Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, dans "Valeurs actuelles" du 17 octobre 1998, sur l'appartenance du Kosovo à la Yougoslavie, la suppression de son autonomie relative en 1989, la résolution du Conseil de sécurité sur le retrait des forces et la nécessité d'une action diplomatique internationale.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Valeurs actuelles

Texte intégral

Q - Considérons-nous que le Kosovo est un pays souverain et indépendant ou qu'il dépend de la Serbie ?

H. VEDRINE : Historiquement, il n'y a aucun doute : le Kosovo est une province de la Serbie. Il fait partie de la Yougoslavie actuelle, au sens du droit international et dans les frontières internationalement reconnues. Cette situation de fait pose néanmoins un problème. Cette province de la Serbie est maintenant composée, compte tenu des rythmes démographiques qui n'ont pas été les mêmes et de la marche de l'histoire, de 90 % d'Albanais ou d'albanophones.

Car cette population a une revendication politique d'indépendance d'autant plus forte que l'autonomie relative, qui a existé à partir de 1974, a été supprimée par le président serbe Milosevic en 1989. Cette suppression avait porté à incandescence les revendications des Albanais, qui ont traversé cette période dans des conditions extrêmement pénibles. Sans même parler de la répression pure et simple, ils ont connu des vexations sur les plans linguistique, culturel et social, et ont fini par s'organiser en une sorte de contre-société pour défendre leurs droits.

Leur lutte était incarnée par un homme d'une grande hauteur morale, profondément pacifique, Ibrahim Rugova, mais la tension était trop forte et la situation a fini par exploser.

Voilà donc la contradiction que nous avions à résoudre. Quand je dis « nous » c'est la France. Mais ce sont aussi les autres pays du « groupe de contact » (Russie, États-Unis, Grande-Bretagne, Allemagne, Italie), qui se sont saisis de la crise dès qu'elle a éclaté, c'est-à-dire depuis les premiers jours de mars.

Ces pays ont estimé que le statu quo était naturellement intolérable en raison des souffrances humaines extrêmes qu'il entraîne, mais que l'indépendance ne pouvait pas être soutenue, dans la mesure où, quoi qu'on puisse penser ou comprendre des souffrances des Albanais, elle déstabiliserait de proche en proche l'Albanie, le Monténégro, qui est une autre partie de la Yougoslavie, une partie de la Macédoine et pourrait même atteindre les frontières grecques. Sans compter les répercussions à l'intérieur de la Bulgarie.

On ne peut donc pas prendre la responsabilité d'enclencher, pour des raisons de sympathie et de bonne volonté, une nouvelle guerre des Balkans.

C'est pour tenir compte de tous ces éléments que nous avons mis en avant l'idée d'une autonomie substantielle du Kosovo que nous avons tenté de faire entrer dans les faits avec des sanctions, des menaces, des mises en garde, mais aussi des incitations d'un travail de conviction.

Q - Les nations du Pacte atlantique pouvaient-elles procéder à des bombardements sur le territoire yougoslave sans l'aval du Conseil de sécurité et contre les positions prises par la Russie, détentrice d'un droit de veto ?

– La résolution 1199, qui a été votée à l'initiative de la France et de la Grande-Bretagne il y a une quinzaine de jours par le Conseil de sécurité, y compris les Russes, s'inscrit sous le chapitre VII de la Charte, celui qui autorise le recours à la force. Elle parle de « mesure pour la paix », termes forts en langage onusien. Certes, elle conclut sur le fait qu'elle doit déboucher sur des mesures plus concrètes le cas échéant. Mais enfin tout le contexte est là : la résolution, le chapitre VII et la description dans le langage onusien des menaces précises qui entraînent le mécanisme.

Il y a un autre élément dont il faut tenir compte. C'est qu'il y a eu unanimité sur le sujet non seulement au sein du groupe de contact, mais dans toute l'Europe. L'Union européenne des Quinze a exprimé ce point de vue à plusieurs reprises, et aussi tous les pays voisins, même ceux qui ne sont pas dans l'Union. Il y a donc une unanimité exceptionnelle. D'autre part, il n'y a eu aucune décision prise par l'Otan en tant que telle. Ce sont des décisions politiques, qui ont été prises par les dirigeants politiques des pays concernés. Ils ont demandé à l'Otan d'étudier les choses : « Faites une planification militaire pour voir si on doit parvenir à des frappes. Pour voir la forme qu'elles prendraient… Votre étude n'est pas bonne. Faites-en une autre. Voyez si on peut faire des frappes plus ponctuelles, plus précises, sans aller jusqu'à l'extrême tout de suite. Examinez comment entre chaque étape d'une action militaire éventuelle il pourrait y avoir un arrêt avec une analyse politique de la situation… »

Il y a sans cesse des éléments nouveaux, des conversations entre Clinton et Chirac, Madeleine Albright et moi-même, et d'autres encore. Tout cela est très suivi politiquement. On peut voir là comme une concurrence entre deux organisations, l'une d'elles ayant pris son autonomie. L'Otan est utilisée comme prestataire de services. Ce sont les propositions de solution que nous avons étudiées au sein du groupe de contact que Richard Holbrooke devait transmettre à Belgrade.

Holbrooke agit maintenant d'une façon étroitement liée au groupe de contact, il n'est plus seulement le « Holbrooke de Clinton ». Le groupe de contact a réaffirmé son rôle, son autorité, l'a mandaté sur certains points. Si certains résultats n'apparaissaient pas dans les jours à venir, on devrait sans doute se résigner à employer la frappe pour débloquer les choses.

Non pas que l'on soit passé d'une logique politique à une logique militaire. C'est exactement la même. On a seulement une logique de solution. On veut résoudre le problème du Kosovo avant qu'il ne devienne une bombe à retardement pour toute la région. On préfère y parvenir par la persuasion diplomatique, par le travail politique. Mais s'il faut employer d'autres moyens pour montrer notre détermination, on y sera peut-être contraints.

Q - Cela nous amène à dire : et les Russes ?

– On ne peut pas dire que les Russes soient solidaires de Milosevic dans toutes ses positions. Au contraire. C'est plutôt pour la diplomatie russe un handicap. Il n'empêche qu'ils ont à tenir compte, eux aussi, de sympathies dans leur opinion, de l'histoire, des affinités avec des Slaves, de l'orthodoxie, etc. Ils en tiennent compte. Mais sans chercher des prétextes pour qu'on ne règle pas le problème.

Dans le groupe de contact, on a très bien travaillé avec eux, que ce soit avec Yevgueny Primakov ou avec Ivanov, son successeur aux Affaires étrangères.

Un recours à la force serait pour les Russes un problème difficile à gérer. Mais, en même temps, on voit bien que la situation actuelle leur pose un autre problème aussi difficile.