Interview de M. François Bayrou, président de l'UDF, dans "Le Monde" le 17 novembre 1998, sur "l'obligation morale" pour M. Roland Dumas de démissionner de la présidence du Conseil constitutionnel.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

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Q -  Estimez-vous comme Alain Peyrefitte, par exemple, que Roland Dumas devrait donner sa démission de la présidence du Conseil constitutionnel, ou bien, comme Jean-Louis Debré ou Christian Poncelet, que la présomption d'innocence doit prévaloir ?

– M. Dumas ne devrait pas rester président du Conseil constitutionnel parce que, quelles que soient les décisions que le Conseil aura à prendre, le commentaire ou l'arrière-pensée feront peser une ombre sur ces décisions. Je ne sais pas s'il existe un mécanisme qui impliquerait le président de la République ou bien les membres du Conseil constitutionnel, mais, à mon avis, à coup sûr, le jugement personnel de M. Dumas est engagé, et il ne devrait pas demeurer président du Conseil constitutionnel. En cas d'égalité des voix au Conseil, c'est lui qui a voix prépondérante. Cela lui donne, au sommet de l'architecture des institutions françaises et du droit français, une place éminente. Étant donné les circonstances, la polémique incessante, les révélations – vraies ou fausses, je n'en sais rien –, il me semble que sa responsabilité devrait jouer.

Q - Renvoyez-vous M. Dumas à sa conscience – il a déjà répondu – ou bien le président de la République à sa propre responsabilité, comme l'a fait Valéry Giscard d'Estaing ?

– Je n'ai pas employé le mot de conscience, j'ai employé le mot de responsabilité. Je renvoie M. Dumas à son sens de la responsabilité. Sa conscience peut être tout à fait, comment dirais-je ? Sûre d'elle-même ; mais le sentiment de responsabilité qui devrait être le sien en tant que président du Conseil constitutionnel devrait l'amener à penser qu'il y a aujourd'hui un tel désordre, une telle ombre portée sur les décisions du Conseil constitutionnel qu'il doit en tirer les conséquences. Je ne dis pas qu'il doive donner sa démission du Conseil constitutionnel, mais il pourrait, à tout le moins, cesser d'en exercer la présidence, c'est-à-dire d'avoir la voix déterminante dans ses décisions.

Q - Que doit faire le chef de l'État ?

– Si le président de la République prenait une décision, cela ne pourrait être qu'une décision d'influence, parce qu'il y a un principe, c'est que les membres du Conseil constitutionnel sont inamovibles, y compris pour ceux qui les ont mis en place.

Q - Souhaiteriez-vous qu'il s'exprime en tant que garant du bon fonctionnement des institutions ?

– Je n'ai pas de conseil à donner au président de la République. Il sait très bien quelles sont ses responsabilités : je n'ai rien à lui dire ; mais nous avons, tous ensemble, quelque chose à dire à M. Dumas, qui est la cause d'un désordre et qui pourrait porter remède à ce désordre.

Q - Sans rien dire au président de la République, vous avez peut-être une idée des raisons pour lesquelles il se tait ?

– Il doit avoir le sentiment que la société dans laquelle nous vivons fait trop bon marché de la présomption d'innocence. Je pense que c'est son idée. Il n'a pas qu'un magistère juridique, il a aussi un magistère d'influence. Il voit bien les affaires qui se multiplient. Il a depuis longtemps exprimé son sentiment, en tout cas privé, que la présomption d'innocence n'est respectée par personne, que la mise en cause ou la mise en examen suffisent à faire porter une responsabilité : mis en examen, vous êtes couvert d'opprobre ; vous bénéficiez d'un non-lieu, cela fait une ligne dans les journaux. Cependant, je le répète, dans le cas qui nous occupe, il ne s'agit pas de conscience, il s'agit de responsabilité.

Q - Le Conseil constitutionnel, cette semaine précisément, a refusé de communiquer à la justice le dossier de ce que l'on appelle les « faux électeurs » du 5ème arrondissement de Paris, dont Jean Tiberi est le député. La candidate socialiste a dit que le Conseil constitutionnel protège M. Tiberi. Y aurait-il une sorte de donnant-donnant entre M. Dumas, d'un côté, ancien ministre socialiste, et, d'un autre côté, le RPR, la mairie de Paris, M. Tiberi et je ne sais quoi d'autre ?

– Cela, c'est un roman. Enfin, j'imagine, pour l'honneur des institutions françaises, que c'est un roman. Mais j'y vois l'illustration parfaite de ce que je dénonçais à l'instant : quelles que soient les décisions que le Conseil constitutionnel prendra, quel que soit son choix, qu'il choisisse noir ou qu'il choisisse blanc, toujours, à l'avenir, on dira : c'est la faute d'une collusion qui est commandée ou d'une compromission qui influencée par la situation personnelle du président du Conseil constitutionnel. C'est cela qui n'est pas admissible.
Les membres du Conseil constitutionnel sont intouchables. La conscience de M. Dumas peut être parfaitement nette. Autre chose est le sentiment de responsabilité qui devrait animer le président du Conseil constitutionnel est chacun des membres de celui-ci. Il y a des moments où, quelle que soit la vérité des faits, le fonctionnement normal et serein d'une institution devient impossible. À partir de ce moment-là, le sentiment de responsabilité devrait jouer.

Q - Si vous étiez membre du Conseil constitutionnel, refuseriez-vous de siéger sous la présidence de M. Dumas ?

– Je pense que j'aurai un entretien avec le président du Conseil constitutionnel. Refuser de siéger, c'est beaucoup : cela veut dire que vous ne jouez plus votre rôle dans les institutions. Mais je demanderais audience au président du Conseil constitutionnel et je lui dirais : « Monsieur le président, il faut qu'on vous dise, ça ne va plus, nous ne pouvons plus remplir notre rôle et, donc, il faut que vous en tiriez les conclusions et vous donniez l'exemple, d'une certaine manière, que vous rendiez les choses plus sereines en donnant votre démission. »