Interview de M. Jack Lang, ministre de la culture de la communication des grands travaux et du bicentenaire, dans "Le Quotidien de Paris" du 4 août 1989, sur la commémoration de la Révolution française, l'action gouvernementale et le PS.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : LE QUOTIDIEN DE PARIS

Texte intégral

Le Quotidien : Vous semblez ragaillardi par les fêtes du Bicentenaire. Est-ce le retour du Jack Lang pétillant du premier septennat ?

Jack Lang : C'est un effet d'optique. L'énergie et l'enthousiasme ne m'ont jamais quitté.

Le Quotidien : Le défilé Goude fut beau, inventif, gai. Mais, la culture des années 90, n'est-ce pas autre chose que des clips, de la pub ou de la mode ?

Jack Lang : C'est céder à une certaine idéologie superficielle de la pub que d'emprisonner Jean-Paul Goude dans l'étiquette hâtivement fabriquée de « publicitaire ». Certes, c'est un homme qui sait faire étinceler les messages, mais il est beaucoup plus que cela. À sa manière, il est tout à la fois chorégraphe, dessinateur, architecte. Oui, il est au sens plein un homme du XXe siècle. Il me plaît parce qu'il est un des rares qui aient su bousculer les hiérarchies, faire éclater les cloisons, établir des synergies entre les arts, les cultures, les nations. Par sa forme même, sa parade à valeur de manifeste. Elle est un fil de fraternité noué entre les rythmes et les syntaxes des musiques et des couleurs d'hier et d'aujourd'hui.
Fête mondiale de l'amitié, elle a balayé, d'un seul coup d'un seul, les jérémiades des pisse-froid et des grincheux.

Le Quotidien : Certaines critiques contre le Bicentenaire sont venues de la gauche. Le malentendu est-il dissipé avec des gens comme Renaud ?

Jack Lang : Le président a exprimé parfaitement les choses : « Un bon réflexe, une mauvaise information. » Le réflexe de Renaud est celui d'un homme de coeur. Il n'y a rien à lui reprocher. Je crois qu'aujourd'hui Renaud, instruit par les événements, doit penser que les réunions de Paris ont apporté une avancée à la cause des pays du tiers monde.

Le Quotidien : Certains pays ont paru irrités du rôle de donneur de leçons que le gouvernement français s'est attribué à l'occasion de ce Bicentenaire.

Jack Lang : S'il y a une chose que je déteste, c'est le chauvinisme, la franchouillardise. Mais cette irritation, je ne l'ai pas lue, sauf dans quelques journaux anglais. La presse américaine a été dans l'ensemble enthousiaste, même le « Wall Street Journal ». Peu d'événements ont suscité autant d'élan et de curiosité dans le monde. Pourtant nul cocorico chez nos concitoyens ! Simplement la fierté de leur pays, un climat de liesse populaire, le bonheur rare de se retrouver ensemble et de partager le même goût de la vie, de la liberté et de la beauté.

Le Quotidien : L'opposition a parlé de « mitterrandôlatrie ». Que répondez-vous à Alain Juppé quand il dit : « Nous ne sommes pas obligés d'aller baiser la mule présidentielle » ?

Jack Lang : C'est triste qu'un dirigeant politique soit à ce point mesquin et acariâtre. C'est triste qu'un homme qui, paraît-il, serait jeune sur l'état civil, soit à ce point aigri et atrabilaire. Dans la vie, il faut être grand seigneur. Il faut être fair-play. C'est se diminuer que de chipoter… Je suis allé aux festivités du centenaire de la tour Eiffel. C'était pour moi un devoir de répondre à l'invitation de M. Chirac. J'y étais présent avec plaisir, et je n'ai pas eu le sentiment d'aller baiser l'anneau ou la mule du maire de Paris ! En boudant les fêtes du Bicentenaire, M. Juppé s'est auto-flagellé !

Le Quotidien : On a tout de même l'impression que vous placez le président sur un tel piédestal que la moindre critique paraît iconoclaste ?

Jack Lang : Où avez-vous inventé cela ? Franchement, je connais peu d'hommes publics aussi ouverts au débat, si soucieux d'écouter les avis et qui reconnaissent la valeur d'une critique si elle leur paraît juste. Croyez-moi, si François Mitterrand est aujourd'hui si populaire, c'est parce que les Français le sentent proche d'eux et de leurs préoccupations quotidiennes. C'est un président disponible et accessible. Il est en symbiose avec les aspirations profondes des gens.

Le Quotidien : Comment le ministre de la culture explique-t-il l'indigence de la création télévisuelle française ?

Jack Lang : Nous sortons de deux ans et demi d'asphyxie et de stagnation et les nouvelles émissions ne se fabriquent pas en appuyant sur un bouton. Il faut du temps.

Le Quotidien : Avec la Cinq de Berlusconi, n'avez-vous pas été en 1985 l'initiateur de cette télévision au rabais ?

Jack Lang : Alors pourquoi un gouvernement de droite a-t-il perpétué cette situation ? Si une erreur est commise, il faut la réparer. Il faut demander aux dirigeants de cette chaîne, comme à ceux de toutes les chaînes, de respecter la loi et les engagements qu'ils ont souscrits. Dans ce domaine, c'est un peu trop la jungle. Chacun se considère propriétaire du réseau qui lui est attribué, alors que ces réseaux appartiennent au domaine public. On s'est trop habitué à tourner le dos à la loi et à traiter comme des chiffons de papier les contrats. Nous ne demandons qu'une seule chose, pas plus, pas moins : que les chaînes commerciales fassent de la bonne télévision. Et tout le monde sera heureux !

Le Quotidien : Quelles sont les réactions du ministre de la culture devant les protestations des gens de cinéma quand le CSA interdit la diffusion des films interdits aux moins de 13 ans à 20 h 30 ?

Jack Lang : Je n'ai pas à commenter les actes du CSA. Je m'impose une obligation de réserve. Mais ce n'est un secret pour personne : je n'aime pas les interdits. Mon souhait personnel serait que le CSA réexamine ces règles le moment venu lorsque nous aurons bientôt procédé au toilettage de l'ensemble de la réglementation en matière de visa des oeuvres cinématographiques.

Le Quotidien : L'existence d'un ministre de la culture est-elle justifiée aujourd'hui ?

Jack Lang : Plus que jamais. J'ai toujours pensé que c'était en visant haut et grand que l'on rend un pays plus adulte, plus intelligent, plus créatif. Il faut qu'il y ait un minimum d'initiative publique. Et je suis heureux d'avoir pu démontrer que quand l'État donne l'exemple, les entreprises et les autres collectivités publiques suivent. Le modeste budget de la culture a fait des petits. Il a fait école. Voyez le 14 juillet. Plus du tiers de son financement a été assuré par des entreprises. Impensable voici sept ans !

Le Quotidien : Lors du Bicentenaire de la presse, vous avez eu des paroles ambiguës qui ont pu laisser penser que vous souhaitez un durcissement des lois sur la presse. Qu'avez-vous voulu dire exactement ?

Jack Lang : La presse est libre. Mais elle doit respecter la dignité et l'honneur des citoyens quelles que soient leurs fonctions. Dans certains pays comme les États-Unis, on est beaucoup plus sévère avec les journaux qui calomnient des citoyens. Voilà tout. C'est une observation et une question que je soumets au débat public. Il arrive parfois que l'on joue trop aisément avec l'honneur de certains citoyens.

Le Quotidien : Vous pensez à des cas précis ?

Jack Lang : Au moment des controverses sur Péchiney et la Société générale, certains journaux n'ont pas hésité à salir, sans preuve, certaines personnes.

Le Quotidien : Il y a des lois sur la diffamation. Pour reprendre vos exemples, Alain Boublil vient de gagner ses procès. En tout cas, ceux qu'il a intentés contre le « Le Nouvel Observateur » et « L'Événement du Jeudi ». Contre « Le Quotidien », il a été débouté.

Jack Lang : C'est heureux qu'il ait gagné s'il a été diffamé. C'est normal. Et si ce sont des journaux de gauche qui l'ont diffamé, ce n'est pas moins normal qu'ils soient condamnés. Ils se doivent d'être exemplaires.

Le Quotidien : Vous sentez-vous à l'aise aujourd'hui entre le socialisme messianique de Mitterrand et le socialisme gestionnaire de Rocard et Bérégovoy ?

Jack Lang : Je récuse votre dichotomie. En chaque membre du gouvernement doit coexister cette double approche : celle du visionnaire et celle du gestionnaire. La gestion pour la gestion conduit à l'immobilisme. Et le visionnaire qui ne tiendrait pas compte des réalités sacrifierait ceux qu'il croirait servir. L'expérience du pouvoir enseigne que si l'on veut avancer loin, il faut, en même temps, maîtriser les grands équilibres.

Le Quotidien : Vous pensez aujourd'hui qu'il vaut mieux éviter les pratiques de 1981-1983 ?

Jack Lang : Certaines erreurs ont, certes, été commises. Elles ne peuvent entacher l'oeuvre profonde de réformes de ces belles années du premier septennat.

Le Quotidien : D'après la Sofres, 58 % des Français pensent que c'est Mitterrand qui gouverne. Vu de l'intérieur, est-ce que Rocard gouverne vraiment, au sens de l'article 20 de la Constitution ?

Jack Lang : Étant le plus ancien ministre dans la même fonction, ayant connu trois premiers ministres, je ne peux pas ne pas être frappé par l'évolution de la pratique des institutions. Dans une première période, il était normal que François Mitterrand tienne l'ensemble des rênes. Nous étions des « bleus ». Lui seul, avec Gaston Defferre, avait connu la gestion des affaires de l'État. Il était donc indispensable qu'il guidât nos pas. Nous avons beaucoup appris grâce à lui, et grâce à la durée. Laurent Fabius a disposé d'une plus grande autonomie que Pierre Mauroy. Aujourd'hui, Michel Rocard bénéficie d'une liberté de gestion encore plus importante. Ainsi, s'est progressivement établie une pratique plus équilibrée des institutions.

Le Quotidien : À vos yeux, Rocard a-t-il la capacité d'exercer pour l'avenir le même leadership ?

Jack Lang : Pour le ministre que je suis, c'est très agréable de travailler avec lui. C'est un homme qui suit attentivement les dossiers. Il travaille beaucoup, il fait avancer les choses d'un pas alerte. C'est un chef d'équipe brillant et efficace.

Le Quotidien : L'imaginez-vous en président ?

Jack Lang : Il a l'étoffe d'un homme d'État. Mais pourquoi poser une question qui n'est pas ouverte ? François Mitterrand est président de la République. Et son mandat est de sept ans !

Le Quotidien : C'est le président qui a rouvert ce débat en déclarant à « l'Express » : « Je ne serai plus candidat à rien. » Alors qui après lui ?

Jack Lang : C'est une de forces du PS d'avoir à sa tête une pléiade d'hommes (de Jospin à Chevènement) de grande envergure. Parmi eux, il y a notamment Michel Rocard et Laurent Fabius.

Le Quotidien : Le prochain congrès du PS sera-t-il le premier congrès de l'après-Mitterrand ?

Jack Lang : Ce serait absurde. Nous sommes à l'aube d'un nouveau septennat. C'est à sa réussite que chacun doit aujourd'hui travailler. Je n'ai qu'une ambition : apporter ma pierre pour que le gouvernement de Michel Rocard bâtisse une grande oeuvre et pour que le second septennat de François Mitterrand soit éblouissant.

Le Quotidien : Que doit faire le PS aujourd'hui ?

Jack Lang : Son devoir est, certes, de soutenir le gouvernement. Mais, il a aussi deux autres rôles importants à jouer. Première tâche : s'immerger davantage dans le tissu social, l'ensemencer, faire rayonner nos idées, nos valeurs à travers toute la société. Deuxième mission : être un éclaireur, un éveilleur d'idées, un défricheur de terres nouvelles.

Le Quotidien : Votre ami Fabius peut-il être l'homme de la relève socialiste après son échec aux européennes ?

Jack Lang : Sur cette élection, on a dit beaucoup de choses fausses. Je vois encore la tête des commentateurs parlant le 18 juin au soir, avec joie, avec allégresse, de la « victoire » de M. Giscard d'Estaing. Comment pouvait-on parler de la victoire d'une liste qui avait fait perdre huit sièges à la droite ? C'est une énigme que je n'ai toujours pas élucidée ! Comment parler de l'échec de Laurent Fabius alors que, grâce à lui, les socialistes ont gagné deux sièges ? Fabius a été courageux de prendre la tête du PS dans une élection qui, par nature, n'est pas favorable à la mobilisation de notre électorat populaire et des jeunes.

Le Quotidien : 28 %, c'est tout de même mieux que 23 % ?

Jack Lang : Personne n'avait prétendu que le PS pouvait dépasser à lui seul la liste de M. Giscard d'Estaing. Aux élections européennes de 1979, François Mitterrand avait rassemblé 23 % des suffrages. Un an et demi plus tard, il était président de la République. Que les commentateurs zélés du 18 juin ne se fassent pas trop d'illusions.
Si demain il y avait des législatives, nous les gagnerions. Si demain il y avait des élections présidentielles, François Mitterrand serait triomphalement réélu.