Article de M. Philippe Séguin, président de l'Assemblée nationale, dans "Le Monde" du 18 juillet 1995, sur sa conception de la France, intitulé "Ma France n'appartient pas qu'aux Français".

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Ma France n'appartient pas qu'aux Français

Le Monde a demandé à différents responsables de définir la France telle qu'ils la conçoivent aujourd'hui, "leur" France. Nous publions aujourd'hui la réponse de Philippe Séguin, qui sera suivie par celle de Michel Rocard.

Ma France n'appartient pas qu'aux Français. Très tôt, à Tunis, j'ai découvert, avec la mort de mon père, dans mes livres d'histoire, au contact du monde arabe, que la France ne se confondait ni avec un territoire ni même avec un peuple. Très tôt, j'ai compris que la France est avant tout un idéal qui s'adresse à tous les hommes de bonne volonté, un idéal qui se décline dans la magnifique devise de la République. Ma France a toujours voulu – et voudra demain encore – aller au-delà de son identité au sens étroit, pour se dépasser vers une forme d'universel. II m'a paru, depuis longtemps, en découler deux conséquences majeures pour l'action politique.

La première impose de faire la politique de la France plutôt que la politique à laquelle les Français sont si souvent tentés de s'abandonner. Juin 1940 en reste le meilleur exemple : la politique de la France, c'était la poursuite du combat, c'était la fidélité aux idéaux de liberté, c'était la foi dans le grand large auquel se confiaient les marins de l'île de Sein, c'était la voie choisie par de Gaulle ; la tentation des Français, à l'inverse, c'était l'armistice, l'imitation pleutre des régimes autoritaires qui nous encerclaient de toutes parts, le repli corporatiste sur la terre qui est censée ne pas mentir et les morts que l'on fera commodément parler…

Aujourd'hui, face à une crise culturelle qui bouleverse tous nos modes de représentation et nos équilibres sociaux, apparaît une alternative similaire. D'un côté, l'abandon de toute exigence collective nationale sur les pentes apparemment opposées, mais bien souvent complices, du conformisme et de l'extrémisme. De l'autre, le beau risque consistant, au milieu des courants contraires, à formuler en termes neufs une politique française susceptible de rassembler les républicains autour d'un renouveau de l'humanisme.

La seconde conséquence, corollaire de la première, dicte le sens à donner à la République. Grâce à celle-ci, la nation repose sur un contrat permanent qui lie les Français entre eux d'un bout à l'autre de notre espace territorial et suppose donc l'égalité de tous ceux qui y habitent devant une loi unique mais, plus subtilement aussi, qui relie dans le temps les générations entre elles : nous héritons des conquêtes du passé, mais aussi de ses drames, nous transmettons de nouvelles raisons de demeurer français aux générations futures. Un tel cadre est le seul fondement vivant et démocratique à notre appartenance à l'Europe en voie d'édification.

L'État, depuis la fin du Moyen Âge, a assuré par des institutions reconnues par tous la pacification des conflits, l'unité par la loi, l'usage commun de la langue, la tolérance religieuse, dès le XVIe siècle, cas virtuellement unique en Europe, et pour finir l'accès de tous aux charges publiques, le suffrage universel, les bases de l'État-providence, et, tard, bien tard, l'égalité des hommes et des femmes, cela encore imparfaitement. Il est le garant de la cohésion et de la pérennité de la nation, de l'intégration, qui fonde le contrat politique et social unissant chaque citoyen à la collectivité tout entière, à l'exclusion de tout corps intermédiaire, régional, professionnel ou communautaire. On ne peut se contenter de naître français ; on doit le devenir, à raison d'un engagement civique et d'une capacité à répondre aux exigences de la citoyenneté française.

Ma France est donc solidaire, une et indivisible, car c'est la condition pour qu'elle puisse réinventer, à chaque époque, cette communauté des citoyens, où elle puise sa force et son identité. Voilà pourquoi la question de la démocratie et la question sociale ont toujours été posées simultanément depuis 1789. Voilà pourquoi, aujourd'hui, la lutte contre le chômage et l'exclusion a pour corollaire la réforme de nos institutions.

Chacun sent bien, en effet, que la crise de notre économie et de notre protection sociale, organisée autour du principe de l'assurance universelle, est aussi la crise d'un système de décision publique, où les politiques ont abdiqué devant les technocrates, où les représentants du peuple ont été dessaisis des compétences qu'ils tiennent de la Constitution. Le rééquilibrage des pouvoirs entre l'exécutif, le législatif et le judiciaire est bien un préalable pour surmonter la fracture sociale qui mine la collectivité nationale.

Ma France se veut universelle, témoignant vis-à-vis de tous les citoyens et toutes les nations du monde de ce que chacune et chacun, pour peu qu'il en ait la volonté, peut peser sur son destin et participer à l'écriture de sa propre histoire. Ma France n'est donc nullement nationaliste, cette perversion de la nation qui consiste à refuser aux autres peuples les droits et les libertés qu'on revendique pour le sien. Elle milite, au contraire, pour que toutes les nations du monde disposent de cette même indépendance, qui est la condition de la liberté des individus et des peuples.

Car s'il y a "exception française", c'est bien dans ce messianisme national et démocratique qui, au siècle passé, avait fait de "La Marseillaise" un hymne européen, de Heine et de Mickiewicz des gloires intellectuelles de Paris, et de Garibaldi, en 1871, un général des armées de la République et un député de l'Assemblée nationale. Cinq ans seulement après l'occupation, la jeunesse française voyait en Gérard Philipe incarnant le prince de Hombourg de Kleist l'idéal européen d'une résistance à l'oppression. Et, de Beckett à Semprun et Kundera, il ne manque pas d'écrivains universels qui ont élu Paris et choisi d'honorer notre langue : pour transmettre le message rigoureusement inverse du nationalisme tribal.

Ma France est patriote, parce qu'elle se sait mortelle à la fois comme nation et comme civilisation. Souvent attaquée, parfois envahie, elle a participé à ce suicide collectif de l'Europe que furent les deux conflits mondiaux. Par deux fois, elle ne dut qu'à des hommes d'exception, Clemenceau et de Gaulle, de ne pas succomber à la catastrophe, triomphant in extremis de l'ennemi en 1918, de ses propres démons vichyssois en 1944. Pour avoir éprouvé l'extrême fragilité des institutions démocratiques, pour avoir subi l'effondrement presque général de son corps politique et social, ma France sait combien la défense de la liberté ne peut se passer de la vertu des citoyens et de leurs représentants.

Pour les mêmes raisons, ma France est profondément européenne. Elle a été le moteur de la construction communautaire, parce que, en s'identifiant à la réconciliation franco-allemande, celle-ci est devenue progressivement l'instrument de reconstruction démocratique du continent. Aujourd'hui, le problème de la guerre et de la paix en Europe se trouve à nouveau posé en des termes à la fois tragiques et neufs. La tragédie, c'est le réveil des haines, des nationalismes, des conflits ethniques et religieux, c'est le retour des camps de concentration et des abominations de la purification ethnique.

La nouveauté, ce sont la dislocation du soviétisme et la réunification allemande, qui bouleversent radicalement toutes les données géopolitiques. Face à cette histoire, qui se remet en mouvement sur notre continent, ma France a toujours vocation à être le laboratoire d'idées et l'expérimentateur démocratique de la nouvelle Europe. D'une Europe qui délaisse les fantasmes de la guerre froide et les chimères des technostructures pour retrouver sa mission d'origine sur laquelle elle peut bâtir son destin : garantir la paix, la prospérité et la liberté sur le continent européen.

Citoyenne et non pas jacobine, solidaire et non pas individualiste, patriote et non pas nationaliste, républicaine et non pas étatiste, telle est ma France. Telle est la France pour tous, qu'ils soient français, européens ou citoyens du monde.