Interview de M. Louis Viannet, secrétaire général de la CGT, dans "Le Figaro" du 20 octobre 1998, sur la négociation des accords sur les 35 heures, l'indépendance de la CGT vis-à-vis du PCF et l'Europe sociale.

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LE FIGARO économie – Dans trois mois, vous passez le relais de la direction de la CGT à Bernard Thibault. Dans quel contexte cette passation de pouvoir s'effectue-t-elle ?

Louis Viannet – Je ne suis pas du genre à laisser un testament. Dans le processus de préparation du congrès, nous n'avons écarté aucune question même celles qui dérangent ce qui témoigne de la volonté d'accélérer le processus de transformation pour aller vers une CGT plus ouverte et présente sur le terrain affirmant son ambition à développer les conquêtes sociales.

LE FIGARO économie – « Cette ambition semble cependant mal perçue par les salariés puisque le nombre d'adhérents ne progresse pas… »

– De ce point de vue, le bilan n'est satisfaisant pour personne. Aujourd'hui en France aucune organisation syndicale ne peut prétendre, seule, influer de façon décisive sur les choix et les orientations. Cette réalité s'impose à tout le monde. Le fait que nous en ayons pris conscience et que nous l'affirmions est un signe de notre changement. Cette situation conforte notre réflexion sur la nécessité de rechercher l'unité et les pistes sur lesquelles les syndicats peuvent se retrouver et agir ensemble.

LE FIGARO économie – « Justement, quelles peuvent être ces pistes ? Car, ce qui frappe, ce sont, sur les grands dossiers, notamment la réduction du temps de travail, les divergences entre les syndicats ? »

– Il y a deux façons de considérer le problème. On peut mettre en exergue les divergences réelles. Mais on peut aussi avoir une analyse dynamique et constater que les choses évoluent. La plupart des actions qui se développent dans les entreprises et les branches ont un caractère unitaire. Ainsi, la prochaine manifestation des retraités va se dérouler à l'appel de tous les syndicats.

LE FIGARO économie – « Mais il s'agit dans la plupart des cas de manifestations défensives pour préserver des acquis menacés… »

– Pas seulement, il y a aussi des signes qui montrent que les salariés perçoivent les 35 heures comme un processus susceptible de leur apporter des améliorations s'ils s'impliquent et se mobilisent pour obtenir des accords intéressants. Le texte élaboré dans le textile, à l'issue d'âpres discussions, témoigne des possibilités de faire évoluer la situation. On est loin de l'accord Uimm et les avancées obtenues conduisent notre fédération à porter un jugement favorable malgré des insuffisances qui pourront s'améliorer au niveau des entreprises. Comme il est normal, la consultation des syndicats est actuellement en cours.

LE FIGARO économie – « Comment résoudre la contradiction sur ce sujet entre la CGT qui refuse toute annualisation du temps de travail et la CFDT qui accepte d'en discuter ? »

– Ce qui peut contribuer à débloquer la situation et surmonter les différences d'appréciation qui sont d'ailleurs très diversifiées sur le terrain, c'est une mise en oeuvre plus offensive de la consultation des salariés. C'est sur ce point que la CGT développe ses efforts. Certes la bataille est loin d'être gagnée. On ne peut pas insister sur la faiblesse des forces organisées et l'insuffisance de la présence syndicale dans des secteurs entiers et s'étonner que cette démarche ait du mal à se généraliser. C'est d'ailleurs ce qui nous a amenés à poser le problème non pas de la représentativité en général comme certains font semblant de le croire mais de l'articulation entre politique contractuelle et représentativité.

LE FIGARO économie – « Concrètement, que souhaitez-vous obtenir en ranimant ce débat ? »

– Nous n'avons pas voulu lancer un pavé dans la mare. Notre revendication sur ce point traduit notre volonté de faire évoluer une situation jugée incompréhensible et insupportable par un nombre grandissant de salariés sur lesquels tombent des mesures de remise en cause ou d'aggravation de leurs conditions de travail alors, qu'en règle générale, on s'est bien gardé de leur demander leur avis. Il s'agit d'un problème qui interpelle tout le monde, les organisations syndicales, le gouvernement et le patronat.
Certains veulent fuir le débat en criant “au loup” et en brandissant la menace de voir se multiplier les syndicats maisons. Mais donner aux salariés l'assurance que rien ne leur sera imposé par le biais d'accords contractuels sans qu'ils aient eu le moyen, directement ou à travers les syndicats à qui ils accordent leur confiance, de donner leur avis c'est le moindre des choses en démocratie !
Cela n'implique pas de remettre en cause les règles de la représentativité même s'il faudra bien un jour ou l'autre tenir compte des organisations dont l'influence mesurée par un vote des salariés leur permet de frapper à la porte.

LE FIGARO économie – « Comment trouver un système efficace pour déterminer quels accords peuvent être appliqués ? »

– Le droit d'opposition offert pour contester la validation d'accords signés avec le seul soutien d'organisations minoritaires est un dédale juridique. C'est une sorte de démocratie négative. La situation appelle à des dispositions permettant une démocratie positive d'autant que le processus de négociations des 35 heures mis en place par le gouvernement stipule clairement que la deuxième loi tiendra compte du contenu des accords sans préciser d'ailleurs s'il prendra en considération la représentativité des syndicats signataires. Il est urgent de définir les modalités d'une nouvelle pratique pour s'assurer soit directement, par consultation, soit par la reconnaissance d'une représentativité vérifiée. Il y a plusieurs pistes. La CFDT propose, par exemple, comme nous l'avions fait, d'organiser les élections des délégués du personnel le même jour dans toutes les entreprises d'une branche. On ne résoudra pas la question, de toute façon, sans revoir le décret de 1982.

LE FIGARO économie – « Pensez-vous qu'une éventuelle entrée à la Confédération européenne des syndicats sera susceptible d'aplanir les relations délicates qui existent en France avec les autres syndicats qui vous reprochent notamment votre manque d'indépendance vis-à-vis du Parti communiste ? »

– La recherche d'une démarche unitaire, qui permette aux syndicats de travailler ensemble en amont des problèmes et non pas le dos au mur en fonction des positions patronales, est vitale pour permettre au syndicalisme français de jouer tout son rôle au sein du syndicalisme européen.
La question de l'indépendance vis-à-vis des partis est maintenant claire dans la CGT. Je ne dirais pas qu'elle est réglée car je pense qu'elle se posera toujours et pas seulement pour la CGT.
Aujourd'hui, il est important, y compris au niveau européen, que le syndicalisme affirme une démarche autonome, quelles que puissent être la nature ou la couleur des gouvernements qui se mettent en place dans les différents pays. Il n'y a pas d'ambiguïté dans notre position, ce qui ne nous empêche pas d'avoir des relations d'organisation à organisation avec les partis politiques.

LE FIGARO économie – « La participation de certains cadres de la CGT à des rassemblements syndicaux européens qui expriment une autre tonalité laisse penser que vous pourriez mener un double jeu… »

– Pour la CGT, toute idée de recherche de convergences avec ce que l'on appelle les minorités de gauche européenne est exclue. Elle est sans perspective et sans avenir et ne correspond pas fondamentalement à notre démarche unitaire aussi bien en France qu'en Europe. Aucun responsable de la CGT ne peut se prévaloir d'une quelconque caution du syndicat pour participer à une telle opération.

LE FIGARO économie – « Cela dit, vis-à-vis de la construction européenne, de la monnaie unique d'intégration, la CGT développe une analyse assez différente de celle de la CES… »

– La situation de crise internationale, dont les secousses monétaires ne sont qu'un aspect, pose en termes nouveaux la responsabilité du syndicalisme. De sombres nuages s'amoncellent autour de la mise en place de l'euro. Le choc économique affectera inéluctablement l'Europe. La récession qui sévit en Asie, qui menace l'Amérique latine, restreindra les débouchés. La concurrence va s'aiguiser d'autant plus que la baisse du dollar pèsera. Qui va supporter l'essentiel de cette crise ? Telle est la question qui ne peut laisser indifférents les syndicalistes. Beaucoup de décideurs finissent par admettre qu'il faudrait réguler les marchés financiers, mais la pression est loin d'être suffisante pour imposer des mesures. La position ferme du gouvernement français à propos de l'AMI (Accord multilatéral sur l'investissement) est une bonne chose, elle devrait contribuer à faire grandir la pression car les multinationales ne vont pas renoncer aussi simplement.
Sur toutes ces questions, le syndicalisme européen doit formuler des exigences en analysant les risques que les salariés courent dans la remise en cause de leurs acquis. Ces débats vont forcément se développer au sein de la CES. Notamment sur le problème de la relance de la demande dont personne, dans le mouvement syndical, ne conteste la nécessité même si des différences peuvent apparaître sur les modalités.

LE FIGARO économie – « Au niveau national, quelles sont les revendications de la CGT auprès du gouvernement français ? »

– Il faut une autre conception de la politique de coopération et d'harmonisation au niveau européen. Il va y avoir un nouveau sommet sur l'emploi en décembre à Vienne. Si de ce sommet il ne ressort que des gadgets comme lors des sommets précédents, c'est non seulement la crédibilité des différents gouvernements qui sera remise en cause mais aussi la crédibilité de la construction européenne elle-même. Il est urgent que le gouvernement français, il y gagnerait en autorité, pose avec force la nécessité d'une discussion englobant à la fois des problèmes économiques monétaires et sociaux. Sinon il ne sortira jamais rien de ces sommets. D'autant plus que la Commission, qui met pourtant son nez partout, continue de se proclamer irresponsable en matière d'emploi au nom du principe de subsidiarité. Cela ne peut plus durer ! Il serait souhaitable que le gouvernement français propose sur toutes ces questions regroupées une grande négociation impliquant tous les acteurs et qui se déroule surtout dans la transparence. La construction européenne est en effet aujourd'hui lourdement hypothéquée par l'absence totale de démocratie. Les gens ne supportent plus les décisions prises dans le secret des salons qui leur tombent dessus sans prévenir.
Au moment où l'Europe a besoin de capacité d'intervention pour des projets industriels, les pays les plus riches remettent en cause leur participation aux fonds structurels. Cette décision pourrait aboutir à un repli sur les frontières et les laisser ainsi plus de champ à la Commission. L'Europe est décidément à un tournant.