Texte intégral
Q. : En Bosnie, la trêve a pris fin à midi, l'émissaire de l'Onu n'a pas réussi, dans une ultime négociation à convaincre l'armée Bosniaque de prolonger cette trêve. Aucun incident n'a éclaté pour l'instant. En revanche, la Croatie est en proie à de violents combats, l'aviation Croate a mené un raid aérien sur la frontière avec la Bosnie. Sur le terrain, les Serbes ont enlevé 115 membres des forces de l'Onu dont 95 casques bleus. Alain Juppé vous avez vraiment le sentiment que les belligérants ont envie d'être séparés ?
R. : Ils ont envie de se battre. Depuis deux ans la France a tout fait pour essayer de trouver une solution ; elle a maintenu près de 5 000 hommes sur le terrain, elle a fait le sacrifice de 33 de ses soldats ; 250 ont été blessés. Nous sommes à l'origine de toutes les initiatives diplomatiques qui ont permis d'élaborer un plan de paix ou d'obtenir – il y a quelques mois – un cessez-le-feu. Aujourd'hui, nous nous heurtons à l'obstination des partis qui bravent la Communauté internationale, les Serbes en particulier, qui refusent obstinément d'accepter les propositions qui leur ont été faites.
Q. : Et votre envie c'est le départ ?
R. : Je crois qu'il faut durcir le ton, on ne peut pas laisser ces obstinés continuer à provoquer les Nations unies et l'ensemble des pays qui ont des troupes sur le terrain et, si ce durcissement du ton n'aboutit à rien, je pense qu'il faut envisager le moment où on ne peut pas laisser nos soldats sous le feu des belligérants.
Q. : Un dernier mot, juste sur la Tchétchénie, puisqu'on évoquait tout à l'heure ce qui se passe à Moscou en ce moment. C'est bien utile d'être à Moscou pour commémorer le cinquantenaire de la libération ?
R. : On explique que c'est un geste vis-à-vis du peuple russe qui s'est abattu à nos côtés contre le nazisme et le fascisme, soit. Mais la façon dont les autorités russes se comportent, ce moratoire qui consiste à interrompre, et même pas à interrompre en réalité, les hostilités le temps des festivités, est quelque chose qui devrait mériter une réaction forte de la part des puissances internationales, dont la France.
Q. : Alain Juppé je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation et puisque vous êtes là, je vous recommande ce livre que vous connaissez bien, édité d'ailleurs par le Quai d'Orsay sur l'Histoire des Diplomaties culturelles des origines à 1995. Donc, édité par la direction des Relations culturelles scientifiques et techniques.
R. : C'est très important parce que la France est un des rares pays à avoir une diplomatie culturelle à travers le monde et c'est très important pour son rayonnement.
Q. : Ça vous manquera le Quai d'Orsay ?
R. : Oui, j'y étais très heureux.
Q. : Ça veut dire que vous n'y serez plus…
R. : On verra !
4 mai 1995
RTL
Q. : La guerre continue en Tchétchénie : pensez-vous que François Mitterrand devrait aller à Moscou avec un message particulier ?
R. : On a expliqué qu'aller à Moscou, ce n'était pas cautionner le régime actuel. C'était manifester de la solidarité avec le peuple russe qui, il est vrai, a joué il y a cinquante ans, un rôle essentiel pour la victoire. Soit. Mais je pense que ça ne devrait pas nous dispenser, comme je l'ai fait moi-même, comme les Quinze l'ont fait, d'un message très vigoureux vis-à-vis de la Russie pour lui dire que la situation en Tchétchénie est inacceptable et que les engagements pris par le Président Eltsine ne sont pas tenus. Je crois que ceci doit être dit avec clarté et fermeté.
Q. : En Bosnie et en Croatie, l'heure des choix cruciaux approche ?
R. : Oui, je ne reviendrai pas sur tous les efforts que la France a fait depuis deux ans. Je répéterai simplement, une fois encore, que toutes les initiatives diplomatiques prises depuis deux ans sont d'origine française. Aujourd'hui, nous sommes devant une réalité qu'il ne faut pas éluder. Cette réalité, c'est que les parties sur le terrain veulent faire la guerre et préfèrent reconquérir par la force des territoires auxquels elles ont droit, plutôt que de le faire par la voie de la négociation. L'autre aspect de cette réalité, c'est que les grandes puissances n'exercent pas sur les belligérants les pressions nécessaires pour les ramener à la table de négociations. Je le dis avec solennité et gravité : si ça continue comme ça, nous ne pourrons plus assumer la responsabilité qui est la nôtre et il faudra s'interroger – plus que s'interroger d'ailleurs –, il faudra considérer le retrait de nos Casques bleus d'un dispositif qui, aujourd'hui, n'assume plus sa mission.
4 mai 1995
France Inter
Q. : … 15 mois d'efforts en faveur d'un compromis politique en Yougoslavie viennent d'échouer, qu'est-ce qu'on fait maintenant ?
R. : 24 mois presque – vous avez raison de rappeler qu'en ce qui concerne la Bosnie, tout ce qui s'est fait depuis 2 ans a été fait à l'initiative de la France.
D'abord sur le terrain, nous avons maintenu pratiquement 5 000 hommes en moyenne, nous avons été le premier pays contributeur de troupes, nous avons hélas, accepté le sacrifice de 33 de nos jeunes gens, 250 blessés et nous avons assumé le commandement de la FORPRONU que nous assumons toujours – c'est un général français qui est à la tête de la FORPRONU.
Sur le plan diplomatique, tout ce qui s'est passé, tout ce qu'on a essayé, est venu d'initiatives françaises les zones de sécurité au printemps 1993, le plan de paix de l'Union européenne bâti sur une initiative qu'on appelait "Kinkel/Juppé" du nom de mon partenaire allemand.
Ensuite, l'ultimatum de Sarajevo, en février 1994, puis, plus récemment, le groupe de contact. "Idées françaises" enfin, l'idée d'une rencontre tripartite entre les trois présidents et encore, aujourd'hui, l'idée d'un paquet plus réduit concernant la reconnaissance mutuelle de la Bosnie et de la Serbie - donc tout a été fait à l'initiative de la France.
Q. : Alors pourquoi l'échec ?
R. : Pourquoi l'échec ? Eh bien je crois qu'aujourd'hui, il faut dire les choses peut-être avec un peu de brutalité. L'échec d'abord, parce que le jeu des puissances n'est pas clair : les Russes n'ont pas dit clairement à Milosevic et aux Serbes que leur exigence d'une levée totale et générale des sanctions était inacceptable, ils les ont même encouragés à persévérer dans cette voie qui est une impasse.
D'un autre côté, je trouve que les Américains n'ont pas suffisamment fait comprendre au gouvernement bosniaque qu'il fallait passer par la voie diplomatique et que la solution militaire débouchait soit encore sur l'échec, soit sur un embrasement général.
Si ce langage avait été tenu de manière ferme à toutes les parties, je crois qu'on aurait progressé. Enfin, il y a de la volonté des trois parties sur le terrain, une intention de se battre plutôt que de discuter.
Le dernier exemple en date, c'est ce qui s'est passé en Croatie. J'ai reçu il y a un mois et demi, le ministre des Affaires étrangères croate qui est venu me dire, c'est un peu compliqué, je ne rentre pas dans le détail : nous voulons modifier le mandat des Nations unies en Croatie, mais je m'engage, au nom du Président croate, à ce que la Croatie ne prenne aucune initiative belliqueuse.
Résultats, il y a 48 heures, 10 000 soldats croates sont partis à l'offensive dans une zone dite Slavonie occidentale de la Croatie. Résultat là encore : riposte serbe. Je condamne bien entendu, mais on voit là l'obstination de tous les camps à faire la guerre.
Alors moi j'en tire une conclusion. Maintenant, si nous n'arrivons pas à obtenir ce que nous demandons, c'est-à-dire un cessez-le-feu, deuxièmement, le renforcement de la FORPRONU pour qu'elle puisse riposter quand elle est attaquée, troisièmement, la reprise des négociations pour chercher un règlement politique à cette crise, alors le moment va venir où la France devrait dire à mon avis : nous ne pouvons laisser nos Casques bleus sur le terrain parce qu'il seront, d'une certaine manière, complices d'une situation qui est intenable.
Comment pouvons-nous accepter d'être là-bas pour défendre par priorité la population de Sarajevo et nous faire reprocher par le gouvernement bosniaque de l'empêcher de récupérer son territoire.
Nous allons finir par être les boucs-émissaires dans cette affaire et cela, je crois que ni politiquement, ni humainement ce n'est possible ! Nous avons fait tout ce que nous pouvions et je l'ai fait moi-même souvent avec beaucoup de passion.
Eh bien il y a un moment où il va falloir mettre les belligérants face à leurs responsabilités et les grandes puissances aussi face à leurs responsabilités.
Q. : Est-ce que cet argument que vous avez employé plusieurs fois sera entendu par les Américains, ou risque d'être entendu par les Américains ?
R. : Je ne peux pas moi, continuer à cautionner une situation où nous faisons le boulot sur le terrain pendant que d'autres, autour de la table des négociations ont des positions qui restent marquées par l'ambiguïté – c'est facile de se dire, les Français et d'autres, les Britanniques, les Espagnols, les Canadiens sont sur le terrain, ils jouent les tampons pour éviter le dérapage et le désastre et pendant ce temps-là, tranquillement de continuer à jouer un jeu diplomatique qui n'est pas aussi clair que je le souhaiterais.
Cette répartition des tâches entre ceux qui sont au charbon sur le terrain et d'autres qui tirent les ficelles diplomatiques, ne peut plus continuer très longtemps.