Interview de M. Edouard Balladur, député RPR, dans "Valeurs actuelles" du 17 octobre 1998, sur la politique de réformes du Gouvernement, la stratégie de la droite, notamment dans le cadre de l'Alliance, pour les prochaines élections européennes et sur son programme de priorités pour la France .

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Valeurs actuelles : Quel est le principal défi que nous allons devoir affronter ?

Édouard Balladur : Toute l'Europe occidentale devra faire face, une fois la crise passée, car nous en sortirons, au défi de la mondialisation et de la concurrence accrue de pays qui seront pour elle des rivaux. Défi qui s'adresse tout spécialement à la France et à l'Allemagne, dont les sociétés ont en commun des structures collectives bien trop lourdes et coûteuses.

Valeurs actuelles : Et pourquoi ?

Édouard Balladur : D'abord, parce que depuis la guerre le danger communiste pesait sur les pays européens. On considérait alors que, pour se protéger de la contagion, il fallait aller aussi loin que possible sur la voie de la distribution des subventions, allocations et avantages, qui pèsent aujourd'hui trop lourdement sur les coûts supportés par nos sociétés, la nôtre comme l'allemande.
Ce risque communiste ayant aujourd'hui disparu, nous devons engager un immense effort de rénovation pour leur donner plus de liberté et de souplesse. Et, ironie de l'histoire, ce sont des gouvernements socialistes qui vont devoir le faire, en France comme ailleurs, et rendre nos sociétés moins socialistes.

Valeurs actuelles : Vous les croyez capables de l'accomplir ?

Édouard Balladur : Je ne cache pas ma préoccupation quand j'entends dire par de nombreux socialistes, dont le Premier ministre, que la crise financière actuelle signifierait la faillite du libéralisme. Alors que c'est exactement le contraire. Nous ne sommes pas allés assez loin dans l'organisation de la liberté.
La liberté, pour bien fonctionner, suppose un État de droit, des règles et un arbitre. La liberté n'est pas l'anarchie. L'apologie des changes flottants sans limites, comme celle des marchés ou des mouvements de capitaux incontrôlés, tout cela manifeste une conception un peu primitive de la liberté. J'ai toujours pensé que la liberté devait être mieux organisée qu'elle ne l'est. D'où l'organisation du commerce internationale plus efficaces grâce au GATT, d'où ma proposition d'institutions monétaires internationales plus efficaces et de règles plus contraignantes pour la gestion des banques, afin d'en assurer la transparence et de limiter les risques.
La période actuelle marque la fin des nationalismes anarchiques. Elle doit conduire à l'avènement d'un libéralisme ordonné pour l'ensemble du monde. Le règne du chacun pour soi est terminé.

Valeurs actuelles : Notre gouvernement a t-il pris la bonne direction ?

Édouard Balladur : Il a eu la chance de trouver à son arrivée une croissance déjà assurée. Qu'en a-t-il fait ? A-t-il réduit les dépenses publiques ? Non. Il les a augmentées à ce point que notre déficit public reste le plus élevé de l'Union européenne. A-t-il réduit les impôts ? Non. Il les a augmentées de plus de 50 milliards. A-t-il réformé la protection sociale ? Non. Il se refuse à préparer l'évolution de nos systèmes de retraite et de santé. A-t-il allégé le coût du travail ? Il l'alourdit avec la nouvelle contrainte des 35 heures obligatoires.
Si j'approuve son projet de réforme des institutions judiciaires, afin de mieux protéger les droits des citoyens, je constate qu'en revanche il est revenu sur les lois que nous avions fait voter sur la sécurité et l'immigration clandestine. Avec quel résultat ? Celui d'avoir dans notre pays des dizaines de milliers d'immigrés clandestins devenus officiels.

Valeurs actuelles : S'il en est ainsi, comment ce gouvernement pourrait-il engager les réformes dont vous parliez ?

Édouard Balladur : Il y a deux hypothèses. Ou bien la croissance demeure bonne dans notre pays, et le gouvernement continuera sa politique actuelle qui ne met en oeuvre aucun des changements indispensables à l'avenir. Ou bien la situation s'aggrave et efface les marges de manoeuvre : on risque alors de se figer encore davantage dans l'immobilité.

Valeurs actuelles : Le fait que la plupart des pays membres de l'Union soient gouvernés par des socialistes ou des sociaux-démocrates ne conduira-t-il pas le gouvernement à agir comme les autres ?

Édouard Balladur : Qu'il y ait quelques effets théâtraux, une grande conférence sociale européenne, par exemple, c'est possible, mais cela n'ira pas très loin. Sur le fond, chacun de ces gouvernements défendra ses propres intérêts. Ce que l'on peut redouter, en revanche, c'est que la crise financière actuelle ne serve d'alibi à la gauche pour justifier l'immobilisme et l'étatisme. Cela ne semble pas la tendance en Allemagne et en Grande-Bretagne ; en France, je suis beaucoup moins optimiste.

Valeurs actuelles : Il faudrait donc que la droite en France soit en mesure de prendre le relais, dès que possible, autour d'un projet. Mais comment peut-elle retrouver son crédit auprès de l'opinion ?

Édouard Balladur : Vous avez raison, le problème de la droite aujourd'hui est celui de son crédit. Elle se trouve dans une situation particulière, caractérisée par deux faits : ses propres divisions internes d'une part, et le force du Front national d'autre part. Il nous faut donc bâtir un projet d'avenir et mettre fin à nos querelles et nos dissensions. L'électorat de l'opposition est exaspéré.

Valeurs actuelles : L'Alliance existe…

Édouard Balladur : Oui, je m'en réjouis, mais elle n'existe pas assez. Je souhaite qu'elle existe davantage. Il n'y a pas d'alternative. Ou bien nous réussissons l'Alliance, ou bien nous restons la minorité pour longtemps. Si l'Alliance échouait, il ne resterait d'autre solution que la fusion ou bien la marginalisation durable de l'opposition.

Valeurs actuelles : Quelle est la différence entre Alliance et fusion ?

Édouard Balladur : La première maintenant la personnalité de chaque parti ; la seconde les fond en un seul mouvement.

Valeurs actuelles : N'était-ce pas ce que vous souhaitiez ?

Édouard Balladur : J'ai toujours proposé que, dans un premier stade, soit créée une véritable confédération entre les divers partis de l'opposition. Si elle devait échouer, nos électeurs, qui ne font déjà guère de différences entre nous, en seraient profondément irrités. Nous en ferions tous les frais.

Valeurs actuelles : Si l'Alliance doit fonctionner, comment ?

Édouard Balladur : Cela commence par le Parlement. Il faudrait à l'Assemblée nationale un intergroupe puissant, bien organisé, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Et, compte tenu de ce qui s'est passé au Sénat, avec l'élection de mon ami Christian Poncelet, pourquoi ne pas faire un geste et annoncer que cet intergroupe serait, pour commencer, présidé par un membre de l'ex-UDF ? Tout le monde serait rassuré, et les soupçons dissipés !

Valeurs actuelles : Au-delà, il y a donc un projet…

Édouard Balladur : En effet. J'ai moi-même rendu publiques, il y a quelques semaines, des propositions pour une voie nouvelle. J'en rappelle l'esprit : la France a besoin d'une société plus solide et plus dynamique, ce qui veut dire d'abord une économie forte grâce à la baisse des charges et des impôts ; elle a besoin de davantage de solidarité, les Français veulent participer davantage à la gestion de leurs propres affaires, grâce à la participation dans l'entreprise et à la décentralisation ; elle a besoin de moderniser son système d'enseignement, de réformer l'État-providence, trop lourd et trop coûteux, de mettre en place un impôt négatif afin d'inciter les personnes sans emploi à reprendre le travail : elle doit aussi se consacrer, sans arrière-pensée, à une constitution européenne plus ambitieuse et qui fasse que l'Europe devienne une véritable puissance : elle doit, enfin, ne pas se lasser de proposer un nouvel ordre mondial, notamment en matière monétaire et financière, afin d'éviter un désordre qui hypothéquerait le progrès économique.
Comment les Français prendront-ils conscience que nous pouvons à nouveau représenter un espoir pour notre pays ? S'ils nous croient capables de présenter des propositions d'avenir et qu'ils y adhèrent.
Il faut maintenant, lors des dix conventions qui vont être organisées, en débattre. En outre, la démarche nouvelle que je propose pour ce projet est qu'il soit validé par l'ensemble des Français. Tous les élus, nationaux et locaux, tous les électeurs qui le désireraient, pourraient se prononcer par un vote sur le projet issu de nos dix conventions. Ce serait là vraiment l'acte de naissance de l'Alliance. Notre crédit commencerait alors à être restauré.

Valeurs actuelles : Mais il y a le calendrier politique, qui commence par les européennes…

Édouard Balladur : Quand les élections européennes auront lieu, dans huit mois, la ratification du traité d'Amsterdam sera passée. Une page sera donc tournée. Débattre de notre projet d'avenir ne fera que renforcer notre crédit à la veille des élections européennes.

Valeurs actuelles : Il n'empêche que ce programme risque d'être brouillé en cas de division de l'opposition aux européennes…

Édouard Balladur : Je souhaite une liste commune de l'ensemble de l'opposition, ce qui suppose que nous ayons des positions communes. Un certain nombre de sujets de débat sont désormais derrière nous : la monnaie unique, par exemple. Plus personne ne parle non plus d'Europe fédérale. Nous devrons tirer toutes les conséquences de l'union économique et monétaire en harmonisant nos fiscalités et nos systèmes sociaux, et aller plus loin, vers l'élargissement, vers l'adoption d'institutions européennes plus efficaces et plus démocratiques.

Valeurs actuelles : Mais qui conduira cette liste ?

Édouard Balladur : La décision sera prise en temps voulu, après l'adoption d'un projet commun. Je dirais seulement qu'il faut choisir le candidat le plus susceptible de surmonter les divisions et d'entraîner la plus large adhésion.