Texte intégral
F.-O. Giesbert : Estimiez-vous votre adversaire, comme il vous estime, apparemment ?
L. Jospin : Oui, je pense qu'il y avait sans doute du respect mutuel. En tout cas, il n'y avait aucune détestation et je ne vois vraiment pas comment, après vingt ans de vie politique dans ce pays telle qu'elle s'est déroulée, après des alternances au pouvoir, des réussites, des échecs, du relativisme, on devrait se permettre de poser les problèmes politiques sur le thème ou sur la sensibilité de la détestation ou de l'antagonisme. Spontanément, ça m'a paru hors de propos.
S. July : Vous avez évité beaucoup de sujets difficiles, pour l'un et pour l'autre : c'est à se demander si vos états-majors s'étaient concertés pour les éviter.
L. Jospin : C'est de la faute d'A. Duhamel et de G. Durand qui étaient nos interrogateurs.
A. Duhamel : Bien sûr
L. Jospin : Je dis cela en plaisantant. Il faudrait qu'on entre un peu plus dans les détails pour savoir s'il y a des choses que nous avons volontairement évitées, mais alors, je peux vous le dire, sans la moindre concertation ; ou bien s'il y a eu des oublis et des évitements qui résultent en réalité du manque de temps, même si ce débat a été trop long en raison du fait que nous nous sommes trop appesantis sur certains sujets, mais aussi de la conduite du débat tel qu'il se déroule. En tout cas, je veux être clair sur un point : l'idée que nos états-majors auraient pu avoir la moindre concertation sur la nature du débat pour éviter certains sujets, ôtez-la de votre tête. Elle n'existe absolument pas.
C. Nay : On a eu l'impression que vous rattrapiez le temps perdu, hier soir, dans vos meetings respectifs et que vous tapiez l'un sur l'autre avec plus d'allégresse.
L. Jospin : J'ai développé, hier, à Bercy, devant une foule immense, les thèmes que je développe dans ma campagne. Je pense personnellement que, au-delà de ce refus de l'hostilité entre les hommes qui aurait été à mon avis pénible et dont je me réjouis qu'elle n'ait pas été présente, au-delà du fait que nous n'avons pas ou plus, sur un certain nombre de sujets, des propositions totalement antagonistes, je pense au contraire que dans cette campagne, sur un certain nombre de sujets, nos approches de la société sont suffisamment différentes pour fonder vraiment un vrai choix dimanche. Je l'ai rappelé hier soir mais j'ai déjà fait ce type d'intervention à plusieurs reprises, soit dans les émissions, soit dans des réunions publiques. Voilà ce que je pense. C'est-à-dire qu'on n'est pas obligé d'être dans une opposition idéologique globale pour se différencier profondément sur toute une série de sujets qui justifient les choix. Hier, je redisais qu'il me semblait que J. Chirac avait des problèmes concrets avec les Français – protection sociale, logement, salaire, emploi – une vision qui ne répondrait pas à l'intérêt du plus grand nombre, qu'il avait d'autre part une conception du pouvoir et de l'évolution de la société qui datait, qui était archaïque et qui ne le mettrait pas à même de diriger ce pays comme il doit être dirigé ou en tout cas présidé. Troisièmement, j'ai dit qu'il n'avait pas une sensibilité, une perception suffisamment large et audacieuse de l'avenir. Voilà trois grands points qui, selon moi, fondent les différences. Ça suffit largement pour choisir un président de la République.
F.-O. Giesbert : En résumé, vous vous combattez, mais vous vous appréciez ?
L. Jospin : Je ne connais pas J. Chirac. J'ai été conseiller de Paris jusqu'en 1986. Il a dit que j'avais été son conseiller, en mettant des points de suspension, pour sourire. Mais je ne le pratique pas.
S. July : Vous avez été surpris par l'homme que vous avez découvert, face à vous pendant deux heures ?
L. Jospin : Je ne veux pas trop entrer dans le commentaire du débat parce que ça ne me revient pas. C'est aux journalistes de le faire, c'est aux Français de l'apprécier et de la juger. Je n'ai pas trouvé qu'il avait gardé cette flamme ou cette énergie dont on parle tant.
C. Nay : En quoi seriez-vous un Président plus moderne que lui, si vous êtes élu ?
L. Jospin : Il nous a dit, en ce qui concerne le fonctionnement des institutions, qu'il proposait un retour en arrière. Ce qui pose un problème, c'est la dérive dite monarchique, qui est purement personnelle ou psychologique qui serait liée au fonctionnement des individus. On comprend Giscard d'Estaing et on comprend F. Mitterrand. Ce qui poserait problème dans nos institutions, c'est au fond le comportement des individus à l'intérieur des institutions et il faudrait revenir à une espèce de pureté originelle qui aurait été celle soit du général De Gaulle, soit de Pompidou, ce qui fait sourire ceux qui ont connu cette période, comme moi. J'ai une approche tout à fait différente, je dis que ces institutions sont trop rigides, trop lointaines, donc il faut les faire bouger : sur la durée du mandat présidentiel, sur le fonctionnement du gouvernement qui doit devenir un vrai cabinet où l'on discute. Il n'y a qu'en France qu'il y a ce style ampoulé du fonctionnement d'un Conseil des ministres qui ne peut discuter de rien. Ça n'existe ni en Grande-Bretagne, ni en Allemagne, ni en Israël. Troisièmement, il faut redonner des pouvoirs au Parlement. Il faut avoir avec les citoyens, avec les acteurs de la vie économique et sociale un tout autre type de rapports, il faut les mettre en responsabilité. Ce sont des évolutions concrètes.
C. Nay : Vous avez choisi comme exemple d'archaïsme du pouvoir passé le fait que, quand vous voyagiez avec F. Mitterrand en Russie, on n'a pas déroulé le tapis rouge devant vous. Vous ne trouvez pas cet argument curieux ?
L. Jospin : Peut-être a-t-il été mal compris, et tant mieux si votre question me permet d'y revenir. F. Mitterrand ne demandait rien. J'ai simplement voulu dire, et je pense que vous, vous l'avez compris malgré l'ironie que vous voulez y mettre.
C. Nay : J'ai trouvé ça bizarre, comme exemple.
L. Jospin : S'il était mal venu, pourquoi y revenir une deuxième fois, si c'est le problème ? Ce que je veux vous dire, c'est que le fait que l'homme qui venait de perdre à quelques centaines de milliers de voix près, l'élection présidentielle, qui était donc le leader de l'opposition, allant dans un des deux grands pays du monde à l'époque pour un voyage, ne soit même pas reçu par l'ambassadeur de France, est une conception du pouvoir. Il me semble que c'était suffisamment clair pour qu'on n'ait pas besoin de parler de déroulement de tapis rouge. C'est ce symbole qui est en cause, c'est-à-dire l'idée d'un pouvoir qui ne peut pas être partagé, d'un pouvoir qui méprise l'opposition. J'ai été aux obsèques de Tito en accompagnant F. Mitterrand. Tous les leaders politiques italiens voyageaient dans l'avion du président de la République de l'époque. Voilà.
F.-O. Giesbert : Si vous êtes battu le 8 mai, n'avez-vous pas envie de devenir le grand patron de la gauche ?
A. Duhamel : Est-ce que vous serez Mitterrand 75 ?
L. Jospin : Hypothèse que je n'examine pas : alors c'est un peu tôt pour en parler.
F.-O. Giesbert : Vous n'examinez pas l'autre ?
L. Jospin : Bien sûr. Ce n'est pas que je l'examine, c'est que je me mobilise. Je serai à Toulouse ce soir pour un meeting.
A. Duhamel : Symbolique ?
L. Jospin : Symbolique mais pas symbolique du point de vue de la participation, parce qu'on va doubler ce qu'on a fait à Bercy hier. Hier, nous avions près de 20 000 personnes ; je pense que nous serons 30 à 40 000 – sans doute 40 000 et peut-être plus – à Toulouse. Je ferai encore trois meetings demain, je m'exprime devant vous : donc, moi je suis pleinement dans la campagne pour mobiliser. Il y a un mouvement dans cette campagne qui s'est manifesté en faveur de ma candidature, en particulier après le premier tour. Vous imaginez bien que je n'examine aucune autre hypothèse que cette mobilisation pour gagner dimanche.
S. July : L'abbé Pierre a proposé deux mesures : la réquisition de logements et un revenu minimum pour les jeunes. Qu'en pensez-vous ?
L. Jospin : Dans mon souvenir, il en proposait quatre. Il proposait aussi la gratuité des transports pour les chômeurs ; je voudrais indiquer qu'elle est réalisée dans le département de la Haute-Garonne auquel j'appartiens. Nous l'avons proposée au Conseil général et nous la réalisons. Il proposait la réquisition : c'est une arme qui doit être utilisée, notamment dans le domaine public, par la mise à disposition d'immeubles qui relèvent du domaine public. C'est une arme qui peut être aussi utilisée vis-à-vis d'un certain nombre de propriétaires institutionnels lorsque, visiblement, ils laissent inoccupée une partie de leur parc immobilier. C'est essentiellement par une grande politique de construction de logements qu'on viendra à bout, tout naturellement, des problèmes des mal-logés. L'arme de la réquisition est une arme symbolique que je ne récuse pas. En ce qui concerne le revenu minimum, ça me paraît assez difficile, comme principe, de dire à des jeunes de 18 à 25 ans qu'on leur propose d'entrée de jeu un revenu minimum. Là, c'est par une politique de création d'emplois massive, notamment en direction des jeunes, qu'on peut agir. C'est donc la seule des quatre propositions de l'abbé Pierre sur laquelle j'ai une hésitation. La quatrième m'échappe à l'instant, et à tous apparemment.
A. Duhamel : Oui, oui.
L. Jospin : Mais je sais que je lui donnais une réponse positive.
C. Nay : Dans votre plate-forme, quel est l'élément qui vous distingue de J. Chirac et que vous regrettez de ne pas avoir eu le temps de développer lors du débat ?
L. Jospin : J'aurais voulu parler plus longuement de l'Europe, naturellement, avec J. Chirac. En l'entendant parler notamment de l'Acte unique, qu'il aurait notamment signé, j'ai eu l'impression que les hasards de la chronologie gouvernementale ont voulu que, comme chef du gouvernement, il signe des actes diplomatiques dont le mérite, les initiatives et la conception revenaient à d'autres, et notamment à F. Mitterrand et à J. Delors.
C. Nay : Il aurait pu s'y opposer.
L. Jospin : Là, je peux vous dire que, de même qu'il a reculé sur la question de la guerre des étoiles en 1986 ou du missile à roulettes, comme on disait, c'est-à-dire sur deux grands thèmes de politique militaire, on se rend compte après coup à quel point il faisait fausse route. Il a suivi les Américains sur une piste, l'idée qu'on pouvait se prémunir par des satellites contre les armes stratégiques de l'Union Soviétique, ce qui était une orientation folle. Si sur une question aussi importante que l'Europe il s'était opposé au président de la République, le peuple aurait eu à trancher. Mais je pense que, comme sur les autres sujets, il aurait reculé devant F. Mitterrand. C'est bien pourquoi j'ai regretté qu'il ne parle pas du bilan.
C. Nay : Du bilan de qui ?
L. Jospin : Du bilan des socialistes au pouvoir. J'ai lu ce matin dans les journaux que J. Chirac et M. Juppé semblait regretter le fait que je ne me sois pas exprimé sur le problème du bilan pendant le débat. Mais vous aurez remarqué que cette question a été soigneusement évitée par celui dont on pourrait penser qu'il en parlerait, à savoir par J. Chirac.
S. July : Cela vous a surpris ?
L. Jospin : Oui, plutôt, parce que je m'y étais bien préparé.
F.-O. Giesbert : Votre programme, de même que J. Chirac, prévoit des dépenses, alors que l'union économique et monétaire exige de la rigueur, des économies. Comment allez-vous y arriver, sinon par des arguments d'impôt ?
L. Jospin : Il y a plusieurs questions. D'abord précisons que la question de la monnaie unique n'est nullement absente de ma campagne. C'est d'ailleurs sur vos écrans.
A. Duhamel : Sur les écrans qui sont dans votre studio.
L. Jospin : C'est d'ailleurs ici même, dans un Club de la presse, tout au début de la campagne, que parlant de la monnaie unique, j'ai dit, pour moi, que j'étais favorable à la monnaie unique parce que c'est le moyen de lutter contre la spéculation sur les monnaies internes à l'Union européenne, parce que c'était aussi un moyen de parfaire l'intégration économique des pays européens que j'appellerais de mes vœux, que cette monnaie unique, le concevais aussi comme une étape vers la reconstruction d'un système monétaire international cohérent. Il permet notamment de lutter, par des mesures, contre la spéculation des capitaux internationaux. À cette occasion, j'avais évoqué cette fameuse taxe de 1 pour 1 000 sur les mouvements de capitaux. J'ai constamment parlé de la monnaie unique.
F.-O. Giesbert : Mais comment y arriver ? Ce n'est pas facile.
L. Jospin : C'est la deuxième question. Théoriquement, le passage à la monnaie unique est prévu en 1997, à condition qu'une majorité de pays membres de l'Union satisfasse aux critères qui permettent d'entrer dans la monnaie unique. Sinon, ça peut être 99.
F.-O. Giesbert : Ou 2010.
A. Duhamel : Oui, mais 99, c'était prévu.
L. Jospin : Absolument, et c'est l'objectif, personnellement, que je fixerai à la France si je suis élu président de la République, pour deux raisons. En 97, nous savons déjà qu'il n'y aura pas une majorité d'États susceptibles de satisfaire ces critères. Ce n'est pas la peine de se poser le problème. Imposer à la France un effort de contrôle de ses déficits budgétaires extrêmement rapide sur moins de deux ans pour un objectif qui ne peut pas se réaliser serait absurde de la part d'un chef d'État. C'est un premier élément de réponse. Deuxième élément de réponse : en tout état de cause, si nous devions passer dès 97 à la monnaie unique, cela imposerait, compte tenu de la situation de chômage qui est la nôtre, un effort de limitation à la fois de l'endettement et du déficit budgétaire qui serait contradictoire avec la politique sur l'emploi. Donc, je préfère qu'on y passe, tranquillement, sur quatre ans, ce qui est d'ailleurs le choix de la plupart des pays européens.
S. July : A propos des institutions européennes, êtes-vous pour l'abandon du droit de veto en ce qui concerne les grandes décisions communautaires ?
L. Jospin : En ce qui concerne les questions qui touchent à la défense, ou à des problèmes essentiels de la vie internationale, cela doit subsister, ne serait-ce que parce que la France est par rapport à tous les pays européens – moins la Grande-Bretagne – dans une situation particulière avec sa force nucléaire. Il y a une série de domaines de compétences communautaires dans lesquels nous pouvons renoncer au droit de veto.
S. July : Lesquels ?
L. Jospin : Des questions de la vie communautaire qui peuvent concerner des décisions économiques ou de politique commerciale, par exemple. Pour cela, il suffit que nous ayons la force de convaincre. Mais il faut en être capable. En même temps, je suis convaincu que la vision que j'ai de l'Europe est celle d'une Europe plus réaliste dans la défense de ses intérêts extérieurs.
C. Nay : Ça veut dire quoi, exactement ?
L. Jospin : Plus réaliste dans la défense de ses intérêts extérieurs ?
A. Duhamel : Face aux États-Unis, par exemple.
L. Jospin : Vous savez que les États-Unis ont un moyen de rétorsion commerciale qui s'appelle l'acte 301 et qui leur permet, malgré les règles du GATT, d'imposer des mesures unilatérales. Une puissance commerciale comme l'Europe, si les États-Unis ne respectent pas les règles du GATT ou s'arrogent le droit de prendre des mesures unilatérales, cette puissance commerciale doit pouvoir agir de la même manière. J'ai proposé que nous nous dotions d'un instrument commercial de ce type. Voilà un exemple.
C. Nay : C'est une préférence communautaire ?
L. Jospin : Ce mot de préférence communautaire est une référence pour moi, absolument. Ceci dit, il y a des domaines, vous le savez, où il y a eu des évolutions. Je pense à la politique agricole commune, notamment. Un domaine dans lequel je pense que J. Chirac a fait des propositions tout à fait fantaisistes, c'est l'idée de proposer un président de l'Union européenne. On a tous compris que cette proposition avait été faite pour s'assurer…
S. July : C'est un problème d'emploi.
L. Jospin : Oui. Vous savez que J. Chirac a proposé dans la campagne la création d'un poste de Président de l'Union européenne alors qu'actuellement, la présidence tourne, comme il est normal, entre les différents pays de l'Union. Tout le monde a compris que c'était simplement pour faire plaisir, ou faire semblant de faire plaisir à V. Giscard d'Estaing, pour qu'il le soutienne dans sa campagne. Nous n'avons pas consulté nos partenaires européens. On ne voit pas pourquoi il faudrait un Président de l'Europe, et on ne voit pas pourquoi le Président de l'Europe devrait être, a priori, V. Giscard d'Estaing, sans qu'on n'ait consulté les Anglais, les Allemands, les Italiens, les Espagnols et quelques autres.
A. Duhamel : Mais ne faudrait-il pas une plus grande stabilité de la présidence de l'Union européenne ?
L. Jospin : Celui qui a la présidence est accompagné dans son travail par son prédécesseur et par son successeur. Mais on peut envisager éventuellement des rotations plus lentes. Mais comme l'Union s'agrandit, plus les rotations sont lentes et moins vite les pays ont cette possibilité de présidence.
S. July : Ça pose le problème de la distinction entre les grands et les petits pays ?
L. Jospin : C'est toujours difficile mais on sait traiter ces questions dans les réalités diplomatiques internationales. En tout cas, je ne pense pas que l'idée d'une présidence de l'Europe, décidée dans un pays à l'occasion d'une campagne électorale et pour une personne particulière soit une façon sérieuse d'aborder les problèmes internationaux.
F.-O. Giesbert : N'êtes-vous pas gêné par les compliments que vous fait tout le temps J. M. Le Pen ? Avez-vous envie de lui renvoyer le compliment de respectable ?
L. Jospin : Il a employé ce terme une fois, donc le tout le temps paraît excessif.
F.-O. Giesbert : Non, il y a toute une série de remarque.
L. Jospin : Lisez Paris-Match et vous verrez une interview de J.-M. Le Pen dans laquelle il explique très crûment que tant que la droite conservatrice refusera d'accepter dans son sein et dans un système d'alliances régulier l'extrême-droite, celle-ci, se sentant méprisée ou rejetée, fera pression sur elle. Il l'expose très clairement à propos des municipales. Donc, tout le monde a compris que c'est un jeu de dépit que M. Le Pen mène par rapport à la droite. Je ne suis pas directement dans le coup dans cette affaire, on l'a bien compris. Ce qui ne veut pas dire d'ailleurs que J. Chirac cède à cette pression. Je me réjouis que pendant le débat, ces problèmes n'aient pas été abordés et que celui qu'on présentait comme un arbitre du débat et de l'élection n'ait pas été, en fait, traité comme tel. Mais ce n'est pas moi qui suis en cause dans cette affaire, F. O. Giesbert, tout le monde l'a compris.
Vendredi 5 mai 1995
France Inter
I. Levaï : Par le phénomène des deux cohabitations successives, vous êtes à la fois "sortant" et "alternant", continuateur et prétendant au changement. N'est-ce pas là, la source de votre difficulté. Oui ou non êtes-vous l'héritier de F. Mitterrand ?
L. Jospin : La question que vous devriez vous poser, à deux jours de l'élection présidentielle, est de savoir si je me situe bien ou pas bien par rapport au peuple Français. Je suis candidat devant lui. Il m'a placé en tête du premier tour, il y a deux candidats qui se confrontent ou s'affrontent dans ce deuxième tour de l'élection présidentielle et c'est la vraie question qu'il faudrait se poser. Vous regardez vers le passé. Moi je dois faire des propositions pour l'avenir. J'ai été intéressé de voir que dans votre propos introductif vous avez l'air de dire, au fond, que le seul atout ou l'atout essentiel de J. Chirac, est qu'il n'ait pas été aux responsabilités depuis quelques années. C'est dire qu'implicitement ses atouts n'étaient pas dans ses propositions – dans ce qu'il était positivement – mais dans ce qu'il n'aurait pas été négativement. À cet égard, il y a un gouvernement qui gouverne depuis deux ans et chacune des mesures prises par ce gouvernement a été approuvée par J. Chirac en tant que député. De ce point de vue les choses sont claires.
I. Levaï : Il est sortant via E. Balladur et vous êtes sortant via F. Mitterrand.
L. Jospin : Mais vous ne vous intéressez qu'au problème des sorties et moi, je m'intéresse au problème des entrées. L'entrée dans l'avenir, l'entrée dans le présent et la confrontation avec les Françaises et les Français sur la base de propositions. Je veux que bien que, dans tout journaliste, il y ait un historien qui sommeille et que ça soit le passé qui intéresse mais vous me pardonnerez de considérer, surtout à deux jours d'une élection décisive, que si cette rencontre de demain doit avoir un intérêt, c'est peut-être pour que l'on parle du présent et qu'on se tourne vers l'avenir.
P. Le Marc : Mais le passé fait aussi partie du présent et, dans vos propositions, qu'est-ce qui va changer le plus par rapport aux deux septennats ? Est-ce la politique étrangère, est-ce la politique économique et sociale, est-ce le fonctionnement de l'État ?
L. Jospin : Je propose une démarche qui est fondée sur l'analyse des grands problèmes que rencontrent les Français. Problèmes de logement, problèmes d'emploi, de chômage, problèmes de salaires, problèmes de protection sociale, pour d'autres – plus âgés – problèmes de retraites – seront-elles assurées, comment fonctionnent-elles ? Problèmes d'exclusion, problèmes pour la jeunesse. À partir des diagnostics posés sur la société française, j'ai formulé un certain nombre de propositions concrètes, notamment pour l'emploi, notamment en ce qui concerne les salaires. Ça, c'est ma première démarche : partir des problèmes auxquels sont confrontés les Françaises et les Français, particulièrement la très grande masse, majoritaire, de ceux qui ne vivent que de leur travail, que ce soit un travail salarié ou non salarié, qui ont des revenus modestes ou moyens, qui ont des fonctions sociales utiles, qui sont essentielles à la société, qui ne sont pas comme des parasites dans la société. À ces problèmes, j'apporte des réponses. Ça, c'est ma première démarche. Ma deuxième démarche, c'est de dire : la France doit se situer par rapport à son avenir, elle doit préparer son avenir à travers, notamment, une grande politique éducative, une grande politique de recherche, à travers le traitement de la question écologique, de la question de l'environnement et à travers une conception de la politique européenne et de la politique internationale qui soit claire et qui soit stable, c'est-à-dire qui ne change pas selon les jours.
I. Levaï : Mais J. Chirac dit presque la même chose que vous. Le diagnostic est le même, le constat est le même.
L. Jospin : Mais pas sur la politique de l'emploi, par exemple.
I. Levaï : Les recettes sont les mêmes.
L. Jospin : Absolument pas. C'est une affirmation dont j'ai prouvé le peu de validité dans le débat l'autre jour, en particulier sur les questions d'emplois. Sur le problème de la diminution de la durée du travail, je suis le seul à faire des propositions. Je suis le seul à avancer quatre grands programmes de mobilisation à partir de la puissance publique mais en trouvant des relais dans les collectivités locales – naturellement dans les entreprises – en direction de la jeunesse. Je suis le seul à poser les problèmes de l'allégement des charges sur les basses qualifications. Alors que le programme de J. Chirac, en matière d'emploi, se résume à une proposition qui peut intéresser les chômeurs de longue durée – et ce n'est pas indifférent – mais qui ne créera pas d'emploi, tous les experts en sont d'accord. On peut pas du tout dire "c'est la même chose", sauf pour créer un effet selon lequel ce serait la même chose. C'est en entrant dans les propositions concrètes des candidats que les Français peuvent se faire une idée. À mon sens, la surprise du premier tour, alors que vous étiez beaucoup à avoir pronostiqué un deuxième tour E. Balladur-J. Chirac, c'est que les Français, derrière le bruit, l'agitation faite autour de ce duel, ont tendu l'oreille vers celui qui abordait les problèmes auxquels ils sont confrontés et qui faisait des propositions sérieuses, honnêtes, réalistes et innovantes. C'est pourquoi, me semble-t-il, je suis au deuxième tour, c'est pourquoi ils m'ont placé en tête et c'est pourquoi J. Chirac peut parler, à quelques jours de l'élection présidentielle, d'un danger L. Jospin. Il faut traduire : c'est une possibilité, une chance que je sois élu ; lui appelle cela un danger. Il manifeste sa crainte parce que les Français vont décider librement.
I. Levaï : À deux jours du scrutin, la Bourse est au beau fixe. À votre avis, qu'est-ce que cela traduit ?
L. Jospin : Ça prouve que l'affirmation de J. Chirac selon laquelle je représenterais un danger n'est pas exacte. Mais j'ai une perception de ce qui s'est passé à la Bourse, tout récemment, un petit peu différente de la vôtre.
I. Levaï : C'est-à-dire ?
L. Jospin : Il me semble avoir entendu, hier, qu'il y avait eu quelques mouvements de baisse à la Bourse et il me semble même qu'il y avait eu quelque agitation sur le franc. On n'a pas mis le mêmes lunettes ces derniers jours d'une part. Et, d'autres part, on a même prétendu que cela pouvait être lié à une nouvelle déclaration surprenante et un peu intempestive de J. Chirac sur la nécessité, tout d'un coup, d'organiser un referendum, un de plus, sur l'Europe. Alors que, je crois au contraire, que dans ce domaine, si quelqu'un a fait preuve de stabilité et de cohérence, c'est moi.
M. Garibal : Puisque vous allez dissoudre la chambre si vous êtes élu, il va y avoir une grande période d'incertitude. Votre programme va être différé. Imaginons que nous n'ayez pas une majorité à l'Assemblée, cela fait reculer les échéances alors que l'économie française est déjà dans une grande période d'attentisme.
L. Jospin : Pour ce qui concerne la politique européenne et la politique économique et sociale que je préconise, les choses sont assez claires. Les journaux économiques les ont analysées et je suis dans une attitude de stabilité. Par contre, on ne sait pas, au moment où on parle, ce que serait la politique européenne de J. Chirac. C'est ça qui crée une incertitude. Pour le reste, les Français vont décider librement et s'ils me choisissent dimanche comme président de la République parce qu'ils pensent que je suis un homme plus adapté que ne l'est J. Chirac à la modernité de notre société, aux enjeux auxquels elle est confrontée, aux difficultés qu'elle connaît. La politique de J. Chirac, derrière le verbe républicain et social du premier tour inspiré par P. Seguin, on découvre finalement, au deuxième, qu'elle se ramène aux vieilles recettes conservatrices. Ça ne fonctionnera pas. Si les Français décident de m'élire président de la République, dimanche, cela veut dire qu'ils acceptent ce que je leur ai dit très clairement à savoir : je dissoudrai l'Assemblée nationale, cela se fera vite, il y aura une nouvelle majorité. De toute façon, cette majorité actuelle ne représente plus le pays véritablement. Elle est, en plus, traversée de contradictions et d'hostilités. S'ils envisagent, comme vous, qu'il ne faut pas d'élections législatives, que ce serait ça l'enjeu, à ce moment-là, ils ne m'éliront pas. Mais si les Français m'élisent, ils me donneront, derrière, une majorité à l'Assemblée nationale pour agir selon les propositions que j'ai faites.
P. Le Marc : J'en viens à la proposition de J. Chirac : est-elle vraiment si scandaleuse ? Est-ce qu'il est étonnant de prévoir un referendum sur la réforme future des institutions européennes, alors qu'on en a fait un sur Maastricht et alors que l'on reproche, sur l'Europe, un manque de démocratie ?
L. Jospin : Deux éléments de réponse : d'abord J. Chirac est libre des propositions qu'il fait. Le problème, avec cette déclaration, c'est que ça fait un mois qu'il joue avec cette question du referendum. Il dit tantôt qu'il en fera un, tantôt qu'il y renonce, tantôt qu'il y revient, il y renonce et y revient à trois jours d'une élection, on ne sait pas pourquoi.
P. Le Marc : Pour des raisons électorales ?
L. Jospin : Mais on ne sait pas si c'est l'influence d'un dernier conseiller, on ne sait pas s'il s'est dit que c'est comme ça qu'il ciblerait les anti-Maastricht, puisqu'il pensait avoir assuré ses garanties au centre. On ne sait jamais ce qui le motive, mais on a toujours la crainte que ce soit une spéculation électorale, l'influence d'un moment. Ce qui a troublé, ce qui a provoqué cet émoi à la bourse ou ailleurs, ce n'est pas tellement qu'il ait cette proposition, s'il l'avait maintenue constamment et qu'il l'avait expliquée aux Français, qu'il en avait donné la cohérence et la rationalité, pourquoi pas, à la limite – Je le discuterais, c'est mon deuxième argument –, c'est le fait que cette idée apparaît et disparaît. On est en droit de se demander où est la stabilité, où est la rationalité des prises de décision ou même des effets d'annonce de J. Chirac. Le deuxième aspect est un peu différent, c'est que le traité de Maastricht, et vous savez que j'ai eu une approche nuancée, équilibrée de cette question, j'ai dit oui parce qu'il ne fallait pas briser l'élan européen et une France qui ne ratifiait pas Maastricht, compte tenu du rôle de la France dans l'Europe, c'était une crise européenne majeure, mais j'ai toujours dit qu'au-delà de Maastricht, de l'union monétaire, de la monnaie unique, il fallait que l'Europe reprenne une démarche plus large dans sa politique économique, tournée vers l'emploi, la croissance, que l'Europe défende ses intérêts. Je reste attaché à cette conception réaliste de l'Europe. Mais au fond, le peuple a ratifié et je ne crois pas qu'il faille le réinterroger à chaque échéance, des suites du choix de Maastricht, vous voyez ce que je veux dire. À ce moment-là, on peut l'interroger sur la conférence inter-gouvernementale, on peut l'interroger par un deuxième referendum sur la monnaie unique, on peut l'interroger par un troisième referendum sur l'élargissement à l'Est. On n'en finit plus, on fragilise la construction européenne. Il a donné un feu vert : ensuite, que les gouvernants assument leurs responsabilités sinon ce n'est pas la peine d'élire un président de la République.
I. Levaï : On le disait, hier matin, à A. Juppé, la politique, c'est aussi l'art de manier les symboles. Vous le saviez bien puisque vous étiez à Toulouse, hier, pour votre dernier meeting, comme F. Mitterrand en 1988. En parlant de symbole, pourquoi n'étiez-vous pas, à 17 heures, avec F. Mitterrand sur le Carrousel ?
L. Jospin : Honnêtement, je pense… plusieurs personnalités importantes de mon équipe de campagne étaient présentes, mais je pense, personnellement, qu'il ne pouvait y avoir de symbole plus fort, puisque que vous faites références aux symboles, que celui du président de la République lui-même, celui qui incarne la nation encore pour quelques jours, que ce président de la République allant sur ce lieu où l'on avait assassiné, en plein Paris, pour des raisons de racisme, un jeune étranger, allant sur ce lieu et jetant ces fleurs dans le fleuve. Je pense qu'il fallait dépouiller l'événement de la présence des candidats à l'élection présidentielle. Cela a été bien fait ainsi, je crois, ce qui ne m'a pas empêché, naturellement, de m'exprimer sur cette tragique aventure, sur ce meurtre, où se sont engagé un certain nombre de jeunes dont il est d'ailleurs terrible de constater à quel point leur force peut être dévoyée.
I. Levaï : Sur ce qu'a dit J. M. Le Pen, "incident", "fait divers", "racisme ordinaire" …
L. Jospin : À chaque fois que se produisent des drames de ce type, et il y en a eu plusieurs, il y en a eu, aussi à Marseille, avec l'assassinat de ce jeune Comorien – de ce jeune Comorien ! De ce jeune Français d'origine comorienne ! – à chaque fois, l'attitude des leaders du FN et notamment de J.-M. Le Pen consiste à minimiser, à employer des termes minimalistes, je crois que c'est très révélateur, pas seulement d'une incapacité à assumer ou à regretter les propres actes commis – dans le cas de Marseille – par des colleurs du FN. Dans l'affaire des skinheads, la démonstration est à faire, encore que des éléments commencent à apporter, je lisais un journal ce matin qui montrait des photos. Mais à chaque fois, cette volonté de minimiser et à la fois l'incapacité d'exprimer des regrets, mais cela a un sens plus profond à mon avis, c'est une façon de laisser entendre que cela peut appartenir à une certaine normalité.
I. Levaï : Si vous êtes élu président de la République et si des gens vous demandent de dissoudre le FN, quelle sera votre attitude ?
L. Jospin : La République a un arsenal législatif pour des mouvements qui sont factieux, qui utilisent systématiquement la violence, qui sont des mouvements qui luttent contre la République et son existence même. Je ne crois pas que cette définition s'applique au FN. Je ne crois pas d'ailleurs que si quelqu'un – hypothétiquement – voulait prendre une mesure de ce type, elle pourrait être acceptée par le Conseil d'État. Donc il faut se méfier des amalgames. Par contre, un problème est posé, il a d'ailleurs été posé d'une certaine façon par J.-M. Le Pen lui-même disant, sur le thème de la provocation que, à chaque fois qu'il y avait des cortèges du FN, on constatait des accidents graves ou des drames ; lui mettait cela sur le compte de possibles provocations, mais disons que lui-même constate qu'il y a problème. Je considère donc très sérieusement qu'à l'avenir, s'il y a des manifestations du FN, compte tenu d'un certain nombre d'événements qui se sont produits, les conditions de leur encadrement policier devront être examinées avec une vigilance tout à fait particulière. On ne peut à la fois dire "il y a provocation" et laisser imaginer que les choses peuvent continuer à se dérouler de la façon suivante. Ou il faudra encadrer d'un point de vue policier très sérieusement ces cortèges puisqu'ils sont accompagnés semble-t-il d'éléments dont on ne sait pas s'ils sont revendiqués ou pas, mais qui provoquent les incidents souvent et qui peuvent provoquer des tragédies – on vient de le voir – ou alors la question même de la possibilité de certaines manifestations si elles doivent déboucher sur des drames de ce type, peut être posée. C'est une façon correcte, républicaine, par rapport aux nécessités de l'ordre public, de poser le problème. Poser le problème en termes d'interdiction du FN, pour moi, dans la situation actuelle, cela n'a pas de sens.
A. Ardisson : Pendant toute la campagne, J. Chirac s'est efforcé de nier le clivage droite-gauche alors que vous vous êtes clairement placé sur un axe droite-gauche. Dans les propositions respectives, et à la lumière du débat que vous avez mené avec lui, qu'est-ce qui vous semble mieux illustrer ce clivage ?
L. Jospin : Si vous prenez la question de l'école, je suis pour redonner à l'Éducation nationale une priorité. Ce n'est pas l'attitude de ce gouvernement et ce n'est pas l'attitude de J. Chirac qui en matière d'éducation se borne à formuler une proposition de méthode et à mon sens préoccupante parce qu'on n'en connaîtrait pas le contenu…
A. Ardisson : Vous parlez du referendum ?
L. Jospin : Je parle du referendum. On ne traite pas les problèmes de l'école par referendum, on ne peut pas traiter de la même manière par des questions simples auxquelles on répond oui ou non, les problèmes qui relèvent de la maternelle, du collège, du lycée, de l'université, de l'enseignement professionnel, littéraire, de la recherche universitaire. Tout cet ensemble est extraordinairement complexe. On sait que l'école doit être traitée avec ménagement, que la réformer est difficile et doit faire cela avec la communauté éducative, avec les enseignants, les autres personnels, les parents d'élèves, les jeunes. Quand ils sont d'un certain âge, étudiants. Traiter cela par la méthode du referendum d'une certaine façon avec le risque, en interrogeant mal le peuple, de dresser le peuple contre la communauté éducative, est une absurdité. Quand on ne sait pas en plus ce qu'on y mettrait – est-ce qu'on nous remettra la loi Falloux par exemple, ou la sélection à l'université ? – cette méthode est mauvaise et l'interrogation sur les contenus est inquiétante. Voilà un premier exemple. Je pourrais vous en donner bien d'autres.
A. Ardisson : Vous pouvez peut-être les "lister" ?
L. Jospin : Je suis pour une grande politique du logement social, J. Chirac hier, avant avant-hier, il y a trois jours dans le débat – cela passe vite ! – a montré que la seule chose qui le préoccupait était l'accession à la propriété des gens au-dessus mais pas des gens qui sont dans le logement social, justement. On parle du logement social et nous il nous parle des gens qui sont au-dessus.
I. Levaï : Pas seulement ! Vous l'avez mal écouté, pas seulement.
L. Jospin : Je peux manquer d'esprit de nuance, j'en suis convaincu, je ne plaisante pas.
I. Levaï : Parce qu'il a parlé aussi de construction de logements sociaux.
L. Jospin : Oui… Assez peu m'a-t-il semblé et d'autre part, s'il y a dans les HLM parisiennes trop de gens qui ne sont pas des gens qui relèvent véritablement des HLM cela justifie un certain nombre d'élus de l'opposition à Paris et cela me justifie moi à m'interroger sur la transparence et sur la nature des politiques d'attribution des HLM à Paris. Donc, c'était un bel aveu.
P. Le Marc : votre proposition d'une "présidence citoyenne" n'est-elle pas en contradiction avec le souhait des Français d'une présidence forte et active ?
L. Jospin : Pas du tout, j'ai simplement voulu marquer que le président de la République devait être attentif aux Français, à leurs préoccupations. Attentif au fait que les citoyens et citoyennes en France ont envie de participer davantage à la vie publique, notamment à travers la reconnaissance du mouvement associatif. Je suis le seul à avoir finalement indiqué une méthode de gouvernement et de résolution de problèmes économiques et sociaux ou de société. Ma vision c'était celle d'une impulsion politique donnée par l'État, donc je serai un président de la République et je constituerai – si les Français me font confiance – avec le Premier ministre un gouvernement qui, au contraire, prendra des décisions, un gouvernement qui donne des impulsions, dans le domaine économique, je l'ai montré sur la diminution du temps de travail, je l'ai proposé sur la question des salaires avec cette conférence salariale nationale, mais, en même temps, un président de la République et un gouvernement, un pouvoir exécutif, une autorité publique qui laissent aux acteurs de la vie économique et sociale des espaces pour négocier. La France par rapport à plusieurs des autres démocraties occidentales ne laisse pas aux partenaires de la vie économique et sociale suffisamment d'espace. Et moi je veux redonner des espaces de négociation contractuelle au patronat et au mouvement syndical. On semble croire que je le souhaite, il y a un nouveau président du CNPF qui a cette philosophie et des discussions ont eu lieu. Je propose cette méthode, cela ne suppose nullement un État faible. Je crois, au contraire, que les Français ont envie d'un État qui intervient, mais le problème, quand je vois l'approche de la droite, notamment celle de J. Chirac et d'un certain nombre de ses lieutenants, c'est qu'ils sont, à mon avis, à l'opposé de ce qui est souhaitable dans le pays et de ce que les Français veulent. Ils sont passifs dans le domaine économique et social. Ils laissent le libéralisme jouer. C'est au fond A. Madelin qui a imposé ses idées économiques à J. Chirac et par contre, ils sont autoritaires et interventionnistes dans les problèmes de société. Les Français ont envie au contraire d'un pouvoir politique qui prenne ses responsabilités dans le domaine du chômage, du logement, de la politique de la Ville, de la lutte contre l'exclusion, mais un État qui ne soit pas un État interventionniste pour ce qui concerne les valeurs sociales et morales des individus ayant à les maîtriser. Ils sont à mon avis à rebours de l'évolution de la société actuelle. C'est pourquoi je vous disais – et je redis ce matin – qu'élire J. Chirac, c'est élire un homme qui vient du passé dans ses conceptions politiques, dans sa vision de la société française. Je pense qu'au contraire je peux épouser davantage, mais aussi conduire avec force – et peut-être avec plus de stabilité dans les comportements et dans les convictions que J. Chirac – ce changement de la France qui va passer vers l'an 2000.
I. Levaï : Pas de petits marquis, c'est un engagement ?
L. Jospin : Je pense que le choix des hommes et des femmes, avec lesquels on agit, est décisif, fondamental. Et j'ai passé suffisamment d'année près du pouvoir ou dans le pouvoir, dans l'opposition aussi, pour être capable de porter un jugement sur plusieurs générations, sur des hommes et sur des femmes. Il n'y aura pas de petit marquis.
B. Guetta : Quel profil aura votre nouvelle équipe, vous allez la moduler avec l'ancienne ? Vous venez de nous dire que c'était fondamental, alors des noms.
L. Jospin : Oui, mais ma méthode est justement le contraire de l'arrogance. Il y a une arrogance intellectuelle à vouloir commencer à définir des fonctions, à les distribuer. Moi, j'ai souri en voyant cet article dans Libération auquel, je crois, celui qui faisait la revue de presse faisait allusion tout à l'heure. Ils avaient même trouvé celui qui serait chargé des relations avec le Parlement. Ça m'a fait, si je puis dire, rigoler, ce matin un instant, en m'exprimant de façon familière.
I. Levaï : Ils ont trouvé votre Premier ministre M. Aubry, celui de J. Chirac, c'est A. Juppé…
L. Jospin : Alors, je vais vous dire, comme justement mon attitude n'est en rien arrogante, je considère qu'un candidat à la présidence de la République n'a pas à évoquer le nom de son Premier ministre ou de ceux qui doivent l'entourer tant que le peuple ne l'a pas choisi. C'est un jeu de société, ça n'est pas une attitude responsable par rapport à la démocratie. Ça c'est une chose claire. Je ne suis pas arrogant mais j'aurai suffisamment d'autorité pour ne pas faire ou pour ne pas choisir ce qu'on me demande de faire. Ça n'a pas de rapport avec les personnes mais, élu président de la République, je choisirai librement mon Premier ministre.
I. Levaï : Sortons du jeu, vous ouvrez ou vous n'ouvrez pas ? Parce que c'est une question à laquelle vous pouvez répondre aujourd'hui. Chaque fois qu'un président de la République arrive, on se demande s'il va fermer sur les siens ou s'il va réaliser l'ouverture. Et en général, on promet l'ouverture et on ne la fait pas, ouverture au centre par exemple.
L. Jospin : Quand on voit les votes que s'apprêtent à émettre un certain nombre de personnalités, accueillies dans des gouvernements par le président de la République et par le Premier ministre, en 1988, lorsqu'ils ont composé leur gouvernement, on a envie d'agir dans ce domaine aussi avec discernement.
L. Levai : J.-P. Soisson, B. Durieux, vous pensez à ceux-là ?
L. Jospin : O. Stirn et quelques autres.
I. Levaï : O. Stirn qui vient de choisir J. Chirac ?
L. Jospin : Oui.
I. Levaï : Donc vous n'ouvrez pas au centre.
L. Jospin : Non, je faisais une réflexion là, disons, sur la nature humaine. C'est le vote des Français qui permettra de comprendre ce que seront les contours de cette majorité, une fois l'Assemblée nationale dissoute et des élections législatives engagées. À ce moment-là, si je suis président de la République, je m'exprimerai sur la nature de cette majorité. Le faire maintenant, je crois, là encore, c'est anticiper par rapport au vote des Français. Il aura lieu dimanche, patientons un peu.
B. Guetta : Mais justement, vous ne serez pas élu dimanche si l'électorat du centre, l'électorat modéré, ne se tourne pas vers vous, alors que lui dites-vous aujourd'hui ?
L. Jospin : Je ne sais pas s'il y a un électorat du centre, qu'ils regardent les volte-face nouvelles de M. Chirac sur l'Europe, qu'ils voient ce que cela représente d'éléments d'instabilité pour la politique européenne, d'éléments de risque pour la coopération franco-allemande, cette espèce de menace d'un referendum dont on ne sait pas quand il viendrait, sur quoi exactement il porterait. S'ils ont besoin d'éléments pour comprendre que J. Chirac, dans sa politique européenne n'a pas changé, n'a pas résolu ses contradictions, les contradictions entre ses lieutenants, les contradictions en sein propre, si vous voulez, et qu'il représentera un facteur d'instabilité, qu'ils se saisissent de cet événement. Mais pour le reste, dans ce deuxième tour de l'élection présidentielle, je ne cible pas les électorats, pas plus vers le centre que dans une autre direction. Je m'adresse à l'ensemble des Français, c'est d'eux dont j'attends le suffrage, la confiance ; ils le décideront librement à la fois dans leur être collectif – parce que c'est ça qui va s'exprimer dans une élection – et puis, finalement, dans leur décision, motivations individuelles. Parce que c'est chaque homme, chaque femme qui va avoir à se prononcer par rapport à deux bulletins dimanche. On le sait, beaucoup choisissent au moment où ils entrent dans l'isoloir.
B. Guetta : Mais au fond des choses, si avec J. Chirac avant-hier, vous n'avez abordé les questions de politique étrangère que tout à fait à la fin, en repoussant à chaque fois à un petit peu plus tard, est-ce que ce n'est pas parce que J. Chirac et vous n'aviez pas grand-chose à dire sur la politique étrangère ou ne vouliez pas, pas plus l'un que l'autre, aborder les questions européennes ?
L. Jospin : Non, je ne le crois pas. Je crois que ça tient à la nature du débat, à la façon dont il s'est déroulé. D'ailleurs les découpages avaient prévu, pour la politique internationale et européenne, un temps qui était à peu près égal aux autres.
B. Guetta : Tout le monde a été d'accord autour de la table pour repousser et repousser constamment. Personne ne s'est insurgé, ni vous ni Chirac ni les animateurs du débat ?
L. Jospin : Simplement, peut-être aurait-il fallu, à ce moment-là, mettre la politique internationale en tête pour être sûr qu'elle soit préservée.
B. Guetta : Peut-être.
L. Jospin : La lourdeur des problèmes qui ont été évoqués, le fait aussi que nous nous sommes laissé aller, en tout cas ceux qui nous ont guidés se sont un peu laissés aller à détailler l'examen d'un certain nombre de propositions par secteur. On a parlé peut-être un peu longuement du logement. J'aurais préféré personnellement que, sur la politique économique et sociale, même s'il fallait traiter de façon particulière de l'emploi – nous avons eu raison de le faire, de confronter nos points de vue et c'était, à mon sens, éclairant – mais sur le troisième thème, les problèmes de société, j'aurais préféré une approche plus transversale où chacun aurait pu dire, au fond, sa vision de la France. J'ai essayé de le faire mais ensuite les choses ont été trop découpées. La politique internationale s'est retrouvée à la fin. Je ne crois pas que vous puissiez en déduire que nous n'avions rien à dire, en tout cas, ce n'était pas mon cas.
I. Levaï : Pourquoi cette montée en ligne brutale des lieutenants ?
L. Jospin : Honnêtement, chronologiquement, l'initiative revient à des hommes comme M. Juppé et comme M. Séguin – particulièrement M. Juppé – qui a renoué avec un ton de morgue à l'égard de ses compétiteurs politiques qu'il avait abandonné au cours de ces dernières années. Je pensais que ça avait accompagné une espèce de maturation. Je pense qu'il y a un sentiment de crainte de la part des lieutenants de J. Chirac. Il y a un sentiment d'incertitude. Il y a une irritation profonde. J'ai été personnellement assez choqué de la façon dont ils ont parlé de moi. Du coup, ça a déclenché chez certain de ceux qui m'accompagnent un mouvement de réaction. L'initiative, si vous regardez la chronologie, n'est nullement venue de nous. Je voudrais dire que les lieutenants de J. Chirac ont eu un peu tendance à m'ignorer, ainsi que J. Chirac, au premier tour. Ça ne leur a pas spécialement réussi. Le peuple français en a jugé autrement et m'a placé en tête. Je ne suis pas sûr qu'un certain ton de condescendance à mon égard au second les servira mieux. Je voudrais leur faire remarquer que s'ils prennent ce ton de condescendance, ils le prennent à l'égard des 7 millions de Françaises et de Français qui ont voté pour moi au premier tour. Ils le prennent des très nombreux Français supplémentaires qui vont aller voter pour moi au second tour. Ils peuvent le prendre aussi à l'égard des Français qui, potentiellement, majoritairement, peuvent m'élire président de la République. Ça me paraît malvenu. Je ne crois pas que ce sera bien reçu. Que nous-mêmes ou un certain nombre de ceux qui m'accompagnent aient éprouvé le besoin de répondre avec une certaine vigueur, ça montre que nous ne manquons pas de force.
A. Ardisson : Êtes-vous prêt à épouser la France ?
L. Jospin : Je me suis déjà marié ! Mais je suis prêt à respecter la France. Je suis prêt à la comprendre. Je crois que je la comprends déjà. Je suis prêt à la conduire pour un bail démocratique, pour un bail qui sera renouvelé, dont je propose qu'il soit renouvelé de façon plus brève, parce que ça m'apparaît nécessaire. Je ne connais pas simplement le pouvoir d'en-haut, les rouages de l'État. Je crois que je connais la société française parce que j'en viens. Je ne viens pas d'un milieu privilégié. Donc, la vie que j'ai conduite, que j'ai menée m'a mené à faire des expériences multiples, à traverser la France en tous sens. Je crois que je l'aime, que je la comprends, que j'ai un sens plus aigu que mon adversaire de ce qu'elle exprime à la fois comme souffrance et comme espérance. Je crois que je peux mieux l'ouvrir vers la période nouvelle qui vient. Je pense que je serai un Président plus moderne pour la France moderne dans laquelle nous vivons.
I. Levaï : Si vous êtes battu, pourra-t-on considérer que quelque chose de nouveau commence ?
L. Jospin : Je répondrai à A. Ardisson, si vous le voulez bien !
I. Levaï : Vous ne voulez pas répondre à ma question ?
L. Jospin : Non. Je ne veux pas répondre aux questions qui évoquent la défaite, parce que je suis dans une campagne qui n'est pas terminée. J'ai encore trois meetings aujourd'hui, celui de Toulouse n'était pas le dernier. Je serai à Caen, Mulhouse, à Besançon. Vous m'avez interrogé sur mon désir d'être président de la République : au moment où nous parlons, il s'agit d'une chance, ce serait un honneur. Mais de toute façon, c'est le peuple qui va décider.