Texte intégral
LE PARISIEN - 7 novembre 1998
Q - L'accord de Nouméa, signé le 21 avril 1998 sous l'autorité de Lionel Jospin, est-il, à vos yeux, la suite naturelle de l'accord de Matignon de 1988 dont vous êtes le père ?
Michel Rocard : « Oui. En 1988, nous avions rétabli la paix et organisé un « vivre ensemble ». Or l'accord de Nouméa décrit l'évolution de ce « vivre ensemble ». Je soutiens pleinement ce texte, juridiquement très intelligent et doté d'un préambule remarquable. Sur les 3,5 milliards d'hommes dans le monde qui sont des fils de colonisés, il y en a seulement 100 000 dont les représentants ont ainsi apposé leur signature au bas d'un texte commun reconnaissant « les ombres de la période coloniale ». C'est une étape formidable. »
Q - Lors du débat sur la loi organique pour la Nouvelle-Calédonie, en décembre, les parlementaires français ne modifieront-ils pas, par le jeu des amendements, cet accord ?
- « Ça m'étonnerait. Les parlementaires qui vont en discuter savent à quel point le problème est délicat et les sensibilités à vif. Il a fallu énormément d'innovations juridiques et institutionnelles. Elles ne sont certes pas limpides, mais c'est cela ou rien. »
Q - Le référendum et la transition qu'il organise pour l'avenir du territoire suscitent des interprétations contradictoires...
- « Il existe, bien sûr, une ambiguïté. Mais il faut des ambiguïtés pour faire un compromis. »
Q - A terme, le statut de la Nouvelle-Calédonie sera donc hybride ?
- « La Nouvelle-Calédonie aura le droit de signer des accords internationaux, de participer à la vie d'organisations internationales (tel le Forum du Pacifique Sud) et, peut-être un jour, à l'ONU. Parmi les éléments nouveaux, il y a cette notion de « citoyenneté calédonienne ». Mais il y a aussi l'idée d'une arrivée progressive à ce qu'on peut appeler l'indépendance. Ce qui se traduira, notamment, par le transfert de nombreuses compétences : éducation, perception des Impôts, transports, etc. »
Q - Cette indépendance ne sera pas totale...
- « Jamais la communauté canaque n'a réclamé l'indépendance monétaire ! Elle n'est pas folle. Et elle demandera probablement à la France de continuer à assumer la fonction de défense nationale. La Nouvelle-Calédonie va ainsi entrer dans une zone de doute constitutionnel intéressante. Cela permet d'évoluer. »
Q - Croyez-vous au risque d'une partition entre Nord et Sud ?
- « Cela voudrait dire la misère au Nord (NDLR : où les Kanaks sont majoritaires) et une amputation du Sud. Les risques d'échec ne sont plus aujourd'hui Institutionnels mais liés à la lenteur du développement et au maintien de la pauvreté et du niveau de chômage. »
LE JOURNAL DU DIMANCHE - 8 novembre 1998
Q - Cet accord vous convient-il ?
- « C 'est un travail bien commencé et bien fini. Je n'ai aucune objection à émettre, seulement des félicitations. L'accord est équilibré. Si ce territoire dérape dans l'avenir, ce ne sera pas du fait des institutions qui organisent parfaitement l'autonomie croissante du territoire devant déboucher d'ici à vingt ans, avant sans doute, sur l'indépendance. Mais il ne garantit pas une vie économique facile ou un cours élevé du nickel. »
Q - Votre pronostic ?
- « Ce sera oui, cela ne peut pas ne pas l'être. Il y a consensus entre les deux grands partis, le RPCR et le FNLKS. L'abstention peut être élevée mais il n'y aura qu'un quart ou qu'un cinquième du corps électoral, aux deux extrêmes. qui dira non. Il y a toujours des extrêmes partout. »
Q - L'idée de préférence nationale incluse dans l'accord vous agrée-t-elle ?
- « Je pense que j'aurais été obligé de faire de même. Dans un pays comme la France, cette idée est un pur scandale : les 4 millions d'étrangers étaient déjà là au moment du plein emploi, le marché ne s'est déréglé qu'ensuite. Dans un petit territoire où l'équilibre des populations est fragile, ce concept est une nécessité. »
Q - Diriez-vous que la France en a désormais fini avec sa décolonisation ?
- « Ne soyez pas trop simpliste. La Nouvelle-Calédonie, c'est terminé, oui, avec ce schéma d' une conquête progressive de l'autonomie de décision que, par convention, nous appellerons « indépendance » quand elle sera aussi complète que possible. Mais il existe deux secteurs majeurs où la revendication d'indépendance n'existe pas : la monnaie et la défense, qui, en l'occurrence, est avant tout un problème de surveillance de la zone de pêche. Aux Antilles, les élections confirment l'affaiblissement des courants réclamant l'indépendance politique. Mais, comme la Polynésie, ces terres peuvent peut-être un jour éprouver le besoin d’une meilleure maîtrise de leurs affaires économiques et de leur relation avec les États ou régions voisines ; elles seront fondées à demander des morceaux de pouvoir plus grands. »
Q - La guerre d'Algérie aurait-elle pu être évitée avec des accords analogues ?
- « Oui, sans doute. D'autant plus qu'avec 10 % de Français, il n'y avait pas équilibre démographique. Mais, déjà en 1936, si la France avait accordé la citoyenneté française non seulement aux juifs d'Algérie, mais aussi aux musulmans, et fait des élections non truquées, l'histoire n'aurait pas pris le même chemin. Ensuite, on n'a jamais fait en Algérie ce qu'il fallait pour se parler »
Q - Cette fameuse "méthode" de 1988, au-delà de la rencontre Lafleur-Tjibaou à Matignon, comment la voyez-vous dix ans plus tard ?
- « Mais cette rencontre, c'était un aboutissement ! D'abord, il y a eu l'envoi sur place des six « missionnaires » de la mission du dialogue qui, en quatre semaines, ont réalisé 600 audiences, soit un matériel exceptionnel pour évaluer les peurs de chacun, les sensibilités. Le principe de base. c'est la reconnaissance de la dignité de l'autre. Et une reconnaissance accompagnée d'un signe tangible, pour être perçue de tous : les six médiateurs vont s'incliner sur la tombe des Kanaks morts à Ouvéa. Le deuxième principe, c'est l'écoute, on ne va jamais assez loin dans l'écoute. Après la reconnaissance et l'écoute, la troisième étape est la définition du champs des possibles pour sortir d'une situation de violence. »
Q - Mais vous aviez déjà une idée du processus à mettre en place en arrivant à Matignon !
- « Aucune idée ! La mission du dialogue n'était porteuse d'aucun discours, d'aucun message, elle s'est bornée à écouter. Vous savez, c'est la méthode Henri IV, mais je ne l'ai su qu'après. L'édit de Nantes. C'est ce qu'il y a de mieux au monde en matière de paix. La fin de l'apartheid en 1992, le « miracle » irlandais aujourd'hui, c'est également la même méthode. Un élément clé de cette méthode Henri IV, c'est, hélas ! que quiconque veut la paix est d'abord considéré comme un traître à la cause dans son propre camp. Sadate, Tjibaou, Rabin et Henri IV lui-même l'ont payé de leur vie.