Texte intégral
Le Point : Vous venez d'effectuer une tournée au Proche-Orient, notamment en Irak. Comment expliquez-vous l'intransigeance américaine à l'égard de Bagdad ?
Jean-Pierre Chevènement : L'embargo implacable qui frappe l'Irak depuis plus de quatre ans est sans précédent historique. Un génocide discret est perpétué au nom du « droit », il n'a pas l'air d'émouvoir la bonne conscience humanitaire, si prompte à s'enflammer sur d'autres sujets. Pour 18 millions de personnes, la ration alimentaire quotidienne est passée de 2 500 calories par jour à 800. Une surmortalité annuelle de 120 000 personnes en résulte, qui frappe tout particulièrement les enfants. Pourquoi cet acharnement ?
L'embargo est la continuation par d'autres moyens d'une guerre dont le but véritable était la destruction non seulement militaire, mais aussi civile, de l'Irak. L'enjeu est évidemment le pétrole. Le Moyen-Orient recèle les deux tiers des réserves mondiales et l'Irak a des potentialités énormes, au moins égales à celles de l'Arabie saoudite. Les États-Unis veulent contrôler ce pactole. Le prix du pétrole est la principale variable d'ajustement qui déterminera les grands équilibres financiers et politiques de l'après-guerre froide.
Le Point : La stratégie américaine du double « endiguement » (containment) de l'Irak et de l'Iran est-elle réaliste ?
Jean-Pierre Chevènement : La balance n'est pas égale. Les Américains sont prêts à composer avec l'intégrisme islamique, mais Saddam Hussein restera diabolisé tant que l'Irak n'aura pas été remis sous tutelle. Les États-Unis ont toujours cherché à trouver un terrain d'entente avec l'intégrisme : au Pakistan, en Arabie saoudite, en Iran, en Afghanistan, et aujourd'hui au Maghreb. Cette carte a été jadis utilisée contre l'URSS. Au Maghreb, aujourd'hui, ne s'agit-il pas de substituer en Algérie et en Libye, par exemple, l'influence américaine à celle de l'Europe ?
Tout se tient : en assiégeant l'Irak, les États-Unis font objectivement le jeu de l'intégrisme, qui exprime d'abord un profond rejet de l'Occident. En réduisant à la portion congrue la marge de manœuvre d'Arafat à Gaza, en ne lui donnant pas les moyens financiers de survivre politiquement, l'Occident risque aussi de saper sa légitimité et de faire le lit de l'intégrisme.
Comment ne pas voir que l'Occident accumule des haines inexpiables ? Cet acharnement est « pire qu'un crime, c'est une faute ».
Le Point : Vous étiez ministre de la Défense et désapprouviez la guerre du Golfe. Comment avez-vous vécu cette contradiction ?
Jean-Pierre Chevènement : Il faut avoir l'esprit bien bas pour penser que je n'ai pas eu la capacité de distinguer ma responsabilité fonctionnelle, en charge des armées, et ma responsabilité politique, qui veut que je n'assume devant le peuple français que les actions qui me paraissent répondre à son intérêt. Je défie quiconque d'avancer le plus petit fait à l'appui d'une telle insinuation. D'une guerre qui me paraissait inévitable et disproportionnée j'ai tiré la conclusion. Je n'ai jamais douté que mon geste servirait les intérêts de la France, et l'avenir me donnera toujours davantage raison.