Texte intégral
Q - « Le gouvernement a-t-il, comme le dit Alain Juppé, « mangé son pain blanc » ?
– Le gouvernement a montré sa capacité à administrer l'héritage d'une bonne situation. Il a eu la chance de la croissance et il a fait preuve, indiscutablement, d'un bon savoir-faire. Le jour où la politique de maîtrise des dépenses publiques a permis de faire baisser les taux d'intérêt et où le dollar s'est réévalué par rapport au franc – ballon d'oxygène ! –, la France a retrouvé la croissance. Je pensais que c'était une croissance fragile et qu'il y aurait une inversion dans le second semestre de cette année 1998 : nous y sommes.
Q – Vous qui préconisez la liberté des marchés, est-ce que vous ne vous sentez pas mis en cause dans vos convictions par ce qui se passe en ce moment ?
– Non, mais cela mérite explication. Nous sommes passés de l'inflation à un système de déflation, c'est-à-dire que les prix, au lieu d'avoir tendance à monter, comme hier, ont tendance à baisser. C'est plutôt une bonne chose pour le consommateur, et l'on peut avoir une croissance avec des prix qui baisent, mais le passage de l'un à l'autre est profondément déstabilisant. Les gens qui sont endettés et qui ont de mauvaises dettes ont tendance à « sauter ».
Quel est le principal produit qui circule dans le monde aujourd'hui ? Ce sont les titres de dette publique. Est-ce que ces créances de dette publique sont de bons titres, gagés par de vraies richesses, ou y a-t-il des risques d'impayés ? Par moments, les marchés estiment qu'il y a des risques d'impayés. D'autant qu'un deuxième phénomène vient perturber les choses, c'est que ces titres sont libellés dans des monnaies nationales et que, là, le système monétaire international ne fonctionne pas.
Q – Est-ce que les marchés ne provoquent pas eux-mêmes les effondrements qu'ils redoutent ?
– En réalité les choses sont un peu plus compliquées, parce que les mauvaises dettes publiques provoquent de mauvais investissements privés, et il y a des phénomènes de correction. Dans un système de liberté de marchés et d'économie capitaliste, vous avez toujours des crises : c'est normal, ce sont des mécanismes naturels de correction des erreurs. Mais, là, les erreurs qui ont été faites sont moins celles des investissements privés que celles des États, endettés au-delà du raisonnable.
Q – Que faites-vous de la masse financière formidable des fonds de pension, à la recherche du profit maximum dans le temps le plus court ?
– Le rôle de ces fonds de pension, c'est d'assurer les retraites futures. Donc, ils sont à la recherche de bons rendements à vingt ou trente ans. Nul plus que les fonds de pension n'a le sens de la durée ! Ce sont des capitaux qui sont à la recherche de sécurité, la sécurité d'une bonne entreprise placée sur un bon marché, et qui exigent, aussi, un autre management, une formidable transparence financière.
Q – Est-ce que les fonds d'investissement respectent, eux-mêmes, cette transparence financière ?
– Les fonds de pension sont totalement transparents. Les edge funds sont des fonds très spéculatifs, qui permettent un effet de levier de 1 à 50 et qui posent des problèmes parce qu'ils se sont affranchis des règles de prudence qui doivent être, bien évidemment, celles des investisseurs…
Q – Faut-il donc leur imposer la prudence qu'ils ne respectent pas spontanément ?
– Evidemment, le marché ou les autorités de régulation du marché doivent imposer à un certain nombre de gens d'avoir les capitaux des risques qu'ils prennent.
Q – Comment réformer le système monétaire international ?
– Quand un pays devient plus productif, logiquement, sa monnaie doit aller vers le haut. Quand un pays devient moins productif – mettons un pays qui, par exemple, travaillerait moins quand les autres travaillent plus… –, sa monnaie, logiquement, doit aller vers le bas. S'il n'y a pas des mécanismes automatiques mais, au contraire, une sorte de volonté politique de faire varier la monnaie dans un sens ou dans un autre, cela vient perturber les mécanismes des marchés financiers et engendre une spéculation ; l'économie devient incertaine.
C'est la raison pour laquelle il faut une réforme du système monétaire international : soit un système de monnaie unique – je crois qu'aujourd'hui, c'est un projet irréalisable –, soit un système de flottement des monnaies automatique, avec rattachement des monnaies les moins solides à de grandes monnaies, l'euro ou le dollar.
Q – Êtes-vous d'accord avec les propositions de réforme du Fonds monétaire international qu'a faites Dominique Strauss-Kahn et que Nicolas Sarkozy trouve « astucieuses » ?
– Pas du tout. M. Strauss-Kahn a la nostalgie du pilotage manuel. Le contrôle politique du FMI me parait être une mauvaise chose. Le FMI est prêteur en dernier ressort. C'est comme le gamin qui sait qu'il aura toujours ses parents pour alimenter le chéquier s'il fait des chèques sans provision : cela ne favorise pas la responsabilité. Aujourd'hui, renforcer le rôle d'intervention discrétionnaire, politique, du FMI, c'est mettre de l'huile sur le feu.
Q – Alors, qui peut être le gendarme ?
– C'est un problème non pas de gendarme, mais de règle du jeu. L'idée qu'il puisse y avoir, au niveau international, des hommes politiques qui se réunissent et qui décident que le dollar doit baiser ou monter, que le yen doit faire ceci ou cela, relève d'une vision naïve, qui ne correspond pas à l'économie d'aujourd'hui. Pilotage automatique, oui, pilotage manuel, non. Les politiques ne doivent pas faire des marchés financiers les boucs émissaires de leurs propres erreurs. »