Interviews de M. Lionel Jospin, candidat PS à l'élection présidentielle 1995, à "Ouest-France" le 14 avril 1995, à France 3 le 16 avril, à RTL le 17 et dans "Le Progrès" le 18, sur sa campagne, le soutien de M. Mitterrand, sur la fonction de Président de la République, sur le maintien des Casques bleus en Bosnie, et sur ses propositions en matière sociale.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Ouest France - France 3 - Emission Le Grand Jury RTL Le Monde - Le Progrès

Texte intégral

Ouest-France : 14 avril 1995

Ouest-France : Les turbulences monétaire : perturbent l'économie mondiale. Quelles mesures faudrait-il prendre ?

Lionel Jospin : Au-delà des mesures conjoncturelles de lutte contre la spéculation et de l'action concertée des pays et des banques centrales, nous devons absolument reconstruire un système monétaire international. Je m'inscris sur ce plan dans l'héritage du général de Gaulle, ce qui ne me semble pas être le cas de Chirac et Balladur.

Ouest-France : L'autre grande turbulence est sociale et française. Si vous étiez président, que feriez-vous face aux grèves ?

Lionel Jospin : Je proposerai une démarche globale au sein d'une conférence nationale salariale. Cette conférence devrait permettre, avant l'été, de fixer un cadre et de tirer les leçons de la discussion contractuelle entre le patronat et les syndicats. Mais il faut faire en sorte que tous les salariés bénéficient de la croissance, donc que les salaires augmentent de manière maîtrisée. Cette conférence nationale qui réunirait les partenaires sociaux, mais aussi l'État employeur, éclairerait les discussions et le cadre dans lequel elles se dérouleraient, étant entendu qu'il faut une croissance régulière et maîtrisée des salaires qui évite de réenclencher un processus inflationniste.

Ouest-France : Sur l'emploi, on vous reproche parfois un manque d'audace. Pourquoi n'avoir pas poussé la réduction du temps de travail aux 35 heures, voir la semaine de quatre jours ?

Lionel Jospin : Si j'avais dit trente-cinq heures tout de suite, on aurait crié à l'irréalisme. Les chefs d'entreprise n'auraient pas été prêts à négocier et il y aurait blocage. Si j'avais dit, mon objectif c'est trente-cinq heures à la fin du quinquennat, on aurait pensé : il y a le temps. La perspective est bien d'aller vers les trente-cinq heures ou la semaine de quatre jours, je ne sais pas à quel rythme. Mais je précise : à l'échéance de deux ans, la durée légale du travail sera ramenée à trente-sept heures. Je sors ainsi de l'objectif immédiat qui paralyse ou de l'objectif trop lointain qui immobilise.

Ouest-France : Votre programme paraît assez discret sur le chômage de longue durée. Pourquoi cette impasse ?

Lionel Jospin : Détrompez-vous, je ne fais pas l'impasse. Mais cela ne passe pas par des allégements de charges ciblés, coûteux et sans effet réel sur l'emploi. Je propose, pour les jeunes, de reprendre les programmes de qualification pour l'emploi (programme Paque mis en place par Martine Aubry) qu'Édouard Balladur, avec la complicité de Jacques Chirac a supprimé en 1994. Et je vous rappelle qu'en 1992, c'est avec de telles mesures, que Pierre Bérégovoy avait initiées, que le nombre de chômeurs de longue durée à baissé. Avec Balladur et Chirac, il représente 37 % des chômeurs, record absolu, contre 30 % en 1993, et le chômage de plus de deux ans a progressé de 25 % en un an.

Ouest-France : Êtes-vous prêt à rétablir l'autorisation administrative de licenciement ?

Lionel Jospin : Mon premier souci est de renforcer les moyens des services de l'inspection du travail. Mais il faut aussi examiner d'autres variables d'ajustement que l'emploi ou les salaires, par exemple, un mécanisme d'alerte obligeant à la concertation, inspirons-nous de la réforme des plans sociaux qu'avait initiée Martine Aubry… Mais les entreprises doivent changer de comportement, sinon les contraintes seront plus fortes.

Ouest-France : Vous proposez une revalorisation des retraites. Ne craignez-vous pas d'alimenter ainsi un choc de générations ?

Lionel Jospin : Mon attention se porte en priorité sur ceux qui ont eu des vies particulièrement dures et qui ont des pensions modestes. Je suis sensible tout particulièrement au sort des femmes seules. C'est pourquoi je propose que le taux de pension de réversion passe à 60 %. Et puis, je ne vois pas pourquoi, alors que les salariés réclament légitimement leur part de la croissance, les retraités devraient être écartés de cette redistribution et voir leur pouvoir d'achat stagner. Ils sont des consommateurs, ils peuvent participer à cette relance qui créera des emplois pour les jeunes.

Ouest-France : La Sécu est exsangue. Etes-vous prêt à la chirurgie ?

Lionel Jospin : Non. Je pense qu'il faut garantir les ressources de la Sécurité sociale et maîtriser les dépenses de santé. La chirurgie, c'est le projet de Chirac et de Balladur qui préparent une Sécurité sociale à deux vitesses et une privatisation partielle, tant pour l'assurance-maladie en distinguant assurance et solidarité et en baissant le niveau des remboursements, que pour les retraites, en créant des fonds de pensions. Cela, je le refuse absolument. La maîtrise des dépenses de santé, qui est le contraire du rationnement, doit s'appuyer sur le généraliste et l'hôpital public aujourd'hui injustement attaqués par la droite. Quant au financement, j'ai proposé l'élargissement de la CSG aux revenus du capital, à l'exception de l'épargne populaire. Je suis le seul à dire clairement comment seront financés les allégements des charges sur les bas salaires pour relancer l'emploi. Je garantis les ressources là où les autres veulent les réduire ou cherchent à tromper les Français, comme Chirac, en augmentant la TVA après les élections.

Ouest-France : La plupart des pays occidentaux ont réduit leur budget Défense : la France devrait-elle en faire autant ?

Lionel Jospin : Nous devons tenir compte des modifications importantes de l'équilibre stratégique du monde. Pourquoi maintenir un système de défense orienté vers une menace idéologique qui n'existe plus ? Ce serait absurde. Par contre, les structures et l'équipement de notre armée doivent être adaptés à ces conflits régionaux multiples et dispersés. Je demanderai au gouvernement de soumettre au Parlement une nouvelle loi de programmation, basée sur des choix stratégiques clairs, permettant de savoir quels seront les grands programmes qu'il est nécessaire de réaliser, et ceux auxquels on pourrait renoncer sans inconvénients pour notre sécurité. Un point cependant : je maintiendrai la dissuasion nucléaire, étant entendu que le moratoire sur les essais nucléaires sera prorogé.

Ouest-France : Considérez-vous que l'immigration soit un problème en voie d'être réglé ? Ou contestez-vous la politique actuelle ?

Lionel Jospin : Notre pays a une extraordinaire capacité d'intégration comme en témoigne une récente étude de l'Ined. Il faut poursuivre cette politique d'intégration. Mais s'il faut lutter sans faiblesse contre l'immigration clandestine, il ne s'agit pas de transformer toute personne étrangère en exclu potentiel. Je demanderai au Parlement l'abrogation des lois Pasqua sur la nationalité pour en revenir à la tradition républicaine du droit du sol, et l'abrogation des dispositions discriminatoires des lois sur les contrôles d'identité et le séjour.

Ouest-France : Vous vous jugez « plutôt mieux armé » que Jacques Chirac pour exercer la fonction présidentielle ? Pourquoi ? Et diriez-vous la même chose par rapport à Édouard Balladur ?

Lionel Jospin : Comme Jacques Chirac, j'ai dirigé un grand parti. J'ai été ministre d'État et numéro 2 du gouvernement pendant quatre ans. J'ai géré le premier budget de la nation : 20 % du budget de l'État, et près de 250 milliards de francs. J'ai donc une grande expérience du fonctionnement des institutions et du gouvernement. Sur les sujets essentiels, j'ai des convictions, stables, assurées, claire. Jacques Chirac, lui change régulièrement d'avis : un jour travailliste, un jour libéral, un jour avec Séguin, un jour avec Madelin. Cette instabilité n'est pas, pour assurer la plus haute charge de l'État, une « qualité » qui rassure ! Quant à Édouard Balladur, il montre dans cette campagne que son expérience de la rencontre avec le peuple est limitée. Il ne connait de la nation que le confort des cabinets ministériels et des conseils d'administration, où l'on est nommé plutôt qu'élu. Le président de la République n'est pas un gestionnaire précautionneux et notarial, c'est un homme qui, en phase avec son peuple, fixe le cap et ouvre une perspective.

Ouest-France : Comment fait-on pour être « président-citoyen » comme vous dites ? La présidence n'est-elle pas, par excellence, une fonction d'autorité ?

Lionel Jospin : Le président de la République doit assumer sa charge avec fermeté : il doit choisir et décider ; il est le garant de l'unité nationale. Mais, aujourd'hui, nos concitoyens attendent du premier responsable de l'État qu'il soit accessible, qu'il accepte le débat, qu'il soit, au sens fort du mot, responsable. C'est cela le président-citoyen : c'est renouveler et enrichir notre démocratie. Veillons à ne pas confondre l'autorité et l'autoritarisme.

Ouest-France : Quel est le principal handicap de la gauche aux yeux des Français ?

Lionel Jospin : Nous n'avons pas su régler la question du chômage. Certes, nous avons poursuivi, et même, grâce au RMI, conforté la protection sociale. Nous avons modernisé le pays, restauré la compétitivité de nos entreprises, maîtrisé l'inflation, redressé le commerce extérieur. Mais, le chômage nous en portons le poids, aujourd'hui encore. Et puis nous n'avons pas toujours été fidèles à nos valeurs, à nos idéaux, nous avons tardé à tirer les conséquences des dérives personnelles de certains. Même si cela n'a rien à voir avec ce gouvernement dont trois ministres ont dû démissionner.

Ouest-France : Où passent aujourd'hui les vrais clivages droite-gauche ?

Lionel Jospin : Je ne crois pas que les clivages fondamentaux aient changé. Les antagonismes paraissent moins caricaturaux les socialistes ont admis l'économie de marché, les conservateurs une part de social. Au-delà de la confusion que cherchent à entretenir les candidats du RPR par leur discours, les actes parlent. Les valeurs de référence gardent leur permanence. Nous n'avons pas la même conception de la République et de la citoyenneté, nous ne déclinons pas de la même façon la justice sociale, nous n'avons pas la même conception de l'égalité.

Ouest-France : Vous êtes plus attaqué – jusqu'à présent – par les autres candidats de gauche que par ceux de droite : pourquoi ?

Lionel Jospin : Il faut dire que les duettistes du RPR passent beaucoup de leur temps à se critiquer. Et ils veulent l'un et l'autre, au-delà de leur querelle personnelle, dérisoire quand on constate la convergence de leurs programmes, laisser croire aux Français que cette élection présidentielle se joue à droite. L'attirance manifeste, je dirai déraisonnable, des médias sur ce duel vaudevillesque a pu renforcer ce phénomène. Mais je suis certain qu'au second tour les vrais enjeux vont apparaître et le débat va changer de nature.


France 3 : dimanche 16 avril 1995

C. Matausch : Pour la deuxième fois, c'était hier soir au cours d'une rencontre informelle, F. Mitterrand a déclaré qu'il voterait pour vous. Vous jugez son soutien trop timide, trop tardif ?

L. Jospin : Mais pourquoi posez-vous les problèmes en ces termes ? Le président de la République termine son mandat. Il a des convictions, il les a exprimées, il a dit son vote en ma faveur. Je crois que ça éclaire un certain nombre de nos concitoyens. Je ne crois pas qu'il soit souhaitable de lui en demander plus. En tout cas, moi je ne procède pas ainsi parce que, ce que je pense profondément c'est quand vous êtes candidat à l'élection présidentielle, ce qui est important c'est ce que vous proposez au pays, ce que vous proposez aux Français. C'est la façon dont vous vous tournez vers l'avenir et donc c'est ma démarche.

C. Matausch : Vous voulez également prendre des distances avec des années Mitterrand ?

L. Jospin : Non. Je pense qu'on pourrait peut-être penser à d'autres aspects qui sont ceux du dialogue avec les Français et ce qu'ils attendent du candidat. Votre façon de vous tourner en permanence vers le passé ne correspond pas, à mon avis, à ce qu'est l'importance de cette élection.

G. Leclerc : F. Mitterrand vous avait apporté son soutien de façon claire. On avait bien compris. Puis apparemment c'est le PS qui lui a demandé d'en faire plus, et apparemment vous…

J. Jospin : … La position de F.  Mitterrand me paraissait claire. Ma campagne, elle est claire. C'est même un de mes mots d'ordre. Donc je crois qu'on peut en rester là.

G. Leclerc : Maintenant vous vous placez dans une perspective d'ores et déjà de second tour. Vous n'êtes pas un peu trop confiant tout de même alors que le premier tour n'est pas passé !

J. Jospin : Pas du tout. Je ne sais pas où vous avez entendu cela, et vous ne m'entendez pas parler ainsi ce soir. Les choses ne sont pas faites. Il y a un certain nombre de sondages qui donnent des indications bien sûr. Peut-être simplement parce que les Français au fond ne portent plus le même intérêt que vous avez porté longuement à ce débat entre deux candidats qui sont tellement proches l'un de l'autre, qui viennent du même parti, J. Chirac et E. Balladur, les Français s'intéressent à ce que je propose, à un débat plus large sur des conceptions et des propositions différentes. Comme j'aborde des questions fortes, des questions concrètes, par exemple la diminution du temps de travail, je suis le seul à aborder ces questions, alors je crois qu'ils commencent à se tourner vers une autre perspective.

G. Leclerc : Prenons, par exemple, le dossier social. On a vu aujourd'hui que P. Seguin dialoguait avec J. Delors sur ces questions, avec quelques convergences, a-t-on remarqué. Quelle serait la différence entre vous et J. Chirac sur le plan social ?

L. Jospin : Mais le dialogue dont il s'agit, s'il s'agissait d'un entretien dans le Journal du Dimanche. J. Delors a insisté sur un point très important dans ce débat : le rôle que l'État devait jouer pour contribuer à lutter conte le chômage, à faire des propositions sur l'emploi. Par exemple, je suis le seul à proposer une diminution de la durée du travail. Ni J. Chirac ni E. Balladur ne le proposent.

G. Leclerc : 37 heures sur deux ans, rappelons-le.

L. Jospin : 37 heures sur deux ans, avec comme perspective d'aller au-delà. Mais zéro heure sur 20 ans, ce qui est la position d'E. Balladur et de J. Chirac, ça ne fait pas beaucoup avancer les choses. Je suis le seul à proposer quatre grands programmes de création d'emplois avec une impulsion de l'État, naturellement des entreprises qui doivent prendre leurs responsabilités, des collectivités locales qui peuvent servir. Ça, ce sera très important, notamment pour les jeunes, dans le domaine du logement, du logement social, dans le domaine de l'environnement, dans le domaine des emplois de proximité, dans le domaine de l'humanitaire… Voilà, sur deux points très concrets, une démarche volontariste. Ça a d'ailleurs été chiffré par un organisme économique indépendant, l'OFCE, et qui a dit très clairement qu'entre les propositions d'E. Balladur, les propositions de J. Chirac et les propositions que je fais, il y avait une très grande différence : que celles que je faisais créaient, et de beaucoup, le plus d'emplois. Donc je pense qu'il faut une bonne économie pour pouvoir faire du social. C'est ma démarche.

C. Matausch : Ce week-end, deux Casques bleus français ont trouvé la mort à Sarajevo. Ce qui relance le débat sur le retrait de la FORPRONU. Votre analyse : pris au piège, les Casques bleus doivent se retirer de Bosnie ?

L. Jospin : Avant l'analyse, il y a l'émotion et la colère devant la mort de ces deux hommes jeunes, surtout qu'ils étaient là pour la paix, pour protéger la population. C'est la première chose que je veux dire. Ensuite l'analyse, ou plutôt la préparation de l'action. Si le gouvernement français pense que le plan de contact est la bonne approche, il est peut-être trop tôt pour commencer à envisager le retrait. Ou alors c'est qu'on ne croit pas à la solution politique qu'on esquisse soi-même. Je pense qu'il faudrait d'abord explorer les voies d'une plus grande fermeté vis-à-vis de nos interlocuteurs. Notamment vis-à-vis des Serbes et des milices serbes de Pale, pour essayer de faire avancer cette solution du plan de contact, c'est-à-dire au fond la solution diplomatique.

C. Matausch : Qui est en panne.

L. Jospin : Oui qui est en panne. Mais c'est la politique qu'a choisie le gouvernement français. Et donc je ne comprends pas qu'il envisage d'en changer comme ça instantanément. Si on pense que cette politique effectivement ne peut pas déboucher, comme j'ai eu l'occasion de le dire publiquement, de l'écrire aussi, à ce moment-là il faudra envisager le retrait de nos Casques bleus, et il faudra aussi envisager la levée de l'embargo vis-à-vis de la Bosnie. Mais on voudrait un peu de clarté de la part du gouvernement.


RTL-Le Monde : 17 avril 1995

Passages importants

La France et la Bosnie

La politique du gouvernement français est fondée sur l'espérance (…). Mais ne faut-il pas entourer cette politique d'actes de fermeté si l'on veut qu'elle débouche ? (…) Pour le moment, il y a blocage (…). Si je suis élu président de la République, je veillerai à ce que cette politique débouche. Si elle ne débouche pas, il faudra nécessairement ouvrir une autre hypothèse (…).

Question : Les soldats français ne se retrouvent-ils pas dans un piège ?

Réponse : Pas du tout ! (…) Au nom de la communauté internationale, nous sommes, avec d'autres Casques bleus (…), intervenus dans l'ex-fédération yougoslave pour apporter la paix et éviter que des massacres ne se produisent (…). Ceux qui voudraient empêcher ce processus de paieraient très cher (…).

J'ai été surpris de constater que, sur la base d'une émotion que, certes, je comprends, le ministre de la défense, apparemment sans en avoir référé ni au président de la République ni au Premier ministre, avait l'air d'envisager un retrait. C'est pourquoi je l'ai interpellé (…). Cela dit, il est intéressant de constater qu'il juge aujourd'hui (…) « peu convenable » ce retrait. (…)

Le rapport de Jacques Attali

Question : Le rapport qu'a rédigé Jacques Attali pour les Nations unies et qui dénonce la prolifération des déchets nucléaires peut-il remettre en cause le nombre et le fonctionnement des centrales nucléaires qui, en France, fabriquent de l'électricité ?

Réponse : La situation a en effet de quoi alarmer. On a vu des trafics à partir de la Russie et d'autres pays de l'Est en direction de l'Europe occidentale, notamment de l'Allemagne (…). Mais les différents problèmes doivent être distingués (…).

Rappelons tout d'abord qu'un traité de non-prolifération des armes nucléaires a été signé il y a 25 ans. Les puissances occidentales se disent qu'il faudrait la renouveler une fois et lui donner un caractère permanent. Cela est évidemment discuté par un certain nombre de pays du tiers monde et par d'autres qui se trouvent au seuil de la dotation de l'arme nucléaire. (…)

Le président de la République a décidé que la France ne reprendrait pas ses essais nucléaires tant que d'autres puissances auraient la même attitude. En tant que candidat à la Présidence de la République, je reste sur cette position. (…) Élu président, je ne reprendrai pas les essais nucléaires. (…)

Cette position est plus féconde pour la situation internationale de la France (…) que l'indécision de M. Chirac et de M. Balladur. (…)

Quand aux trafics de déchets (…), l'Agence atomique internationale et les services secrets des différents pays ainsi que leurs polices doivent, par la concertation, mener une action extrêmement vigoureuse (…).

Les risques de trafics ne viennent pas des centrales nucléaires françaises (…).

La raison d'État

La raison d'État dans un pays démocratique reste la raison d'État d'un pays démocratique. Donc elle s'explique, on l'explique, on la justifie (…) devant les instances parlementaires, voire devant l'opinion (…). Ce n'est pas un droit à faire ce que l'on veut.

La campagne électorale

Question : Comment qualifieriez-vous la campagne électorale ?

Réponse : D'intense (…), en tout cas en ce qui me concerne. Pour moi, elle a représenté un investissement physique, intellectuel et, à beaucoup d'égards, affectif.

Question : M. Mitterrand a trouvé que la campagne était « un peu terne ». Qu'en pensez-vous ?

Réponse : Je constate qu'il ne le dit plus. (…)

Quand à M. Balladur et à M. Chirac, formés dans le même sérail (…) et appartenant à la même formation politique, je ne pense pas qu'ils puissent prétendre représenter devant le pays des conceptions de la société, des politiques et des projets alternatifs. (…)

À partir du moment où, entré avec plus de retard dans la campagne pour des raisons qui n'étaient pas de mon fait, j'ai pu déployer mes arguments (…), les choses ont un peu changé de nature. On le voit aux sondages (…).

Jacques Chirac a-t-il changé ?

Question : Qu'est-ce qui vous fait dire que Jacques Chirac n'a pas changé ?

Réponse : Jamais je ne me permettrai de dire que Jacques Chirac ne change pas : au contraire, il change très souvent – c'est une de ces caractéristiques (…).

Quand on entre dans le concret, on s'aperçoit que les propositions de Jacques Chirac ne sont jamais cohérentes avec l'affirmation générale (…). Que l'on se réfère aux mesures fiscales qu'il préconise ! (…) S'agissant du logement, 60 000 personnes attendent toujours sur les listes prioritaires des logements HLM de Paris ! (…)

M. Balladur (…) et M. Chirac, en disant tous les deux qu'ils ne dissoudraient pas l'Assemblée nationale s'ils étaient élus, font naître un grand scepticisme quand au devenir des mesures qu'ils préconisent car la majorité actuelle est une des majorités les plus à droite que notre pays ait connues depuis longtemps (…). Il y a une contradiction entre cette majorité et l'idée qu'avec M. Balladur et M. Chirac, il pourrait y avoir une autre politique (…).

Quant à moi, je suis plus cohérent (…). Non seulement je propose une autre politique (…), mais je dis aussi que, si je suis élu, je dissoudrai l'Assemblée nationale pour avoir une autre majorité.

MM. Balladur et Chirac proposent un allégement des charges des entreprises. Moi aussi, mais sur les bas salaires (…). Je propose par ailleurs d'augmenter la fiscalité des revenus du capital afin que celle-ci soit plus équitable en comparaison de l'imposition existant dans les autres pays européens (…).

Lionel Jospin, Arlette Laguiller et Robert Hue

Arlette Laguiller et Robert Hue parlent pour leur propre mouvement (…). En ce qui me concerne, je représente non seulement les socialistes, mais aussi le Mouvement des citoyens, Radical, un mouvement écologique et un certain nombre de personnalités, y compris d'anciennes sensibilités communistes (…). Il s'agit là d'une première esquisse de rassemblement (…).

Je ne peux pas me permettre de critiquer Arlette Laguiller ou Robert Hue car j'ai une vocation différente de la leur (…). En effet, j'ai vocation à être présent au second tour pour représenter l'ensemble des forces de progrès et pour essayer de les faire gagner (…).

La crédibilité des propositions de Lionel Jospin

Les grandes réformes qui ont été faites avant la guerre et au lendemain de celle-ci l'ont été par les socialistes (…). C'est un argument décisif. (…) S'il reste des réformes sociales à opérer, face à des problèmes qui ont désormais pris plus d'ampleur – je pense, par exemple, aux sans-domicile fixe –, c'est qu'elles n'ont pas encore été faites (…).

Je prends l'engagement que la durée légale du travail sera, dans le cas où je suis élu, de 37 heures en 1997. (…)

Le second tour

L'élection présidentielle ne va prendre véritablement son sens qu'au second tour. (…) Je ne considère pas comme acquis le fait que je serai présent au second tour. C'est pourquoi il faut rassembler (…). Il est impossible d'imaginer que l'on ait un second tour avec deux candidats 100 % à droite et qui, par surcroît, appartiennent au même parti (…).

Que doit être le président de la République ?

Un président de la République doit être un homme qui aime la France mais qui aussi aime et comprend les Françaises et les Français, qui connaît la société dans sa diversité (…). C'est un homme qui doit avoir une certaine idée de l'avenir de notre pays, et notamment être capable de comprendre que dans le monde tel qu'il est, c'est sur l'éducation, la recherche et la compétition des intelligences que cet avenir se construit. (…) C'est un homme qui doit avoir le souci de la cohésion sociale. (…) Je veux que les deux France (…) puissent se regarder, se parler et évoluer ensemble, en rapprochant bien sûr la seconde de la première. (…) Ce doit être un homme qui veille à ce qu'il y ai des règles communes. (…) Les valeurs de la République doivent être respectées par toutes et tous, quelle que soit la place de chacun dans l'échelle sociale. (…) Ce doit être un homme capable de défendre la France dans les instances internationales et de mener une grande politique européenne. (…) Un homme capable d'être président de la République ne peut pas être inconstant. (…)

Pour une conférence nationale sur les salaires

On ne pourra pas faire une politique plus sociale, plus juste (…) si l'on ne fait pas une bonne économie. (…) Les Français demandent que la puissance publique joue son rôle. (…) Mais si l'État est le seul à agir, la société ne bouge pas. (…) Il faut une mobilisation des acteurs sociaux. (…) Cela veux dire qu'il faut laisser une place à la politique contractuelle. (…) Je constate que la question salariale est posée par tous les candidats, même si je pense que j'ai été le premier à la poser. (…)

M. Chirac dit qu'il est favorable à l'augmentation du salaire direct mais aussi à une diminution du salaire indirect, c'est-à-dire des charges qui financent la protection sociale, ce qui risque de poser un problème pour l'avenir de celle-ci. Voilà encore une différence très claire entre nous. (…)

Il serait souhaitable de réunir avant l'été une conférence nationale sur les salaires. (…) On a intérêt à avoir une augmentation maîtrisée des salaires pour éviter une relance de l'augmentation des prix. (…) Ces augmentations de salaires doivent être négociées de telle façon qu'elles ne mettent pas en péril l'économie et qu'elles ne relancent par l'inflation. (…)

L'autonomie de la Banque de France

Je n'étais pas extrêmement partisan de cette autonomie de la Banque de France qui n'était pas dans la tradition française. (…) Elle fait partie des accords de Maastricht. (…) Je respecte la démocratie et la parole de la France. (…) C'est pour le moment une donnée. Ce qui m'importe, c'est que nous allions progressivement vers la monnaie unique. (…)

Je comprends qu'Henri Emmanuelli, comme leader du Parti socialiste, se soit exprimé comme il l'a fait. Cela ne me choque pas du tout. Mais je considère que le candidat à l'élection présidentielle que je suis n'a pas à entrer dans une polémique ou dans une discussion avec le gouverneur de la Banque de France. (…)

La responsabilité de la Banque de France (…) est de s'occuper de la stabilité de la monnaie. (…) Ce sont les autorités politiques qui ont compétence pour définir la politique budgétaire et fiscale, et même pour certains aspects de la politique monétaire. (…) La valeur de notre monnaie, ce n'est pas la Banque de France qui la fixe, c'est le Gouvernement. (…)

L'Europe et les services publics

Je suis un Européen convaincu et je suis un défenseur convaincu du service public. (…) Je suis favorable à la conception française du service public et contre les demandes de privatisation ou de déréglementation qui viennent des instances européennes. (…) Je pense qu'il faudrait développer à l'échelle européenne une sorte de charte des services publics. (…)

L'État impartial

Les actes éclairent les paroles et les engagements. (…) J'ai été ministre de l'éducation nationale pendant quatre ans. (…) J'ai traité la haute fonction publique avec respect et impartialité dans mes choix. (…) Personne ne m'a accusé de faire des choix partisans. (…) Le rôle de l'État est d'être impartial. (…) Le phénomène du pantouflage me préoccupe. (…) Il faut le limiter. (…) On peut prendre beaucoup de mesures pour rendre l'État impartial. (…)

Ce qui pratiquement sûr, c'est que soit avec M. Balladur, soit avec M. Chirac, l'État ne serait pas impartial. Ils l'ont dit l'un et l'autre et ils se connaissent bien ! (…) On les a vu faire dans les nominations et dans la composition des noyaux durs des entreprises publiques qu'ils avaient privatisées. (…) C'est un motif d'inquiétude. (…)

L'hôpital public et les dépenses de santé

Attention à ne pas faire des choix qui paraissent justifiés économiquement mais que l'on va payer d'un coût humain tel qu'il y aura des drames et que l'on reviendra sur les mesures prises devant l'émotion de la population. (…) De petites structures hospitalières pourraient servir de lieux d'accueil pour ceux qui souffrent de maladies nouvelles comme le sida. (…) Il faut discuter sur la base de schémas régionaux (…) et reconnaître l'importance de l'hôpital public. (…) J'en suis un défenseur et les deux candidats de droite (…) en font le bouc émissaire des problèmes actuels. (…)

J'ai accepté l'idée que l'on devait maîtriser les dépenses de santé. (…) Evitons les gaspillages en gardant la même qualité de soins. (…)


Le Progrès : mardi 18 avril 1995

Le Progrès : Vous êtes entré tardivement en campagne cinq jours du premier tour, avez-vous le sentiment d'avoir rattrapé le temps perdu ?

Lionel Jospin : Le temps perdu ne se rattrape jamais. Il aurait sans doute mieux valu que j'entre en campagne plus tôt ; mais les circonstances politiques en ont voulu autrement. Malgré tout, je pense avoir pu déployer ma campagne avec force. Aujourd'hui j'ai un réel espoir de figurer au second tour.

Le Progrès : Le débat, au cours de cette campagne est-il à la hauteur du scrutin et conforme à ce que vous en attendiez ?

Lionel Jospin : Je suis déçu parce que la polarisation à laquelle se sont livrés les deux candidats de droite issus du RPR, a laissé entendre que le seul débat valable dans cette campagne était le leur. Il y a quelques jours ; lorsque pour la première fois, Édouard Balladur a critiqué mes propositions, certains ont même été surpris qu'il ait pu parler de moi.

Si on transforme une campagne pour l'élection présidentielle en une confrontation entre deux personnes qui viennent de la même famille politique, qui ont gouverné ensemble et qui ont le même programme, il ne faut pas s'étonner qu'elle soit décevante.

Le Progrès : En s'attaquant mutuellement, MM. Balladur et Chirac vous ont-ils laissé le champ libre ?

Lionel Jospin : C'est en expliquant mes thèmes de campagne et en imposant ma présence, que j'ai conquis progressivement l'espace ce qui permettra aux valeurs de progrès d'être présentes au second tour.

Le Progrès : La campagne se déroule sur fond de conflits sociaux. Or, cela ne semble pas profiter largement à la gauche…

Lionel Jospin : Ces conflits, qu'ils portent sur la revalorisation des salaires, la remise en cause des services publics ou, dans une moindre mesure, sur la réduction du temps de travail, démontrent surtout un réel mécontentement et une vraie inquiétude. Peut-être, aussi, un certain sentiment d'injustice que les gens peuvent éprouver lorsque certaines fortunes ou des revenus faciles sont étalés sur la place publique. Tandis que, dans le même temps, les Français qui ont une vie difficile et qui exercent des métiers très utiles sur le plan social, doivent se satisfaire de salaires nettement plus modestes.

Le Progrès : Les propositions et les promesses des candidats provoquent une grande attente chez les électeurs. N'y a-t-il pas là un danger pour la paix sociale si, ensuite, les Français sont déçus ?

Lionel Jospin : Je crois profondément que si M. Chirac devait être élu président de la République, il y aurait beaucoup de lendemains douloureux. Aujourd'hui il se livre à un véritable exercice de mystification politique ; il est donc normal que des comptes lui soient demandés.

En ce qui me concerne je n'ai pas fait de promesses vagues ou insistantes. J'ai énuméré des propositions qui ont généralement été qualifiées d'assez réalistes et que je suis en mesure de mettre en œuvre, qu'il s'agisse des 37 heures de travail hebdomadaire, du grand programme pour l'emploi mais aussi d'une progression maîtrisée des salaires dans le cadre organisé.

Le Progrès : La paix sociale passe aussi par les banlieues. Est-ce parce qu'elles ne sont plus un enjeu électoral qu'on n'en parle pas ou peu dans cette campagne ?

Lionel Jospin : Là encore, c'est un effet d'optique lié à la polarisation du débat entre Chirac et Balladur. Eux n'en parlent pas, mais le problème des banlieues est au cœur de la campagne ; la fracture sociale, l'exclusion, le chômage, le logement. Mois, j'apporte des réponses sur ces points et je propose un plan de reconstruction des quartiers dégradés qui passe par la relance du logement social, mais aussi la mise à niveau des services publics et de développement de l'emploi dans ces quartiers, dans cette nouvelle politique de la ville. Je prévois d'y consacrer 7 milliards de francs par an au cours des cinq prochaines années.

Le Progrès : Vous annoncez la fin des SDF dans les deux années à venir.

Lionel Jospin : Je crois qu'il faut immédiatement mettre en chantier de nouveaux programmes de logement social, de façon complémentaire à des opérations de restructuration des quartiers qui sont nécessaires. Et enfin, s'il faut réquisitionner les logements vides, mieux mobiliser les logements disponibles qui sont dans le patrimoine public.

Le Progrès : Êtes-vous certain de pouvoir faire, demain, ce que la gauche n'a pas pu faire pendant les dix années où elle a été au pouvoir ?

Lionel Jospin : J'ai une approche qui est à la fois novatrice sur certains dossiers mais en même temps réaliste. C'est peut-être la raison pour laquelle des observateurs ont qualifié mon programme de social-démocrate. Il vaut mieux en effet démarrer doucement mais continuer à avancer ; plutôt que démarrer très fort pour ensuite s'arrêter en route et ne plus rien faire pendant cinq ans. C'est pour cela que je propose le passage aux 37 heures de travail hebdomadaire dans deux ans, en laissant aux partenaires sociaux le temps de discuter et de négocier, pour aller ensuite vers les 35 heures à la fin du mandat. Un de mes principes dans cette campagne est de dire : je dis ce que je fais et je ferai ce que je dis.

Le Progrès : Dans les raisons de sa non-candidature Jacques Delors avait évoqué l'absence de conditions politiques pour appliquer son programme. N'avez-vous pas les mêmes craintes si vous êtes élu ?

Lionel Jospin : Je crois pour ma part que Jacques Delors ne s'est pas présenté essentiellement pour des raisons personnelles. Il y a ajouté des raisons politiques qui lui appartiennent. Moi, je suis candidat. Et si je le suis, c'est justement parce que je pense pouvoir rassembler une majorité autour de mes propositions et de la politique que j'entends mener.

Le Progrès : L'Europe est également peu présente dans cette campagne. La France préside l'Union européenne jusqu'en juillet prochain. Si vous êtes élu, quelle sera votre première initiative pour relancer et renforcer l'Union européenne ?

Lionel Jospin : Il y aura deux sujets prioritaires : la préparation de la conférence inter-gouvernementale de 1996 d'une part, fondamentale pour l'avenir de l'Union et son élargissement ; d'autre part, la relance des grands travaux européens pour associer la croissance et donner un contenu social à l'Union qui ne doit pas se résumer à un grand marché.

Le Progrès : Lors des élections européennes la situation en Bosnie avait focalisé l'attention des candidats. Aujourd'hui elle est absente du débat ; la guerre continue ; deux autres soldats français ont été tués récemment. Quelle sera votre position ?

Lionel Jospin : Je condamne fermement ces meurtres. La communauté Internationale est mise au pied du mur. Il faut parvenir à la reconnaissance réciproque de la Serbie, de la Croatie, de la Bosnie avant de proposer des règles nouvelles qui permettront à ces États, s'ils le souhaitent, de coopérer entre eux.