Interview de M. Christian Pierret, secrétaire d'Etat chargé de l'industrie, dans "la Vie" le 12 novembre 1998, sur la conciliation de ses convictions religieuses et de ses responsabilités gouvernementales et sur sa perception de l'Eglise catholique.

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Média : CFTC La Vie à défendre - La Vie

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Q. Vous définiriez-vous comme un homme politique qui est aussi un chrétien, ou comme un homme politique chrétien ?

R. Je n'ai pas été au suffrage universel en tant que chrétien. Ce n'est pas cet engagement-là que mes électeurs ont considéré comme déterminant lorsqu’ils m'ont accordé leur confiance. Je suis un homme politique naturellement porté à la tolérance et à l’ouverture d'esprit par ma formation laïque Cela dit, dans sa vie, chaque personne est une unité qu'on ne peut pas découper sans artifice. il n'y a pas, d'un côté, la vie publique, de l'autre, les convictions personnelles. J’aurais horreur d’une conception de la laïcité qui séparerait la sphère privée, dévolue à la foi, de la sphère politique. Je me sens d'autant plus épanoui dans ma foi chrétienne que je m'efforce d'être un vrai laïc. Et ceci n'est pas paradoxal. Je suis socialiste. Je suis chrétien. Je suis donc un chrétien qui mène une politique socialiste, mais je refuse d'être un « politique chrétien ». On se souvient de Mauriac et de son horreur de se voir affubler du titre de « romancier chrétien », lui qui se définissait simplement comme un catholique qui écrit des romans.

Q. A l'origine, le fait d'être chrétien a-t-il décidé de votre engagement en politique ?

R. Quand j'ai décidé d'adhérer à un parti politique, c'était certes en raison d'un intérêt intellectuel pour la chose publique, mais également par souci de cohérence. Je ne peux pas, croyant ce que je crois, rester indifférent à l'injustice du monde, aux difficultés de la société dans laquelle je vis, à la souffrance de mes concitoyens. Il m'est impossible de demeurer inactif devant les problèmes des autres. On ne peut être chrétien et passif, chrétien et spectateur. Le chrétien est, par définition, un homme engagé dans l'action.

Q. Et forcément engagé à gauche ?

R. Je ne pense pas qu’il y ait une relation à sens unique entre le fait d'être chrétien et celui d'être de gauche. Je pourrais ne pas être socialiste et être tout aussi sincère. Je trouve légitime l’engagement de chrétiens dans d'autres partis que le mien, hormis le fait de militer à l'extrême droite, que je crois contradictoire avec l’Évangile. Mais c'est un phénomène marginal. J’ai adhéré au PS au moment de sa constitution, à Epinay, en 1971. J’étais délégué à ce congrès qui a permis à François Mitterrand de conduire la gauche à la victoire. Grâce à la motion du Ceres de Jean-Pierre Chevènement et à la motion Vie nouvelle des cathos de gauche.

Q. Quelle est votre définition du catho de gauche ?

R. C'est quelqu'un d'ouvert aux réalités sociales qui l'entourent et qui ne triche pas avec ce qu'il porte en lui : la nécessité de la dynamique sociale et celle de faire bouger cette société. Nous appartenons au camp du mouvement. C'est quelqu'un qui affirme dans la vie sa solidarité avec les plus défavorisés. Qui a soif de plus de justice sociale, de plus de dignité pour l'homme dans son travail, de plus de coopération entre les nations. Qui veut donner un véritable projet de long terme à la construction sociale. Un optimiste, aussi : il faut absolument gommer cette image selon laquelle les catholiques seraient des gens compassés et tristes. Au contraire ! L'humour de Jean-Paul II nous en donne souvent une illustration. Le bonheur et le progrès sont nos mots d’ordre.

Q. D'autres hommes politiques, non chrétiens, veulent aussi davantage de solidarité et de dignité. Qu'est-ce qui fait la différence ?

R. Ces valeurs sont largement héritées de la Bible, des textes juifs et chrétiens, et de leur reconnaissance de l’irréductible valeur personnelle de l'homme. Le « Aimez vous les uns les autres », qui a constitué la base sur laquelle certains humanistes se sont affranchis de Dieu, est la référence fondamentale qui a forgé une vision du monde, une conception de l'homme, qui s'est laïcisée sous la forme d'un humanisme chrétien, voire parfois antichrétien, mais dont l’origine même inconsciente se trouve dans le judaïsme et le christianisme. Pour moi, charité et solidarité expriment le même élan.

Q. Y a-t-il parfois une contradiction entre la foi du chrétien et les décisions du ministre ?

R. Qu’on soit chrétien ou pas, il existe des tensions entre les valeurs que l’on professe et les réalités que l’on rencontre. Cela est vrai aussi pour un ministre de la République… Pas plus qu’un autre, le chrétien n’est parfait, ni exempt de questionnement sur lui-même et son action. Mais la foi l’aide à progresser dans ce qu’il croit juste. De plus, le travail gouvernemental est collectif.

Q. Est-il plus déchiré qu’un autre ?

R. C’est une question très difficile. Malgré la conscience qu’ils ont de ce qui les tire vers le bas, les chrétiens se sentent sereins et épanouis au plus profond d’eux-mêmes. Le chrétien n’est pas plus torturé qu’un autre, car il croit fondamentalement au progrès, à la convergence de l’action des hommes vers la réalisation de chacun et vers une société réconciliée avec elle-même. Christianisme et progrès de la société vont de pair. Je suis persuadé que l’humanité avance. Elle ne tourne pas en rond. C’est peut-être là qu’on trouve le lien avec la politique : le message du Christ nous dit que le progrès est possible. Le chrétien sait que, solidaire des autres, il peut faire avancer le monde dans le bon sens. Comprendre par l’action avec l’autre le dessein de Dieu sur le monde fait de lui un cobâtisseur. Chacun, à la place qui est la sienne, prend en charge l’évolution du monde.

Q. Êtes-vous un chrétien qui doute ?

R. Évidemment. Comment pourrait-on être optimiste sans douter ? S'il n'y avait pas le doute à la racine de la compréhension de Dieu, il n'y aurait pas de construction possible. Le doute est la condition permanente du mouvement. Dans mes choix, je tiens absolument à avoir l'exercice de ma liberté. Je suis catholique, très heureux de l'être, appartenant à une communauté qui est l’Église. Mais mes choix se nourrissent souvent du doute, pour assumer ma fierté d'être homme et pour exercer ma liberté. L’Église catholique ne me donne pas du « prêt-à-penser » ou du « prêt-à-agir ». Heureusement ! Il n'est pas paradoxal d'affirmer que je suis pleinement catholique si, et seulement si, je conçois mon rapport à L’Église comme inscrit dans l'exercice de ma liberté et soumis à la mise en œuvre de ma responsabilité individuelle.

Q. Comment vous sentez-vous dans l’Église ?

R. Je suis appelé à contribuer à la construire, à la faire évoluer. Le rôle de l’Église est de se prononcer sur les grandes querelles de l'homme. Elle exprime des références et des orientations sur lesquelles le chrétien s’assume librement.

Q. Vos amis du PS jugent-ils « ringard » le catho de gauche que vous êtes ?

R. Non, pas ringard. Disons qu'on regarde parfois le catho comme un peu étrange. Pourtant, l’Église est moderne, voire souvent audacieuse, par rapport aux grands mouvements ou aux modes médiatiques. Voyez les JMJ, voyez ce pape malade, âgé, mais qui, dans nombre de ses messages, notamment dans les domaines de l’économie, est très moderne. On dit l’Église « ringarde » ? Je renverse la problématique : si elle est fidèle à elle-même, elle va construire un demain plus universel. Attention : je ne nage ni dans l’irénisme, ni dans la facilité. Mais elle porte des valeurs d’une telle force que, par sa seule parole, elle peut mobiliser pour bâtir un autre futur, bien au-delà de ses propres rangs. Car l’Église n’est jamais aussi faible que quand elle regarde en arrière.