Article de M. Alain Richard, ministre de la défense, dans "Sirpa actualité" et interviews à Europe 1, TF1 et France 2 le 14 juillet 1998, sur la réforme des armées, la volonté de maintenir le lien entre l'armée et la nation, les restructurations dans l'industrie d'armement et les coopérations militaires à l'échelle européenne.

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Circonstance : Fête nationale du 14 juillet 1998

Média : Europe 1 - France 2 - SIRPA actualité - Site web TF1 - Le Monde - Télévision - TF1

Texte intégral

Sirpa Actualité

* Défense

Dans un monde incertain, où la multiplication des crises met en jeu chaque jour la vie et la sécurité de nombreux êtres humains, nos armées expriment la solidarité de la France, là où leur intervention est légitime en participant au rétablissement et au maintien de la paix, et en apportant leur aide aux actions humanitaires. La grande réforme de la professionnalisation, qui est aujourd'hui largement engagée, leur donnera une plus grande disponibilité immédiate pour concrétiser cette capacité d'action ; les forces de projection, auxquelles appartiennent les unités qui défilent aujourd'hui devant vous, en sont l'instrument privilégié.
Pour honorer ses engagements internationaux, la France a choisi la voie d'une réponse qui n'est plus uniquement nationale : qu'il s'agisse des missions sous mandat de l'ONU, de l'accomplissement des opérations multinationales, ou du renforcement des capacités interafricaines de maintien de la paix, la priorité va désormais à la coopération entre forces alliées.

* Fête nationale

Symbole de cette évolution, pour la seconde fois cette année, le groupe aérien européen vole au-dessus des Champs-Élysées, composé d'appareils britanniques et français et sans doute demain renforcé par d'autres pays sous le signe de la solidarité européenne. Notre pays participe activement à la construction d'une Europe de la défense, pour renforcer le rayonnement de nos valeurs communes de paix et de démocratie, dans un engagement collectif au service de nos partenaires proches comme de nos autres alliés.
Dans la même perspective, les progrès accomplis depuis quelques mois dans le domaine de la restructuration des industries européennes de la défense témoignent de notre volonté partagée de bâtir une identité européenne de défense et de sécurité dans ses composantes industrielles aussi bien qu'opérationnelles.

* Lien Armée-Nation

Parmi les unités des trois armées et de la gendarmerie qui défilent en ce jour, la part des soldats professionnels continue à augmenter. L'adoption de la loi réformant le service national, à la fin de l'année dernière, a confirmé cette évolution, tout en marquant davantage la volonté d'un lien fort entre l'armée et la Nation.
Plus que jamais, les armées doivent rester au coeur des préoccupations de tous les Français, et en particulier des jeunes. Pour ceux-ci, le lancement en octobre prochain des premières journées d'appel de préparation à la défense marquera le début d'un nouveau parcours citoyen qui pérennisera, par une nouvelle approche, les valeurs patriotiques et républicaines que nous célébrons ce 14 juillet.


Europe 1 – 14 juillet 1998

Europe 1 : Ce matin, les Français vont voir défiler leur armée sur les Champs-Élysées qui étaient laissés hier à l'équipe Jacquet, à la foule citoyenne. Les différentes unités qui sont prévues pour ce 14 juillet représentent-elles l'un des derniers défilés de l'ancienne armée ou les débuts de la prochaine défense de la France ?

Alain Richard : Vraiment les débuts et même les débuts bien avancés de la nouvelle défense. Vous savez, ce grand changement a été décidé par le président de la République fin 1995, début 1996. Il était en préparation en réalité sous le précédent septennat, celui de François Mitterrand, parce que nous avions pris conscience que la guerre froide était finie, qu'il y avait eu la Bosnie-Herzégovine, la guerre du Golfe. Donc, on était entrés dans une nouvelle catégorie de conflits. Autrement dit, c'est déjà une idée qui a mûri. Depuis début 1997 où elle s'applique, beaucoup d'étapes ont déjà été franchies. C'est donc, en effet, une armée qui est l'armée des années 2000.

Europe 1 : Mais le gouvernement et la majorité plurielle y souscrivent-ils ?

Alain Richard : C'est pour ça que je faisais le petit rappel historique. C'était une idée qui avait des origines largement partagée dans l'espace politique. Je crois d'ailleurs – et je vous remercie de me donner l'occasion de le dire – qu'il y a tout de même une bonne relation entre les médias, les grands médias comme vous, et notre défense. Il y a des choses que vous comprenez bien ; c'est normal, dans un pays qui a de grandes responsabilités internationales et qui est une démocratie mûre, que des sujets comme la défense soient assez partagés, finalement, entre toutes les familles de pensée.

Europe 1 : C'est-à-dire que le gouvernement et la majorité plurielle appliquent une politique de défense qu'ils acceptent parce qu'on est dans un système démocratique, et qu'il n'y a pas tellement de différences, finalement, entre les uns et les autres ?

Alain Richard : Il y a des finalités internationales et des finalités de long terme qu'on peut partager. On le voit toujours mieux chez nos voisins. Quand vous changez de gouvernement en Grande-Bretagne, entre M. John Major et M. Tony Blair, de tendance politique aux États-Unis, et peut-être demain, en Allemagne, vous ne voyez pas la politique de défense faire un tournant à 180 degrés.

Europe 1 : Autrement dit, tout le monde se retrouve dans la politique de défense incarnée par le président de la République ?

Alain Richard : C'est ça. Et le Premier ministre de son côté est responsable de la défense nationale. Comme j'avais le plaisir de les accueillir l'un et l'autre hier au ministère, je crois qu'ils convergent et ils coopèrent pour une politique servant l'intérêt national.

Europe 1 : C'était la première fois que le Premier ministre assistait chez vous, au ministère de la défense, à cette soirée qui précède le 14 juillet ?

Alain Richard : Oui, parce que, maintenant, il est depuis un an en fonction et qu'à travers une série d'événements que nous avons vécus, notamment des crises, il est tout à fait entré dans le rôle du responsable de la défense nationale, aux côtés du chef de l'État.

Europe 1 : La France n'a-t-elle pas une ambition, certains disent des prétentions, dépassant ses moyens ?

Alain Richard : Cette réforme des armées vise justement à surmonter une certaine contradiction. Nous sommes un pays qui a des responsabilités internationales qui ne s'arrêtent pas à l'Europe. Nous sommes un membre permanent du Conseil de sécurité. Nous avons traditionnellement un rôle important au sein des Nations unies et dans le traitement de crises ou de menaces qui vont bien au-delà de l'Europe.

Nous sommes une puissance moyenne. Il faut donc que notre dispositif de défense ait l'efficacité, notamment la capacité de réagir vite et la capacité d'agir au loin. Nous sommes en train de construire une force qui s'est déjà démontrée. Je pensais, par exemple, à la crise du Congo-Brazzaville l'année dernière. En quelques jours, il a été possible d'installer une force qui a pu recueillir des ressortissants dans un succès complet.

Europe 1 : La France ne doit donc pas avoir simplement des ambitions régionales, au niveau européen. Elle peut aller loin. Mais quand elle va loin, ne va-t-elle pas chercher en dernier recours quelquefois l'aide et l'assistance d'un type d'armement, de transport, de vecteur qui sont chez les Américains ?

Alain Richard : Dans l'ensemble, non. Cela dit, pour assurer justement cette autonomie et la faire partager, parce que ce n'est pas très judicieux de vouloir faire cela isolément, l'objectif est d'abord européen. Au-dessus des Champs-Élysées va voler une formation franco-britannique aérienne.

Europe 1 : C'est formidable, mais dans des avions différents.

Alain Richard : Vous connaissez bien ces questions-là, des avions de combat, en moyenne, durent entre 25 et 30 ans. Donc, il faut le temps du prochain renouvellement. Mais il y a des actions, des exercices communs. Au début du mois de juin, c'étaient les flottes d'Europe du Sud qui s'exerçaient ensemble. Et puis, il y a en effet toutes les industries qui vont devenir de plus en plus communes.

Europe 1 : On verra aussi tout à l'heure les marsouins de l'infanterie de marine qui auront, eux aussi, la possibilité d'être projetés, je suppose par les airs et en même temps par la mer ?

Alain Richard : Oui. Ils sont vraiment une formation militaire qui fait préfiguration de ce que nous comptons faire globalement dans les années qui viennent, c'est-à-dire qui ont une capacité à s'adapter à des terrains très nouveaux et très complexes. Ils ont par définition une longue tradition. Donc, c'est un peu l'ensemble de l'armée de terre qui va s'adapter dans un modèle comparable.

Europe 1 : La modernisation de la défense progresse donc. Vous disiez récemment qu'au 1er janvier 2003, des 190 000 appelés de janvier 1997, il n'en reste plus un seul.

Alain Richard : Oui, c'est l'achèvement de la « professionnalisation » en 2002.

Europe 1 : L'armée professionnelle créera de nouveaux emplois, près de 70 000, avez-vous dit, dans le civil et le militaire.

Alain Richard : Oui, il y a presque un tiers qui est fait.

Europe 1 : Seront-ils formés ? Ce seront des emplois qualifiés ?

Alain Richard : Oui, une des choses qui reste très forte de la conscription, c'est que les trois armées, aussi bien la marine, l'armée de l'air, l'armée de terre, ont acquis un capital de savoir-faire, de formation. Traditionnellement avec les appelés, il y avait des jeunes qui arrivaient sans connaissance particulière et que nous formions. Donc, même dans le système qui se développe de professionnalisation, les armées seront en mesure d'accueillir des jeunes ayant un faible bagage au départ, n'ayant pas eu une formation très longue et d'en faire de bons techniciens avec le système de promotion interne. Savez-vous qu'aujourd'hui déjà la moitié des officiers sont d'anciens sous-officiers ?

Europe 1 : Les nouveaux soldats et officiers français seront professionnels un temps. Pourront-ils retrouver des activités civiles ?

Alain Richard : Oui, parce que l'armée professionnelle sera en même temps une armée jeune. Il faut donc, en effet, savoir gérer les carrières dont certaines seront assez courtes.

Europe 1 : La discipline, l'autorité resteront-elles ce qu'elles sont aujourd'hui ? La « grande muette » pourra t-elle s'exprimer ?

Alain Richard : Je crois que la vision de l'autorité et du commandement a déjà pas mal changé. Dans nos écoles d'officiers, où encore une fois beaucoup ont déjà une autre expérience militaire, les gens apprennent une relation aux hommes et une façon de conduire une équipe qui est déjà très dynamique et très « dialoguante ». Par ailleurs, c'est vrai que pour notre famille politique, l'idée d'une armée professionnelle suppose ainsi qu'il y ait des rapports de représentativité et de dialogue dans l'armée. C'est donc, en effet, mon objectif de développer les systèmes de concertation interne qui existent déjà.

Europe 1 : Les industries de défense comptent 200 000 emplois. À GIAT Industries, 3 500 emplois seront supprimés progressivement – un tiers – et on a entendu les protestations sociales, en même temps ce que vous avez essayé de faire. La marine va s'adapter. Faut-il s'attendre là aussi à des problèmes à moyen terme sur l'emploi ? Beaucoup vont disparaître ou pas, quand on voit cette reconversion qui est en même temps nécessaire ?

Alain Richard : D'abord, il faut bien voir que toutes les industries aujourd'hui font des progrès de productivité et des changements de technologies qui aboutissent à ce qu'elles produisent plus ou moins de temps de travail, d'où d'ailleurs l'intérêt de la réduction du temps de travail. Sur à peu près 190 000 emplois, en effet, que vous faisiez bien de mentionner, il y a quand même un très grand nombre d'entreprises qui ont déjà fait leur mutation, c'est-à-dire, qui sont compétitives, qui peuvent s'adapter rapidement à de nouvelles technologies et qui d'ailleurs développent des produits qui sont à la fois civils et militaires. Par exemple : Thomson-CSF, Aerospatiale ou Matra.

Il est vrai que les entreprises, plus restées sous la forme d'arsenaux un certain temps, ont encore une partie d'évolution à faire. À GIAT Industries, je pense qu'une bonne partie est faite. Simplement, GIAT Industries a été très défavorisée par un marché. Ils sont dans des techniques – l'artillerie et les blindés – où les marchés ont beaucoup plus baissé que les autres. Cela a donc rendu leur adaptation plus difficile d'où le soutien aussi que l'État a apporté comme actionnaire à cette mutation. Simplement, il faut maintenant aujourd'hui finir l'adaptation.

Pour les constructions navales, je crois que le contexte se présente de façon plus favorable parce que les marchés que la DCN peut retirer de la marine nationale sont déjà importants et ne seront pas en baisse. D'autre part, cette entreprise a suffisamment de valeur technique pour intéresser beaucoup de marines de pays européens. Là, il faut être compétitif et les marchés sont là.

Europe 1 : Confirmez-vous que ces entreprises publiques doivent être gérées comme des entreprises soucieuses de performances et d'efficacité ?

Alain Richard : Oui. Honnêtement, je n'ai pas l'impression de dire quelque chose de révolutionnaire. Il y a quand même beaucoup d'entreprises du secteur public qui marchent bien.

Europe 1 : Oui. Mais vous avez pris de décisions récemment, par exemple, pour ce que vous avez demandé à Toulon prouvant bien qu'il y a des secteurs d'entreprises publiques qui ne bougent pas assez. Vous voulez les « secouer ». Pour un ministre socialiste, c'est très intéressant et significatif, c'est ce que je voulais dire.

Alain Richard : L'objectif n'est pas simple de « secouer », mais c'est de dire en effet : « On a un effort d'adaptation à finir ». Parce que tout le système de la défense a quand même fait des efforts de performance et d'adaptation. Donc, ceux qui assurent son soutien sur le plan logistique sont appelés au même effort.

Europe 1 : Vous êtes aussi et peut-être d'abord un politique, mais vous êtes ministre de la défense. Aujourd'hui, à l'Élysée et sur les Champs-Élysées, les héros ne seront pas d'abord des militaires, ce seront des sportifs. Qu'est-ce que cela vous fait ?

Alain Richard : D'une part, ils ont réussi. Je crois qu'ils s'étaient superbement préparés. C'est aussi un appel pour beaucoup de gens à dire : « On s'organise dans la durée. On résiste éventuellement aux modes et on sait jouer de façon collective ». Je crois qu'il y a des leçons à en tirer dans la vie collective.

Europe 1 : Justement, longtemps les politiques vont chercher sans doute à comprendre l'extraordinaire phénomène d'adhésion de la France toute entière, de ces jeunes à ces joueurs de football. Cela dépasse largement le sport. Quel enseignement en tirez-vous ? Quel est le signal pour l'avenir de ce qui s'est passé dans le Mondial ?

Alain Richard : La cohésion, le sens de l'appartenance à un groupe. Puisque nous allons, à partir du 3 octobre, accueillir tous les jeunes de 17, 18 ans pour leur expliquer les enjeux et les façons de travailler de la défense, on s'efforcera aussi de leur montrer qu'ils sont membres d'une communauté dans laquelle ils ont des valeurs communes et dans laquelle ils peuvent avoir beaucoup de projets communs. S'ils peuvent chacun prendre une part de responsabilité, la communauté marchera encore mieux.

Europe 1 : Et ils défendent tous ensemble le drapeau français sans tomber dans le chauvinisme ?

Alain Richard : Oui. Et le sentiment d'appartenir à une Nation qui a quelque chose à dire au monde.


TF1 – 14 juillet 1998

TF1 : Ce défilé, c'est à la fois les forces intérieures et les forces de projection, la 9e DIMA. Est-ce la double image de l'armée française aujourd'hui ?

Alain Richard : Oui parce que, dans la permanence, notre système militaire a évidemment vocation à défendre le territoire. On voit bien qu'aujourd'hui il n'y a pas de menace immédiate et visible. Au contraire, les choses se sont bien apaisées en Europe, mais d'autres menaces peuvent peser sur notre territoire, notamment le terrorisme, la prolifération nucléaire ou chimique. Par ailleurs, nous avons une gendarmerie qui joue un rôle essentiel dans la sécurité intérieure.

Mais nous sommes un pays qui est très engagé internationalement, qui a un message, qui veut croire à des valeurs et qui ne veut pas laisser les crises se dérouler passivement. Nous voulons donc pouvoir déployer des unités, aussi bien la marine, l'armée de l'air et l'armée de terre au sol pour redresser des situations qui nous paraissent injustes et dans lesquelles la communauté internationale s'engage. Nous voulons y avoir notre place. Donc, la division de l'infanterie de marine – qui est d'ailleurs une formule qui va changer, qui va se fondre dans une organisation beaucoup plus plastique de l'armée de terre, qui pourra s'adapter à tous les besoins – va défiler pour symboliser tout cela aujourd'hui.

TF1 : En termes de refondation, de restructuration, avez-vous aujourd'hui les outils pour faire passer un peu mieux ces restructurations ? On pense notamment aux suppressions d'emplois chez GIAT Industries ou à la DCN.

Alain Richard : Oui, parlons d'abord des armées. Du fait de la professionnalisation, nous allons remplacer graduellement les appelés qui, aujourd'hui, jouent encore un rôle tout à fait vital, mais qui, d'ici trois, quatre ans, seront entièrement remplacés par des professionnels. Nous allons par-là créer à peu près 70 000 emplois. Pendant ce temps-là, pour rendre justement nos armées plus mobiles et plus adaptables, nous allons réduire la taille d'un certain nombre d'organisations de soutien, états-majors régionaux, des écoles de formation, établissements du matériel. Cela se solde en baisse de 6 000 emplois. Donc globalement, ce qui est normal dans un système de professionnalisation, les armées vont être créatrices d'emplois, et je constate avec satisfaction que ces emplois sont considérés comme attractifs par beaucoup de jeunes. C'est quand même une façon de s'engager pour son pays, dans un système où il y a des principes qui sont clairs et dans lesquels les gens croient, et puis parce qu'en termes d'évolution professionnelle, c'est un plus. Donc de ce côté-là, les choses vont bien. Alors il y a l'industrie.

Vous êtes dans votre rôle, les médias, en parlant des sujets un peu difficiles. Je rappelle qu'il y a un peu plus de 150 000 emplois dans les industries de défense, qui sont des emplois d'entreprises qui sont conquérantes, qui gagnent des marchés, qui d'ailleurs partagent en général leurs produits entre militaires et civils. Je pense à Aerospatiale, à Thomson-CSF, à bien d'autres, et puis nous avons GIAT Industries qui s'est déjà beaucoup adapté, qui est devenu une entreprise avec des objectifs de compétitivité, mais qui a eu, il faut bien le dire, l'inconvénient d'être dans la partie des produits de défense où les besoins ont le plus baissés : l'artillerie, les blindés.

TF1 : C'est quand même le quatrième plan social en dix ans.

Alain Richard : Après la fin de la guerre froide, c'est sûrement là où la baisse des besoins est la plus forte. L'adaptation est difficile. Alors l'État a joué son rôle d'actionnaire en rajoutant beaucoup de crédits pour rééquilibrer les comptes de l'entreprise. Simplement, il faut s'organiser pour être à la taille nécessaire de l'entreprise. Il y a donc, encore, des départs, mais je crois qu'il y a un effort de solidarité avec les bassins d'emplois et puis les personnels seront tous individuellement reclassés. Il n'y aura pas de licenciement.

Quant aux constructions navales, c'est différent parce que là le marché ne baisse pas, et grâce au savoir-faire de la DCN, il y a des possibilités d'avoir des commandes en Europe. Nous en avons déjà et cela continuera. Il faut faire un effort sur la compétitivité par la concertation. Je fais confiance au directeur des constructions navales pour piloter la réorganisation, de manière à ce que la DCN trouve sa place dans l'industrie européenne.

TF1 : Le prochain grand rendez-vous de la rentrée, c'est cette journée d'appel du citoyen. Ce rendez-vous est-il toujours fixé au 3 octobre ?

Alain Richard : Absolument. J'espère que vous serez là puisque, comme vos confrères des grands médias, vous suivez bien nos dossiers, donc un peu dans l'esprit qui a rassemblé les Français sur les Champs-Élysées hier et avant-hier, c'est-à-dire une unité nationale et la croyance à certaines valeurs communes. Nous allons montrer à tous les jeunes qui deviennent citoyens, entre 17 et 18 ans, à quoi sert le système de défense, le rôle qu'ils peuvent y jouer, par exemple, en faisant une préparation militaire volontaire, en commençant leur première expérience professionnelle dans les armées et puis pour qu'ils comprennent le cadre de l'ensemble du système, et que, quand ils prennent ensuite leurs décisions comme citoyens, ils prennent en compte pleinement la valeur de défense qui est leur patrimoine commun.

TF1 : L'armée restera-t-elle un outil d'intégration et d'assimilation, de citoyenneté ?

Alain Richard : J'en suis persuadé. Souvent d'ailleurs, le ministre de l'éducation nationale m'en parle de façon un peu admirative. Les armées ont été un creuset de formation et notamment de prise en compte des jeunes qui avaient au départ un faible bagage et qui se sont formés, qu'il ne faut pas laisser perdre. Savez-vous, qu'aujourd'hui, la moitié des officiers qui servent dans l'armée française sont d'anciens sous-officiers ? La promotion à partir d'origine modeste, c'est quelque chose de très fort dans les armées, et il faut que cela se poursuive. Donc, à travers le recrutement de jeunes peu formés, à travers aussi le travail de reconversion, puisqu'il y aura des carrières courtes, je crois que l'armée restera une matrice de mise en orbite de jeunes avec des effets très constructifs et très positifs pour notre société.


France 2 – 14 juillet 1998

France 2 : Je voudrais vous demander votre commentaire sur ce défilé sur les Champs-Élysées.

Alain Richard : Il était, je crois, bien accompli ; l'entraînement, la forme des militaires étaient incontestables, et puis notre objectif était de faire apparaître deux choses : d'une part, nous avons des forces aujourd'hui qui sont prêtes à agir, qui sont prêtes à être déployés là où les pouvoirs publics l'auront décidé, parce que nous aurons des intérêts ou des choix politiques à défendre ; d'autre part, il y a aussi toute une composante européenne, et vous avez pu remarquer, bien sûr, que dans les formations aériennes qui ont volé au-dessus des Champs-Élysées, il y avait ce matin des avions britanniques, parce que c'est aujourd'hui le pays avec lequel nous sommes le plus avancés dans la coopération de formations communes.

France 2 : Vous avez beaucoup insisté, dans votre message, ce matin, sur la nécessité du maintien du lien armée-Nation. Craignez-vous que la professionnalisation des armées distende un peu ce lien avec la Nation ?

Alain Richard : Je ne le crains pas. Simplement, la responsabilité du chef de l'État et du gouvernement est de nous assurer que dans la durée, les Français se sentent autant concernés par le rôle de la défense à leur service, que lorsque les jeunes faisaient leur service militaire. Je rappelle qu'il y en a encore 110 000 qui servent sous les drapeaux aujourd'hui, parce que cette réorganisation en profondeur va prendre six ans, il y en a à peu près deux qui sont passés et donc, nous avons encore grandement besoin des appelés.

Mais, dans la durée, il faut que les Français, notamment quand ils sont jeunes, se forment comme citoyens et puis, ensuite dans leur vie d'adulte, aient le sentiment qu'ils ont aussi une part de responsabilité et une part de solidarité à avoir vis-à-vis des militaires travaillant pour eux.

France 2 : Nous allons beaucoup parler de technologies, de restructuration. J'ai remarqué qu'il n'y avait pas d'avions Rafale et de chars Leclerc dans le défilé. Cela veut dire que le gouvernement estime que la priorité ne va plus à l'armement de haute technologie ?

Alain Richard : Certainement pas. Les Leclerc ont défilé l'année dernière et les Rafale sont régulièrement en démonstration et on les verra encore dans les prochains mois, à mesure que la série s'avance. C'est simplement que, ce matin, le thème était plutôt la mobilité des armées et la mobilité au sol, aidée, bien sûr, par l'armée de l'air et par la marine. C'était donc, simplement, une affaire de circonstance et un choix de présentation.

Mais au contraire, nos industries de défense continuent à être, dans l'ensemble, très performantes, très compétitives : nous avons exporté en 1997 pour 40 milliards de matériels de défense, ce qui n'est pas un titre de gloire en soi, ça veut simplement dire qu'il y a d'autres armées qui s'équipent et qui font confiance aux industriels français. Donc, la grande majorité de nos industries sont aujourd'hui très avancées. Elles mettent en oeuvre des technologies de pointe et savent aussi travailler dans le civil. Prenez Aerospatiale, prenez Thomson-CSF, vous savez bien qu'ils ont de nombreux développements dans le civil.

Il nous reste, c'est vrai, un effort d'adaptation à faire pour des industries comme GIAT Industries qui a été défavorisée par le fait que son marché a beaucoup baissé du fait de la fin de la guerre froide. Mais déjà, du bon travail a été fait à GIAT Industries et j'ai confiance dans les dirigeants et les salariés de GIAT Industries pour finir cette transition. Et puis, il y a aussi un travail de modernisation à faire du côté de la direction des constructions navales.

France 2 : Vous avez annoncé, il y a quelques jours, que la moitié pratiquement des effectifs de GIAT Industries allait disparaître, en tout cas que des emplois allaient être supprimés. C'est une contradiction avec un record de vente d'armes. Est-on arrivé cette fois-ci au bout, ou y aura t-il encore d'autres restructurations industrielles à attendre ?

Alain Richard : D'abord, ce n'est pas moi qu'il l'ait annoncé. C'est le président de l'entreprise. Ensuite, il s'agit d'une suppression étalée sur quatre ans de 3 500 emplois et il en restera 6 700. Et, enfin, on veut justement que l'entreprise puisse exporter sans perdre d'argent alors que le marché a vraiment baissé – il y a besoin de moins de blindés lourds, d'artillerie qu'il y a dix ans parce que les conflits ne sont plus les mêmes –. Donc, il faut bien que GIAT Industries s'adapte. Le gouvernement a fait face à ses responsabilités financières en redonnant des crédits très importants à GIAT Industries, mais il faut qu'ensuite, sur le long terme, l'entreprise s'adapte à la taille de son marché.

France 2 : Il n'y a pas que GIAT Industries qui connaisse des difficultés aujourd'hui. Il y a la direction des chantiers navals, la DCN. Vous avez confié la réparation du « Var » à un chantier privé plutôt qu'aux arsenaux nationaux, pourquoi ?

Alain Richard : Parce que les constructions navales militaires françaises doivent pouvoir exporter – elles le font d'ailleurs –, mais aussi faire un effort sur les prix. Là, il s'agissait de la réparation d'un bateau, certes militaire, mais qui est un simple pétrolier, qui n'était pas prévu dans le plan de charge, puisque c'est le résultat d'un accident. Il m'a semblé logique de faire au meilleur prix ; à la fois il y avait un enjeu financier immédiat, un enjeu de délai aussi parce que ce pétrolier doit repartir dans le Pacifique et que la DCN proposait plus de délai pour le réparer. Sur le fond, ça veut surtout dire que la DCN, les constructions navales, donc militaires françaises, ont toute leur place dans l'industrie européenne, à condition de faire un effort sur les prix.

France 2 : Mais il n'y aura pas d'abandon de la DCN ? Ce n'est pas l'abandon par les autorités françaises du soutien ou des réparations ?

Alain Richard : Franchement, si l'objectif avait été d'abandonner, je n'aurais pas pris cette responsabilité en sachant que j'allais ouvrir un conflit. C'est précisément pour montrer aux cadres et aux salariés de la DCN qu'avec un effort, en se ressaisissant, en cherchant d'abord la satisfaction de ceux pour qui ils travaillent, cette maison, parce qu'elle a des capacités techniques remarquables, a tout son avenir. Simplement, il fallait prendre un virage, je l'ai pris.

France 2 : On parle, vous en avez-vous-même beaucoup parlé, de restructuration de défense européenne. Pourtant, vos partenaires ont l'air de se faire tirer l'oreille, même avec celles qui marchent justement.

Alain Richard : Oui, mais là vous entrez dans les conflits d'intérêts. Si nous parvenons, comme je l'espère, à faire une fusion dans l'industrie aéronautique et spatiale de toute l'Europe, nous aurons fait quelque chose qui n'a été fait dans aucune grande industrie européenne, on l'aura fait en plus pour une industrie qui a, c'est évident, une charge symbolique, un attachement de chaque pays. Maintenant, on est entrés dans la vraie discussion, c'est une discussion d'affaires. Laissez-moi vous dire qu'entre British Aerospace, Dasa – la grande firme allemande – Aerospatiale, Dassault et quelques autres qui peuvent être présents dans ce jeu, il y a de sérieux conflit d'intérêts. Donc, quand il y a des conflits d'intérêts, des négociations importantes qui se déroulent, on utilise aussi la presse pour faire passer son message.

France 2 : Mais si on doit s'associer à British Aerospace ou aux Allemands de Dasa, il ne va plus y avoir d'industrie de défense française ?

Alain Richard : Nous sommes en train de construire l'Europe. Figurez-vous que dans le domaine économique, cela fait bientôt cinquante ans que nous avons commencé, et c'est quarante et quelques années plus tard que nous avons fait la forme politique de l'union économique avec l'euro. Je suis convaincue que, à la fois en faisant de l'entraînement et des démarches communes – le groupe aérien, le corps européen, la brigade franco-allemande, etc…, et puis à l'autre bout en passant par, ce que j'appelle parfois la quincaillerie – c'est-à-dire tout le matériel qui progressivement, sera fait en commun, les prochaines frégates avec nos amis italiens et britanniques, les hélicoptères avec les Allemands – dans dix, quinze ans, nous aurons encore progressé dans la mise en commun aussi de nos objectifs politiques, et nous irons vers une défense commune. C'est cela que nous sommes en train de faire.

France 2 : Mais ne sera-ce pas une sorte de perte d'indépendance nationale ?

Alain Richard : Ce sera la constitution d'une grande puissance. Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais je préfère que mes enfants vivent dans une grande puissance, et puis ça correspond à toute une trajectoire historique dans laquelle nous sommes placés. Il ne faut pas maintenant que nous reculions devant nos responsabilités. Il y a une super puissance dans le monde, nous voyons les inconvénients que cela présente. La presse met en évidence, à différents moments, et vous avez raison, que d'autres puissances moyennes comme la France, comme nos amis britanniques ou allemands, sont amenés à se situer par rapport aux décisions prises par la super puissance. Voulons-nous, à terme, et dans les conditions amicales d'ailleurs, vis-à-vis des Américains, pouvoir jouer notre rôle de façon autonome ? Cela, c'est l'Europe.