Article de M. Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre de la défense, président du Mouvement des citoyens, dans "Profession politique" du 16 décembre 1994, sur la notion d'indépendance nationale en matière de défense et le rôle de l'OTAN dans la politique de défense européenne, intitulé "Contre le renforcement de l'OTAN".

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Média : Profession politique

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Les choix essentiels en matière de défense sont liés à la conception que nous nous faisons du pôle politique de la France. Nous n'avons pas besoin du même outil militaire, selon qu'il s'agit d'assurer prioritairement la défense nationale – ce qui inclut la paix de l'Europe –, ou au contraire de fournir des corps expéditionnaires, à des fins souvent obscures, en vue de constituer une force d'appoint dans le cadre d'organisations multilatérales, toujours en dernier ressort dominées par les États-Unis.

Or, deux dérives liées l'une à l'autre, affectent la politique de défense ; contenues dans le livre blanc, inscrites dans la loi de programmation, elles méritent une analyse lucide et appellent des redressements rapides.

Il est paradoxal, au lendemain de l'effondrement soviétique, d'accepter un renforcement du rôle de l'OTAN.

Au moment où l'objectif des troupes américaines stationnées en Europe devrait passer de 300 000 à 150 000 hommes en 1995 – dont 92 000 dans l'armée de terre –, on peut comprendre l'intérêt américain à maintenir et accroître les missions de l'OTAN, cette organisation devenant l'outil d'une tutelle sur l'Europe. L'intérêt de Washington en Europe n'est pas nécessairement le nôtre. Voyez l'ex-Yougoslavie. Toute la question de l'équilibre futur entre l'Europe et les États-Unis. En acceptant le rôle dévolu à l'OTAN, en avalisant à Maastricht la subordination de la défense européenne à l'OTAN, nous préparons fort mal l'avenir.

Prenons l'exemple de la guerre dans l'ex-Yougoslavie. L'appel à l'OTAN en février dernier a entraîné ipso facto la tentation de substituer un plan américain au plan européen de règlement de conflit bosniaque, avec les tragiques conséquences que l'on voit sur le terrain.

Pas d'arrêt des essais

La priorité qui devrait être maintenue à la dissuasion parait remise en cause notamment à travers le report du missile M 5 nécessaire à la crédibilité à long terme de nos sous-marins. Le lien établi depuis le début des années soixante entre le nucléaire et le conventionnel est rompu, l'ordre des priorités est inversé au profit de forces projetables pour lesquelles la notion de suffisance n'a plus de sens.

Le choix de la deuxième composante doit être bien pesé. L'idée d'un missile air-sol à longue portée est séduisante mais se heurte à une objection : ce sont les États-Unis qui ont la maîtrise du ciel. Nous avons besoin d'une deuxième composante crédible. Enfin il n'était pas raisonnable d'interrompre totalement les expérimentations physiques souterraines à moins de s'être assuré auparavant par la recherche ou par la négociation des moyens de simulation aptes à les remplacer. La dissuasion n'est crédible que si elle n'est pas sous contrôle.

Il existe aussi un risque réel de dérive expéditionnaire, sous le drapeau de l'ONU, de l'OTAN ou de ses filiales, sous l'autorité, le contrôle et en tous cas avec l'aval des États-Unis. On connaît, de cette dérive, les dangers de dispersion et d'enlisement. Les soldats français sont partout et la France n'est nulle part. Le second Empire guerroya au Mexique, en Crimée, au Sénégal, au Liban, en Cochinchine, mais la France fut défaite à Sedan !

La France n'a pas vocation à fournir des forces supplétives pour les opérations où les États-Unis, bien souvent ne sont pas désireux de s'engager parce que leurs intérêts directs ne sont pas concernés. Et les interventions à longue distance nous mettent dans la dépendance du commandement, du renseignement et de la logistique des États-Unis.

Le débat sur la conscription doit être placé sous cet éclairage. S'il s'agit de fournir des contingents pour les expéditions lointaines, une armée de métier peut convenir. Mais l'abandon du service national conduirait à une indifférence croissante du pays à l'égard de son armée, et participerait de cette « déconstruction républicaine » qu'il nous faut combattre. Une armée de métier coûteuse et peu nombreuse ne formerait pas l'outil similaire nécessaire pour construire un môle de la sécurité européenne. La corpulence de notre armée de terre ne doit pas être trop éloignée de celle de l'armée allemande, tout entière concentrée en Europe centrale. C'est une affaire d'équilibre pour le couple franco-allemand et une garantie de stabilité européenne. Là encore c'est sur notre continent que se joue l'avenir et le rôle de la France.

Une coalition d'États

Des redressements s'imposeront à bref délai.

Les choix qui n'ont pas été effectués lors de l'élaboration de la loi de programmation devront être accomplis. Il nous faudra rapprocher nos moyens et nos objectifs dans un budget qui n'est pas extensible à volonté. Il faudra mieux hiérarchiser les priorités, distinguer comme le suggère le général Gallois, entre les programmes irrévocables indispensables à la protection de nos intérêts vitaux, et des programmes conditionnés par l'engagement parallèle de nos partenaires européens, maintenir à un niveau élevé l'effort de recherche, tenir compte des leçons et du rôle de plus en plus prépondérant du missile.

Un recentrage sur nos missions essentielles est urgent. Si nécessaire que soit l'arrimage de la Russie à l'Europe, son arsenal nucléaire – même ramené à 3 000 ogives en 2003 comme le stipule le traité SALT II –, rendra indispensable l'existence à l'ouest de l'Europe d'une dissuasion fondée sur un concept de stricte suffisance.

Pendant longtemps encore, l'identité européenne de défense résultera en fait d'une coalition d'États nationaux. On ne constituera pas une force par une somme de faiblesses. L'essentiel est là. La meilleure contribution de la France à un équilibre européen pacifique et durable, c'est le maintien d'une capacité de dissuasion suffisante. Elle préservera les chances futures d'une Europe européenne.