.

Prononcé le

Intervenant(s) : 
  • Claude Allègre - ministre de l'éducation nationale, de la recherche et de la technologie

Média : Le Nouvel Observateur

Texte intégral

Par Claude Allègre.

En réponse à l’enquête du « Nouvel Observateur » sur l’enfant et les nouvelles technologies, le ministre exprime sa conviction : le progrès scientifique est bien le fruit des nouvelles technologies.

Vous avez consacré un dossier à l’introduction des nouvelles technologies à l’école, avec un titre un peu provocateur, « L’ordinateur rend-il plus intelligent ? » (« N. O. » n° 1768, P. 100). Dans ce dossier, au milieu de réflexions intéressantes un thème m’a choqué : tous vos invités développent l’idée qu’au fond l’outil importe peu, que ce qui fait l’enseignement hier, aujourd’hui, demain, c’est le savoir de l’enseignant et sa connaissance de la pédagogie, et que les changements « techniques » ne changeront rien à cette vérité. Une de vos invitées, très sûre d’elle-même, va jusqu’à écrire : « Monsieur Allègre sait bien qu’un instrument scientifique ne fait pas une science ».

Cette affirmation mérite commentaire, car au fond elle sous-entend toute une série d’affirmations qui elles-mêmes représentent une croyance fort répandue dans certains milieux enseignants. Etant scientifique, je sais bien au contraire que le progrès scientifique est le fruit des inventions de nouvelles techniques. Sans la lunette astronomique de Galilée et le télescope de Newton, l’astronomie en serait restée à l’époque de Tycho Brahe ; sans le microscope puis le microscope électronique, la biologie cellulaire n’existerait pas ; sans le laser, l’optique quantique ne serait qu’une théorie stérile ; sans l’accélérateur de particules, la physique de l’infiniment petit en serait restée à Rutherford et à Joliot. Sans Gutemberg et l’imprimerie, « le Nouvel Observateur » n’existerait pas ! Les nouvelles technologies vont révolutionner l’enseignement, comme elles révolutionnent la banque, l’imprimerie, l’industrie ou la recherche scientifique.

La pédagogie va en être bouleversée. La pédagogie collective imposée par l’existence de la classe ou de l’amphithéâtre va faire une place à une pédagogie multiple, personnalisée. La pratique de l’ordinateur avec qui l’on dialogue devra prendre à l’élève l’habitude de processus.

L’enseignement cessera petit à petit d’être un exercice unidirectionnel, celui qui apprend étant passif vis-à-vis du savoir, pour faire place à un exercice d’échange entre un maître qui sait et qui guide et un élève qui interroge et apprends dans le dialogue (méthode que les enseignants les plus modernes ont bien sûr déjà instaurée sans le secours d’ordinateurs mais que l’ordinateur va généraliser).

Nos élèves seront-ils plus intelligents ? La réponse, pour certains, est clairement oui. L’imprimerie a libéré les talents d’écrivain de certains trop timides pour briller dans les « débats quolibets » des écoles scolastiques. L’ordinateur libèrera les esprits concrets, qui comprendront immédiatement les projets de courbes en les traçant sur un écran plus qu’en apprenant des méthodes mathématiques abstraites pour les construire. Il obligera ceux qui se contentent d’à-peu-près à poser des questions précises sans fautes d’orthographe s’ils veulent obtenir des réponses claires. Il rapprochera le jeu, l’apprentissage, le problème. Il contribuera à faire disparaître une certaine hiérarchie des activités dès lors qu’on réalisera qu’il est le dénominateur commun entre le chercheur, la secrétaire, le tourneur-fraiseur et le comptable. Il effacera les frontières et obligera certains efforts linguistiques pour ceux qui voudront communiquer à distance.

Mais dans tout cela il n’effacera pas l’enseignant qui, à travers les pédagogies nouvelles qu’il inventera lui-même, sera celui qui continuera à organiser l’éducation et la formation de l’enfant. C’est pourquoi nous avons voulu que tous les élèves d’IUFM se forment aux nouvelles technologies. C’est pourquoi 1 000 docteurs vont dans les IUFM initier tous les enseignants qui le désirent et que ces derniers après le stage auront droit à emporter un ordinateur chez eux, pour se familiariser avec lui et innover.

L’ordinateur n’effacera pas non plus le contact humain direct de l’enseignant avec ses élèves, ni à la convivialité d’un groupe ou d’une classe, pas plus qu’il ne se substituera à l’échange direct. Le colloque de Marseille sur les nouvelles technologies nous montre que les enseignants et les chercheurs ont compris tout cela et qu’ils innovent sans cesse. Inventant un logiciel ici, un traitement d’image là, la gestion d’une banque de données ailleurs, ils ont fait la démonstration que notre pays est en pointe dans tous ces domaines. Mais, de grâce ne me dites pas qu’on veut remplacer l’étude de Molière ou de Lamartine par la pratique de l’ordinateur, c’est aussi absurde que celui qui hier aurait prétendu que l’apprentissage de la lecture empêchait de comprendre la Bible.