Texte intégral
Question : Vu de l'extérieur, quel regard portez-vous sur ce qui se passe à l'intérieur du PS ?
Jean-Pierre Chevènement : Vous savez, le Parti socialiste a ses règles, il faut qu'il les suive ! Mais ce qu'on ressent actuellement comme une crise tient à une cause plus fondamentale : je vous en parle en connaissance de cause, ayant été à l'origine des programmes du Parti socialiste quand il était dans l'opposition, avant 1981 ; il s'est produit en 1983 un phénomène très important, c'est que le Parti socialiste a tourné le dos à ses engagements fondamentaux, il a choisi de faire une politique décotée d'un discours européen ou pseudo-européen, mais qui, en réalité, servait le capital financier. Ça a été toute l'histoire du système monétaire européen, de la parité Franc-Mark, de la désinflation compétitive, puis de l'acheminement à travers le traité de Maastricht vers cette monnaie unique qui est l'horizon unique de tous les candidats : remarquez que dans cette campagne présidentielle nous n'avons à faire sur ce sujet qu'à des clones : ils pensent tous la même chose, c'est le triomphe de la pensée unique !
Question : Vous dites des clones…
Jean-Pierre Chevènement : Je n'ai pas dit des clowns, mais des clones, c'est-à-dire des individus qui sont les mêmes et qui peuvent être, vous le savez, reproduits par les moyens de la génétique moderne. Quand vous prenez par exemple monsieur Barre, il est pour la monnaie unique dès 97, Monsieur Balladur s'est aligné le lendemain, ce qui prouve qu'il se méfie de monsieur Barre, à mon avis à juste titre. Le président de la République avait donné le "la" lors de son discours de Strasbourg, la monnaie unique dès 97, sans se préoccuper que pour réduire les déficits publics de 5,6 % à 3 %, il va falloir faire une politique de rigueur budgétaire et sociale dont les Français n'ont à mon avis aucune idée.
Alors, je reviens à la question qui m'a été posée : le Parti socialiste a fait une politique qui lui a valu temporairement, tant qu'il était au pouvoir, l'estime de ses adversaires, mais qui lui a fait perdre la confiance de ses électeurs. Aujourd'hui, il faut qu'il fasse la critique de son bilan, il faut qu'il revienne sur un certain nombre d'orientations, qu'il redéfinisse un programme qui le remette en phase avec le monde du travail, avec les couches salariales, avec les femmes et les hommes qui espèrent un avenir meilleur ; il faut qu'il revoie sa conception de la politique internationale qui l'a aligné sur plus puissant que nous.
Question : Vous pensez, que le Parti socialiste est devenu un champ de ruines ?
Jean-Pierre Chevènement : L'expression est de Michel Rocard, mais naturellement, moi j'en ai tiré les conséquences bien avant. Et naturellement Michel Rocard a quand même été Premier secrétaire du Parti socialiste jusqu'à une date récente, a été son candidat aux élections européennes ; je pense qu'il n'est pas le mieux qualifié pour employer cette expression.
Question : Vous, vous pourriez l'employer ?
Jean-Pierre Chevènement : Moi je pourrais l'employer, mais je n'ai même pas besoin de l'employer, je voudrais au contraire prononcer des paroles sympathiques en ce qui concerne le Parti socialiste : c'est une petite guerre des boutons qui se livre. Disons que nous verrons dans une dizaine de jours, le 3 février, bientôt, les résultats.
Question : Dans la guerre des boutons, pour qui a vu le film, on perd sa culotte…
Jean-Pierre Chevènement : Ce n'est pas grave ! C'est un roman de Louis Pergaud qui se passe dans ma région, non loin de Belfort.
Question : Ce n'est pas grave de perdre sa culotte en politique ?
Jean-Pierre Chevènement : Écoutez, on y survit ! Disons que les hommes politiques survivent à tout… D'abord il y en a un qui ne la perdra pas dans cette élection interne, il y a des procédures…
Question : Qui ?
Jean-Pierre Chevènement : Je n'en sais rien. Mais je vais vous dire sur le fond, puisque je vous ai dit pourquoi il y avait une crise du Parti socialiste, parce qu'il a tourné le dos à ses engagements et il faut qu'il revoie ce qui a été sa politique quand il était au pouvoir, qu'il redéfinisse son projet, qu'il retrouve la confiance de ses électeurs, qu'il soit capable de produire des gens pas forcément neufs mais intègres.
Et je pense que Lionel Jospin, d'une certaine manière, est le seul qui ait entamé une autocritique, il est vrai discrète, mais néanmoins réelle. Je vais vous lire les propos qu'il a prononcés lors du dernier congrès de Liévin :
"Au nom de l'engagement européen, nous avons accepté la logique d'une Europe libérale, sous prétexte que nous devions jouer un rôle moteur, nous avons souvent négligé nos intérêts réels le contenu des compromis politiques au profit de la recherche de succès politiques ; or, que constatons-nous ? Que l'Europe libérale est devenue une zone de croissance faible et de chômage fort. Si la conception de l'Europe consiste à faire éclater nos frontières, à menacer le service public, à changer nos modes de vie sans apporter un surcroît de croissance et d'emplois, alors il est temps de repenser cette Europe-là."
Moi, c'est exactement ce que je pense et ce que je dis d'ailleurs depuis 1983 ! Je pense par conséquent que Lionel Jospin a entamé déjà il y a plusieurs mois une relecture critique du bilan de la gauche au pouvoir et je lui en sais gré ! C'est la raison pour laquelle j'ai un préjugé favorable pour Lionel Jospin, je pense qu'il a aussi la carrure de porter une campagne présidentielle et de faire en sorte que la gauche soit présente au second tour, face à Édouard Balladur.
Je ne dis pas pour autant qu'Henri Emmanuelli…
Question : …qui vous fait beaucoup d'amabilités d'ailleurs…
Jean-Pierre Chevènement : …je ne dis pas qu'il soit un homme insincère, au contraire ! Je pense qu'Henri Emmanuelli a la volonté de réancrer le Parti socialiste à gauche, comme il le dit, mais au congrès de Liévin, en même temps, il supplie Jacques Delors : c'est ton devoir, lui dit-il, d'être le candidat du Parti socialiste ! Or, on sait très bien que Jacques Delors est sur une ligne politique qui n'est pas très exactement celle qui permettrait de réancrer le Parti socialiste à gauche ! D'ailleurs quand je lis Henri Emmanuelli dans le livre qu'il a écrit en 1990, j'ai la faiblesse, moi, de juger les gens sur ce qu'ils font et écrivent, Henri Emmanuelli, il est pour la monnaie unique, il est pour un fédéralisme qui, en réalité, nous mettrait à la remorque de la Banque centrale européenne et sur le plan de la défense de l'Otan, c'est-à-dire des États-Unis.
Question : C'est un opportuniste ?
Jean-Pierre Chevènement : Je pense qu'il n'a pas encore mis ses idées au clair, je le dis franchement ! Je pense qu'Henri Emmanuelli, mais c'est vrai du Parti socialiste tout entier, parce que le Parti socialiste s'est jeté la tête la première dans cette perspective européiste sans mesurer ce que cela signifiait : on a une monnaie accrochée à la monnaie la plus surévaluée du monde, le Mark. Ca veut dire quoi ? Ca veut dire qu'on peut racheter à bas prix un tas d'entreprises à l'étranger. On favorise les délocalisations industrielles, on crée le chômage chez nous, on attire les placements des émirs, on fixe des taux d'intérêt qui sont exorbitants ! Par conséquent les entreprises ne peuvent plus investir, car la rentabilité n'est jamais assise dans l'industrie. Donc on crée des millions de chômeurs !
Il faut absolument que la gauche revoie sa copie et je pense que, tant qu'à faire, et sous réserve naturellement de la manière dont il pourrait conduire sa campagne, je pense que Lionel Jospin pourrait être un homme qui préfigurerait la suite, c'est à dire une reconstruction de la gauche qui est nécessaire. Pour moi, c'est le critère, comment peut-on dans les années qui viennent le mieux reconstruire la gauche.
Question : Vous apportez donc votre soutien à Lionel Jospin.
Jean-Pierre Chevènement : Je dis un préjugé favorable, sous réserve que Lionel Jospin prenne en effet ses distances, comme il l'a fait dans un texte de congrès ; je suis bien placé pour savoir qu'entre un texte de congrès et l'application pratique, il y a un long chemin. Mais je pense que si par exemple Lionel Jospin fait passer l'emploi avant la monnaie, s'il fait passer le travail avant les revenus du capital, s'il fait passer l'industrie avant la rente et la finance, s'il prend ses distances avec le traité de Maastricht et ses critères monétaristes, à ce moment-là, le Mouvement des citoyens qui fixera sa position définitive le 26 février prochain, pourrait en effet le soutenir. C'est vrai !
Le Mouvement des citoyens se réserve aussi de désigner son candidat, issu de ses propres rangs. Je ne voudrais pas qu'il y ait malentendu entre nous, nous ne sommes pas ralliés à Lionel Jospin, nous lui donnons un préjugé favorable.
Question : Vous n'excluez donc rien concernant votre propre candidature ?
Jean-Pierre Chevènement : Non, pour le moment, nous n'avons rien exclu. Nous pouvons naturellement soutenir un candidat républicain anti-libéral autre que Lionel Jospin. D'ici le 26 février, il va se passer beaucoup de choses. Je lis les journaux, je vois par exemple le Monde qui dit : l'Élysée alimente l'hypothèse d'une candidature de monsieur Barre.
Alors, si tout cela est fait pour frayer le chemin à monsieur Barre !…
Question : Que répondez-vous à ceux qui vous pressent d'être personnellement candidat ?
Jean-Pierre Chevènement : Je suis très sensible à cela. Il faut se poser la question de savoir si dans une campagne présidentielle, on peut réellement faire passer un message et être entendu. Je pense qu'il y a des moments où ces conditions sont réunies. Puis, il y a des moments où elles ne le sont pas. Je jugerai à la fin du mois de février si ces conditions sont réunies. Aujourd'hui, il y a la guerre des boutons que j'évoquais tout à l'heure, il faut attendre qu'elle se termine, ensuite on va voir ce qui se passera. On va voir arriver d'autres candidats, par exemple monsieur Barre et peut-être d'autres.
Question : Dans l'hypothèse d'un second tour Balladur-Barre, vous votez pour qui ?
Jean-Pierre Chevènement : Je vous dirai que quand je regarde leur programme, la monnaie unique en 1997, la rigueur sociale, j'ai envie de dire tout de même un peu bonnet blanc et blanc bonnet. A priori, ce n'est pas la situation dans laquelle j'aimerais me trouver. Je préférerais que le candidat du Parti socialiste, si nous sommes amenés à le soutenir, ce qui suppose que lui-même fasse un certain nombre de gestes pour faire une analyse critique du bilan de la gauche et se rapprocher des positions qui sont les nôtres et qui sont justes et qui triompheront, il faut laisser couler un peu d'eau sous les ponts, mais il arrivera un moment où la gauche se refera et la perspective dans laquelle se placent le Mouvement des citoyens et moi-même, c'est de reconstruire une gauche sérieuse, solide, républicaine.
Question : justement, pour reconstruire, n'avez-vous pas intérêt à figurer dans la compétition présidentielle ?
Jean-Pierre Chevènement : Ce n'est pas évident, vous savez, il y a une telle cacophonie qu'il y a quelquefois de la peine à faire entendre sa différence. Quand vous parlez aux Français sans démagogie, vous n'êtes pas forcément entendu.
Question : Est-il exact que le Mouvement des citoyens prospecte actuellement les signatures de parrainage des maires ?
Jean-Pierre Chevènement : Oui, c'est exact. C'est exact. Je ne peux pas vous dire combien nous en avons aujourd'hui. Mais nous n'aurons, je pense, aucune peine à les réunir. Nous avons des réseaux quand même dans tout le pays.
Question : On parle ici et là de Michel Rocard qui pourrait revenir sur sa décision de ne pas participer à la course à la présidentielle ?
Jean-Pierre Chevènement : Interrogez-le, moi je ne suis pas qualifié pour m'exprimer à sa place. Apparemment, il n'est pas candidat à l'intérieur du PS.
Question : Ce matin, vous rencontriez les instances dirigeantes de "Radical"…
Jean-Pierre Chevènement : Nous avons reçu à notre siège M. Hory accompagné d'une délégation…
Question : Tapie n'est pas venu ?
Jean-Pierre Chevènement : Non, il n'était pas là. Et nous avons parlé, sans dissimuler naturellement les divergences de fond, à savoir la monnaie unique, le fait que, selon nous, pour construire l'Europe il faut s'appuyer sur la volonté des peuples démocratiquement exprimée, on ne peut pas s'en remettre à des conciliabules de technocrates. Et puis pour nous la gauche inclue la composante communiste, ce qui ne semble pas être le cas pour Jean-François Hory. Mais-sous ces réserves quand même importantes, nous avons décidé de mettre au travail quelques personnes, notamment sur la révision des critères de convergence de Maastricht, sur ce que pourrait être une politique d'emploi, d'activité, une politique de recherche, une politique industrielle, sur la promotion du service public, sur l'école, la laïcité. Disons que tout cela ne mange pas de pain, et s'il n'y a pas de candidat émanant de "Radical", je pense que dans certaines circonstances·, quand on a en face de soi une droite conquérante, il faut que la gauche sache surmonter certaines divergences pour offrir au moins un front défensif.
Question : Vous êtes prêt à vous allier à Bernard Tapie ?
Jean-Pierre Chevènement : Je n'ai pas dit ça, je n'ai pas dit ça. J'ai dit que s'il y avait un candidat qui aille dans le sens que nous avons dit, c'est-à-dire qui commence à prendre ses distances avec un certain bilan de la gauche et qui permette la reconstruction, non pas contre François Mitterrand, mais en dehors de lui, le pense qu'il y a un temps pour tout, chacun comprend qu'après deux-septennats, il faut quelquefois renouveler les concepts.
Question : On parle également de Bernard Kouchner qui pourrait prendre part à la compétition…
Jean-Pierre Chevènement : Pfffff…
Question : Cette candidature a-t-elle un sens pour vous ?
Jean-Pierre Chevènement : Je ne souhaite pas être désobligeant…
Question : Mais pour ceux qui vous écoutent…
Jean-Pierre Chevènement : Écoutez, je considère que Bernard Kouchner, que j'apprécie sur le plan personnel, quand j'étais ministre de la Défense, je lui ai toujours fourni les moyens qu'il me demandait. Je disais toujours "ça coûte moins cher qu'un porte-avions d'envoyer Kouchner", parce que Kouchner fait beaucoup de bruit, un porte-avions c'est très beau, pour la télévision finalement c'est un bon investissement si on prend le rapport efficacité-coût, s'il s'agit de montrer que la France s'agite. Mais le droit d'ingérence, tel que Bernard Kouchner l'a théorisé, moi je n'ai jamais été pour, parce que je sais que le droit d'ingérence, c'est un autre mot pour désigner le droit du plus fort. Par exemple, on s'ingère en Irak, on écrabouille ce malheureux pays, ou bien on s'ingère en Somalie quand il n'y a plus rien, mais quand il se passe quelque chose en Tchétchénie, on ne s'ingère pas, ni au Tibet. Et par conséquent, moi je n'aime pas ce genre de politique où on met son cœur en bandoulière avec un sac de riz sur l'épaule devant des caméras toujours opportunément plantées, puisque ce sont des caméras généralement de chaînes américaines. Et je crois qu'il y a un grand danger de dérive de cette politique. Comme je l'ai dit souvent à Bernard Kouchner, que j'aime bien sur le plan personnel encore une fois, le devoir d'intelligence doit précéder le devoir d'ingérence.
Question : Il se trouve beaucoup d'analystes pour dire que Chirac est désormais celui qui fait siennes les positions tenues généralement par la gauche ?
Jean-Pierre Chevènement : Vous voulez dire que Jacques Chirac serait à gauche ? C'est aller un peu vite en musique… Non, il y a, je dirai, la pression de Philippe Séguin, que j'apprécie.
Question : c'est positif ?
Jean-Pierre Chevènement : C'est positif, disons que Jacques Chirac est rallié à Philippe Séguin, sauf sur un point qui est l'Europe…
Question : Il est à gauche, Séguin ?
Jean-Pierre Chevènement : Je pense que Philippe Séguin a une conception républicaine de la vie publique, c'est important, défend le service public, l'école publique par exemple, que ce n'est pas un homme qui braderait la souveraineté nationale, et par conséquent la démocratie qui vont de pair, et qui en Europe défendrait les intérêts de la France, mais en même temps une idée supérieure, c'est à dire des valeurs qui sont des valeurs républicaines. Je considère que Philippe Séguin a fait un certain nombre de choix, il est surtout prisonnier du RPR, et puis maintenant il est derrière Chirac qui a dû se rallier à la monnaie unique, paradoxalement sous la pression de Michel Rocard. Je ne sais pas si vous vous souvenez de la scène, c'était une émission du dimanche, 7/7, où Michel Rocard a accusé Jacques Chirac de mettre en danger la monnaie. Jacques Chirac avait proposé un référendum pour le passage à la troisième étape de la monnaie unique. Disons que l'Angleterre et l'Allemagne auront le droit de se prononcer, et la France non. Donc Jacques Chirac avait proposé ce referendum, cris d'orfraie, et Michel Rocard intervient pour dire "c'est très grave ce que fait Jacques Chirac". Et deux jours après, Jacques Chirac s'aligne et donne une interview dans un journal qui s'appelle L'Expansion, en disant "je suis plus que quiconque partisan de la monnaie unique". Mais en fait vous voyez bien que tous nos candidats sont des partisans, non pas seulement de la monnaie unique, mais de la pensée unique, c'est à dire qu'ils disent tous la même chose, ils feraient la même chose. C'est pour ça que ce débat est un débat pipé, c'est une présidentielle pour rien, et ça serait pour moi la raison d'être candidat, d'ailleurs, parce que moi, au moins, je dirais autre chose.
Question : Et on sent à vous entendre que vous en avez envie ?
Jean-Pierre Chevènement : J'ai envie de faire entendre une voix différente, mais en même temps je me pose la question de savoir si elle peut être entendue.
Jean-Pierre Chevènement : Voilà, mais en même temps vous voyez bien que je dois intégrer ma démarche dans une vision plus large : comment reconstruire la gauche après ce qui peut être un naufrage. Et il ne faut pas non plus ajouter à la cacophonie dans certaines circonstances, il y a des questions d'opportunité.
Question : Vous confirmez la thèse d'Alexandra Schwartzbrod, qui dans son livre "Le président qui n'aimait pas la guerre", défend la thèse que Mitterrand n'aime pas non plus les militaires ?
Jean-Pierre Chevènement : Écoutez, moi je dois m'exprimer avec un certain devoir de réserve, qui persiste bien après que j'ai quitté le gouvernement. François Mitterrand m'a choisi comme ministre de la Défense, je dois dire qu'à l'époque où j'ai accepté, je n'imaginais en aucune manière me trouver dans la situation de m'opposer à lui sur la guerre du Golfe. Et j'aurais souhaité vraiment qu'on évitât cette guerre meurtrière, qui n'a fait que fouetter l'essor de l'intégrisme dans l'ensemble du monde arabo-musulman, y compris en Algérie, ce qui n'a pas arrangé nos intérêts dans cette région du monde.
Question : Vous reliez les événements actuels d'Algérie à la guerre du Golfe ?
Jean-Pierre Chevènement : Bien entendu je le relie. Je ne dis pas que c'est la seule cause, par ce que bien avant il y avait des problèmes en Algérie, c'est une longue histoire. Mais le spectacle que nos médias de masse ont donné outre-méditerranée, vu par les maghrébins, on seulement en Algérie mais en Tunisie où je me suis rendu d'ailleurs, en Algérie l'an dernier. Ce spectacle a été quelque chose d'horrifiant pour les algériens ou pour les tunisiens, ils ont le sentiment qu'il y avait véritablement d'un côté l'Occident et de l'autre côté l'Orient, qu'il y avait quelque chose d'absolument insupportable, ça a été très mal vécu, il faut bien le comprendre. Et partout, dans l'ensemble du monde arabo-musulman, tous les mouvements intégristes ont récupéré ces images de la guerre du Golfe, qui auraient dû être évitées.
Question : Que faut-il faire aujourd'hui vis-à-vis de l'Algérie ?
Jean-Pierre Chevènement : Il faut d'abord que nous soyons honnêtes avec nous-mêmes, que nous vivions les valeurs de citoyenneté si nous voulons les aider à triompher en Algérie, elles sont portées par des gens courageux, des intellectuels, des femmes, des associations de femmes, des syndicalistes, mais il faudrait que nous-mêmes nous ne donnions pas le spectacle d'un ordre mondial injuste, d'un ordre mondial à deux vitesses. Il ne faudrait pas non plus que les arabes aient le sentiment qu'on leur tape dessus alors que les autres peuvent faire ce qu'ils veulent. L'intégrisme c'est à la fois le désespoir social et l'humiliation, le sentiment de l'injustice, des rapports inégaux.
Question : Si vous arriviez en juin prochain président de la république, quelle serait votre première mesure à l'égard de l'Algérie ?
Jean-Pierre Chevènement : Écoutez, je peux vous dire que vis à vis des algériens, ça changerait beaucoup de choses, parce que les algériens ont à mon sujet une opinion très différente de celle qu'ils ont au sujet de tous les autre hommes politiques français, sans exception.
Question : C'est-à-dire ?
Jean-Pierre Chevènement : Si vous ne comprenez pas, je ne vais pas développer.
Question : Moi non plus je ne comprends pas…
Jean-Pierre Chevènement : C'est très simple, ils pensent que de tous les ministres des Affaires étrangères ou de la Défense des puissances occidentales, je suis le seul qui ait refusé de cautionner la guerre du Golfe, et pour eux ça compte, par ce que pour eux le sentiment de solidarité avec un peuple arabe qui a été écrasé sous 90 000 tonnes de bombes, 6 fois Hiroshima, ce sentiment a été puissamment vécu… J'ajoute que du point de vue des intérêts de la France, cette affaire s'est révélée extrêmement négative, d'un bout à l'autre du monde arabe. Mais c'est le passé, il y a eu des désaccords, je ne veux pas le dissimuler, d'ailleurs je ne le pourrais pas.
Jean-Pierre Chevènement : Il faut bien comprendre que l'intégrisme est une forme de rejet et de frustration, et de désespoir, par conséquent la meilleure réponse à l'intégrisme c'est être fidèle à l'héritage de nos valeurs républicaines, c'est d'être ferme sur nos principes, c'est de ne pas faire de concessions imbéciles. Pour revenir à l'Algérie, je considère que le FIS ne s'est pas rallié à la démocratie en signant les accords de Rome, soyons sérieux. Peut-être faut-il le prendre au mot, mais il est bien clair que les intégristes ne croient pas à la démocratie, c'est tout à fait contraire à leurs principes, il faut quand même le savoir si on veut parler en connaissance de cause. Et je me sens plus proche des démocrates comme Saad Saadi par exemple, qui paraît avoir dit des choses très fortes dans l'interview qu'il a donnée hier au Figaro.
Question : Et la guerre en Tchétchénie, à vos yeux on peut la considérer comme une affaire intérieure russe ?
Jean-Pierre Chevènement : Oui, c'est une affaire intérieure russe, mais on ne peut pas se permettre n'importe quoi sous prétexte que c'est une affaire intérieure. Et on a là un exemple, je ne le mets pas sur le même plan que la guerre du Golfe, mais on a là un exemple d'usage totalement disproportionné de la force, et ça c'est inacceptable.
Question : Que faut-il faire ?
Jean-Pierre Chevènement : On a vis à vis de la Russie, quand même quelques moyens de pression. Moi je dirais que le soutien apporté en toutes circonstances à Boris Eltsine par les États-Unis d'Amérique, y compris lorsqu'il a réduit au canon son parlement, moi m'a choqué.
Question : Si vous choisissez d'être candidat à l'élection présidentielle, quel serait le thème fort de votre campagne ?
Jean-Pierre Chevènement : Écoutez, pour le moment ça n'est pas décidé, et même je dirais que j'ai clairement affiché ma préférence pour une configuration qui permettrait à la gauche d'être présente au second tour, que ce soit clair. Mais il me semble que ce qui doit être au cœur d'une campagne d'un homme de gauche, c'est la citoyenneté, c'est la restauration d'un rapport normal des citoyens avec la chose publique, c'est à dire un rapport de vérité, un rapport de pédagogie aussi d'une certaine manière, et que c'est naturellement sur la responsabilité, sur la république, qu'un candidat de gauche doit travailler pour restaurer ce rapport de confiance qui sera essentiel dans les années qui viennent pour reconstruire une perspective de progrès.
Question : La France de Chevènement, la France des citoyens ?
Jean-Pierre Chevènement : si vous voulez.