Texte intégral
Royaliste : 9 janvier 1995
Avec les « gauchistes » du DAL
En chaque début d'hiver, la télévision nous donne à voir la misère et ceux qui font la charité. On ouvre rituellement les restaurants du Coeur, on se dévoue la nuit de Noël pour que les pauvres, les sans-abris, reçoivent en même temps qu'une soupe chaude un peu de chaleur humaine.
Aimablement invités à commenter ces images édifiantes, de hauts responsables politiques nous annoncent régulièrement de nouvelles mesures en faveur de plusieurs catégories de sigles, Rmistes, SDF, et nous prient d'attendre patiemment les effets bienfaisants de la reprise économique. Cette année, nous avons même eu droit à un brillant exposé de philosophie morale, au cours duquel le professeur Barre en personne nous a appris à opposer la « compassion » nécessaire à cette « sensiblerie sociale » qui fait qu'on dépense à tout-va en période électorale.
Avec Bernanos, nous n'avons cessé de répéter qu'on ne pouvait parler à la fois le langage du devoir et celui des affaires. Le cas de M. Barre est à cet égard tout à fait exemplaire puisque l'éminent professeur, qui jouit paisiblement de sa retraite d'universitaire et de quelques revenus annexes, est un partisan déterminé des recettes libérales. Compatir, c'est souffrir avec. J'ose espérer que M. Barre, M. Minc et les autres adeptes du réalisme social pratiquent discrètement une compassion active, et qu'ils paient chaque jour de leur personne, à proportion de leurs grands privilèges. Mais la classe possédante a toujours eu beau jeu de répondre que ses adversaires n'avaient pas le monopole du coeur, et qu'elle travaillait durement pour poser des conditions économiques favorables au bien-être de l'humanité. Qu'on ne la dérange point dans ces tâches austères, et qu'on rejoigne, en attendant mieux, ceux qui se dévouent dans des missions charitables…
Nous voici tous renvoyés à la compassion, confrontés à notre mauvaise conscience, incités aux sacrifices. Telle est bien la doctrine de M. Minc : ceux qui ont la chance de gagner leur vie doivent partager équitablement leurs gains avec les plus pauvres. Comment résister à l'exigence compassionnelle sans paraître ignoble ? Mépriserait-on les restaurants du Coeur ? Tiendrait-on pour dérisoires les mille et une formes de l'aide sociale ? Refus du réalisme et de la charité, par trop d'impatience et au nom d'utopies dangereuses ou criminelles ! Cette vieille dialectique fonctionne aujourd'hui à merveille, et la vertu n'a jamais été mieux portée par la classe dirigeante.
Il a fallu un mouvement marginal placé sous l'égide d'un très vieux prêtre pour que le discours de la compassion soit brisé, pour que la vertu des possédants paraisse pour ce qu'elle est : une tartufferie. En occupant rue du Dragon un immeuble de la COGEDIM, société dont le nom évoque la spéculation immobilière, les malversations et les financements occultes de partis politiques, l'abbé Pierre et les militants du droit au logement n'ont pas demandé qu'on plaigne les mal-logés et qu'on leur accorde quelques subsides, mais qu'on applique les dispositions légales – en l'occurrence l'ordonnance de 1945 sur la réquisition des logements vides.
Ce coup d'éclat est à tous égards un acte politique. Inspiré par la morale chrétienne qui enseigne que les pauvres peuvent prendre les biens superflus, et par le respect tant religieux que laïc de la dignité humaine, l'occupation de l'immeuble de la COGEDIM ne donne pas seulement un toit à quelques-uns des soixante mille parisiens mal-logés. C'est une protestation contre la prétendue « loi » du marché – loi imbécile, « analysée » par de solennels crétins qui ont été pris au piège de leurs propres calculs. C'est une dénonciation du laxisme de la classe politique, socialiste, libérale, chiraquienne, qui a laissé faire le gang des spéculateurs. C'est un coup d'arrêt, symbolique et pratique, à la logique ultra-libérale qui engendre toujours plus d'exclusion sociale. Et c'est un acte efficace, puisque les réquisitions ont commencé.
Le maire de Paris n'abuse personne lorsqu'il fait mine de découvrir « l'approche spéculative des choses », qu'il a lui-même encouragée, tout en dénonçant les « gauchistes » du DAL. De coeur et de raison, et dans l'action s'ils le souhaitent, nous sommes avec ces « gauchistes » - avec Albert Jacquard et l'abbé Pierre.
Royaliste : 23 janvier 1995
Les moustaches du Maréchal Pétain
Nous ne sommes pas aux courses. Il ne s'agit pas de faire des pronostics sur l'ordre d'arrivée de chevaux, de bateaux, de cyclistes ou de ratons-laveurs, en fonction de l'âge du capitaine, des muscles de la bête ou de la cote d'amour de l'équipe. Une élection n'est pas un pari mutuel, mais un choix délibéré qui engage plus que nous-mêmes.
Nous ne sommes pas les clients d'un institut de sondage, auquel nous aurions demandé une enquête sur l'évolution du goût des consommateurs de yaourt nature et aux fraises. Une fois encore, les sondages n'indiquent rien d'autre qu'une notoriété momentanée. Ni Raymond Barre, ni Simone Veil, ni Michel Rocard, ni les écologistes n'ont eu le brillant destin qui semblait résulter de la mesure « scientifique » des opinions. En démocratie, le débat n'est pas arbitré par des sondages, mais par des bulletins de vote ; ce ne sont pas des « échantillons représentatifs » qui déterminent la politique, mais un ensemble de citoyens.
Nous ne sommes pas dans une agence de placement. Le pouvoir de nomination repose sur un ensemble de dispositions légales et réglementaires, soumises au contrôle du juge administratif. Il est absurde de le contester – au bénéfice de l'opacité corporative – mais il est indigne pour un militant politique de choisir un candidat en fonction de l'avantage personnel qu'il pourrait en retirer. Ces calculs se font aujourd'hui sous nos yeux, sans que les ralliements intéressés de ministres et de députés au favori des sondés suscitent autre chose que de nouveaux pronostics sur le futur vainqueur. Le clientélisme existait à Rome ? La classe aux prébendes était un sport très pratiqué sous la monarchie ? La gauche ne s'est pas gênée ? Sans aucun doute. Mais la banalité d'une conduite ne la rend pas acceptable pour autant. Et le fait que le Premier ministre soit le plus gros distributeur de place et de crédits actuellement sur le marché n'implique pas qu'on lui fasse allégeance.
Nous ne sommes pas dans un concours d'élégance. À lire certains journaux, il pourrait y avoir un doute. Et les flatteuses niaiseries qui montent vers M. Balladur m'obligent à rappeler que le général de Gaulle, avec son corps dégingandé et sa tête pas possible, avait moins fière allure que le maréchal Pétain – ce superbe vieillard qui avait des yeux magnifiques et de si belles moustaches. Le langage châtié et l'exquise courtoisie ne préjugent en rien des qualités de l'homme d'État. Ou alors il faut que les fidèles du général de Gaulle en rabattent.
Nous ne sommes pas appelés à distribuer des prix de vertu. Les magistrats nous en dissuaderaient, puisque la classe politique a agi, en matière de financement, avec une telle légèreté qu'il faudrait congédier une grande partie du personnel politique. Il faudra malgré tout choisir parmi celui-ci, à moins qu'on ne veuille, en favorisant les populismes, faire la politique du pire. Quant à M. Balladur, il démontre à son tour que les vertus privées ne font pas les vertus politiques. La fidélité est notamment une vertu inconnue chez ce personnage qui a, de façon délibérée et manifeste, trahi la confiance de Jacques Chirac.
Nous ne sommes pas en présence d'un prétendant légitime. J'entends par là qu'il n'y a pas de candidat « naturel » dans une compétition présidentielle, et qu'il ne faut pas confondre la force légitimante du pouvoir (celle que donne le caractère historico-juridique de l'institution et le consentement populaire démocratiquement exprimé) et le prestige, l'autorité et les instruments dont dispose celui qui a été installé à la tête du gouvernement. Le Premier ministre est un candidat parmi d'autres. Il impressionne plus que d'autres. Il dispose des moyens considérables de l'État. C'est beaucoup, mais ce n'est pas tout. Il a la puissance ; il ne saurait bénéficier de cette disposition légitime à l'exercice du pouvoir que donne une loi dynastique et (ou) l'éminence des services rendus au pays.
Inquiétons-nous, cependant, de cette fascination pour la puissance et de cet empressement servile que manifestent certaines éminences médiatiques : le débat démocratique se trouve d'emblée étouffé si l'on proclame jour après jour que le néo-libéralisme est la seule politique possible, et M. Balladur le seul candidat crédible.
Nous sommes des citoyens libres. Et la campagne ne fait que commencer. Ne nous laissons pas intimider.