Texte intégral
Édouard Balladur change de rythme. Sinon de registre. Après son intervention à "7 sur 7", coup d'accélérateur à sa campagne, c'est à Montpellier que, ce soir, il donne, sur le terrain, le signal d'une pugnacité nouvelle. Il a longtemps connu les faveurs – écrasantes, peut-être trop écrasantes – des sondages. Comme souvent en politique, est venu le temps des réalités.
Le Premier ministre candidat doit désormais se battre, trouver ce que les sportifs appellent le second souffle, dans le tourbillon d'une adversité parfois vicieuse. On n'imagine pas Édouard Balladur en tribun populaire et démagogue, galvanisant les foules par la magie du verbe et le romantisme du dessein. Ce n'est ni son style, ni son ambition. Il veut gagner en étant lui-même. C'est-à-dire sans farder les réalités. Sans non plus les aborder avec froideur. La juste mesure.
Midi libre : À quoi était dû votre "excès" de popularité et à quoi est dû, selon vous, votre "excès" de désamour actuellement ?
Édouard Balladur : Il y a quelques semaines encore, les sondages qui m'avaient été longtemps favorables étaient présentés comme une atteinte à la démocratie. Aujourd'hui, il faudrait s'en remettre totalement à eux ! Je n'ai jamais versé ni dans un excès ni dans l'autre. Plus sérieusement, je crois que les Français m'ont longtemps su gré d'avoir pris la responsabilité du gouvernement dans une période difficile. Aujourd'hui, on voudrait faire croire que je suis responsable de la situation difficile qui est encore la nôtre, malgré une amélioration indéniable. Je voudrais simplement rappeler que je ne suis au pouvoir que depuis deux ans, que je n'étais pas Premier ministre il y a vingt ans et que ce n'est pas en vingt mois que l'on met fin à une crise qui dure depuis 1974.
Midi Libre : MM. Delors, Barre et Giscard ont renoncé. Officiellement parce qu'ils estimaient ne pas avoir les soutiens suffisants pour appliquer la politique que la conjoncture exige. Aurez-vous les moyens de votre politique ?
Édouard Balladur : La situation, je le sais bien, n'est pas encore bonne dans notre pays. Mais économiquement et politiquement, il est sûr qu'elle sera, dans deux mois, plus facile qu'elle n'était il y a deux ans. La question de savoir si je devais accepter ou pas de gouverner il y a deux ans, je me la suis posée, comme d'autres. Si j'y ai répondu positivement, c'est qu'il me semblait que notre pays ne pouvait pas attendre. Aujourd'hui, il me semble qu'un nouveau départ peut être pris justement parce que la situation s'est améliorée et que les circonstances politiques seront, je l'espère, plus homogènes, avec une majorité et un président de la République partageant, globalement, les mêmes options. Mais je suis d'accord avec Raymond Barre pour estimer que la situation de notre pays n'est pas facile, que ceux qui prétendent que l'on peut progresser sans aucun effort, qu'on peut laisser aller les dépenses de santé sans les maitriser, que pour construire l'Europe aucune mesure particulière n'est à prendre, se trompent.
Midi Libre : Si vous êtes élu, qu'elles seront les premières mesures que vous prendrez ?
Édouard Balladur : Je voudrais qu'en six mois quelques problèmes importants soient réglés, en particulier ceux qu'on ne peut bien régler qu'en début de septennat. Naturellement, il faudra fournir un effort continu mais vous avez raison de souligner que les premières mesures sont importantes. Mon premier objectif, c'est naturellement l'emploi. Dès le mois de juin, dans un collectif budgétaire, je proposerai au gouvernement qu'il fasse accélérer le mouvement de baisses des charges sur les cotisations maladie payées par les employeurs. Je demanderai que l'on fasse un effort tout particulier en direction des chômeurs en fin de droit. Vous savez quel est mon objectif : diminuer chaque année le chômage d'au moins 200 000 et faire en sorte que la durée moyenne du chômage soit divisée par deux. Je voudrais en deuxième lieu donner un contenu concret à cette société d'égalité des chances que je propose aux Françaises et au Français. Qu'est-ce que cela signifie ? Avant le 14 juillet mette en place le dispositif qui permet d'offrir une deuxième chance à ceux qui exercent un métier sans avenir ou qui n'ont pas eu, au cours de leur enfance ou de leur jeunesse, la possibilité d'être formés comme ils le souhaitaient ou, tout simplement, à ceux qui veulent changer d'activité professionnelle ou en acquérir une. Ce dispositif doit permettre une formation de trois ans, rémunérée. Je demanderai au gouvernement d'adopter, là aussi, dans le collectif de juin, une mesure permettant à ceux – les jeunes ménages notamment – qui souhaitent accéder plus facilement à la propriété de leur résidence principale, de recevoir de l'État une prime de 60 000 F. Je suis sûr que, comme pour la prime automobile, ceci peut avoir, sur l'ensemble du secteur du bâtiment, un effet extrêmement positif. Enfin, je propose l'extension de l'allocation parentale d'éducation au premier enfant pour celles et ceux qui souhaitent en bénéficier afin que leur liberté de choix soit préservée. Le troisième objectif, c'est de définir au cours du mois de juin, quand se tiendra le Sommet européen de Cannes que présidera la France, les grandes lignes du progrès que la France propose pour l'Union européenne. Les questions de défense et de monnaie, la construction d'un espace social et la protection de nos intérêts culturels devront être au centre de ces propositions qui devraient également comprendre l'équilibre des institutions. Enfin, un ensemble de mesures, propres à accroitre les libertés des Français, devront être adoptées au début de l'automne par un référendum. La saisine du Conseil constitutionnel par les particuliers, l'extension du champ du référendum et enfin une mesure à laquelle j'attache une grande importance, la fixation de quota minimum de présence des femmes dans certaines élections, toutes celles qui comportent un scrutin de liste. Si je me suis décidé à proposer une mesure, qui fait appel à la notion de quotas et qui peut surprendre c'est parce que j'ai acquis la conviction que pour débloquer notre société il fallait, sur ce plan en venir à des mesures de quasi contrainte. Les femmes ne participent pas assez à la vie politique. Elles ont pourtant beaucoup à apporter. C'est le type même de mesure qu'il me parait important de prendre au début du septennat, sinon je suis certain que dans sept ans nous nous trouverons dans la même situation qu'aujourd'hui. Voilà les premières mesures que je demanderai au gouvernement de proposer au Parlement et aux Français pour qu'elles donnent le ton du prochain septennat.
Midi Libre : Vous multipliez les meetings et les contacts avec les Français. Quelles conclusions en tirez-vous ?
Édouard Balladur : De ces contacts, je tire l'impression que les Français ont besoin de vérité, qu'ils n'acceptent plus les promesses en l'air et les catalogues de mesures irréelles ou archaïques. Ils ne veulent ni la démagogie, ni le retour en arrière. Ils savent la situation de notre pays. Ce qu'ils attendent, c'est de savoir ce qu'on leur propose et la manière d'y parvenir. Vous savez que, pour ma part, je crois que la seule méthode moderne est le dialogue. Je ne crois pas qu'une réforme puisse être imposée par la brutalité.
Midi Libre : Avez-vous des idées sur le TGV de Montpellier à Barcelone pour faire avancer ce projet classé parmi les objectifs européens prioritaires ?
Édouard Balladur : La région Languedoc-Roussillon a retenu le raccordement au réseau français de TGV comme l'une de ses priorités de développement économique. Le gouvernement partage son point de vue. Il l'a montré en décidant la construction du TGV Méditerranée, qui reliera Montpellier à Marseille, Lyon et Paris à l'horizon 2000. La nouvelle étape à franchir est la réalisation du TGV Languedoc-Roussillon, qui doit relier Montpellier à Barcelone. Votre région a accompli un travail considérable pour faire avancer les études techniques et définir le tracé. De plus, l'Union européenne a retenu ce TGV parmi les 14 projets prioritaires aux sommets de Corfou puis d'Essen. L'action de Jacques Blanc a été déterminante pour obtenir cette décision. Enfin, le sommet franco-espagnol de Foix a permis de franchir une étape dans la coordination du projet entre les deux pays.
Midi Libre : À présent, tout de même, il s'agit d'avancer ?
Édouard Balladur : Oui. Notre objectif c'est la réalisation le plus rapidement possible à l'enquête d'utilité publique. Pour cela, le gouvernement a décidé que l'étude d'avant-projet sommaire sera clôturée avant la fin du mois de mars. En outre, le ministre de l'Équipement fera réserver dans les documents d'urbanisme le tracé du futur TGV Languedoc-Roussillon. Je voudrais saluer la qualité de la concertation menée par tous, qui a permis de définir un tracé très largement accepté par les principaux intéressés. Le résultat ainsi obtenu facilitera une mise à jour rapide des documents d'urbanisme. Enfin j'ai confié à Jean-Pierre Beysson la mission de conduire la concertation et la réflexion sur le financement de ce projet. La SNCF ne peut pas réaliser seule cet investissement, dans la situation financière difficile qui est aujourd'hui la sienne. Il faut donc qu'ensemble la SNCF l'État, l'Union européenne et les collectivités territoriales réfléchissent au calendrier de réalisation et aux concours financiers à réunir pour ce projet. M. Beysson commencera sa mission avant la fin du mois de mars, en liaison avec tous les partenaires de ce grand projet. Soyez assuré qu'à l'image de ce qu'a réalisé le gouvernement depuis deux ans, je resterai d'une grande vigilance pour que la liaison TGV Montpellier-Barcelone continue d'avancer le plus rapidement possible.
Propos recueillis par Paul Katz
6 avril 1995
Corse Matin
La reconnaissance de "l'exceptionnelle vulnérabilité de l'économie et de la société corse" du fait de son insularité. La priorité accordée au développement économique, mais avec un retour à l'état de droit sans lequel rien ne sera "solide" dans une Corse qui dispose désormais des outils dont elle avait besoin.
Telles sont brièvement résumées les grandes lignes de l'interview accordée par Édouard Balladur à "Corse-Matin" à l'occasion de la visite de campagne qu'il effectue aujourd'hui dans l'île.
Avec une mention particulière à l'affaire de l'article 74 défendu par certains nationalistes. A ce sujet dans sa réponse le Premier ministre a témoigné d'une grande prudence ; sa position pouvant se résumer par la traditionnelle formule : "il est urgent d'attendre". Le candidat qu'il est considère en effet d'une part que "trop de spécificité tue la spécificité" et d'autre part qu'il n'est pas question pour lui, dans le cadre de sa campagne, de faire une proposition "aussi radicale sur le plan institutionnel".
Mais Édouard Balladur précise aussitôt que la porte reste ouverte au dialogue et que l'assemblée de Corse est le lieu privilégié d'un tel débat.
Corse Matin : Parce que, disent-ils, la vie est chère, notamment plus chère que dans le reste du pays, les fonctionnaires en poste en Corse viennent de faire une longue grève. Ils n'ont pas hésité, comme au printemps 1989, à prendre le risque de bloquer toute les activités de l'île ? Pensez-vous que tous les enseignements de cette crise ont été tirés ?
Édouard Balladur : L'enseignement principal que je tire du conflit de 1995, comme, je le pense, on l'avait fait en 1989, c'est que l'économie et la société corse, du fait même de l'insularité, sont exceptionnellement vulnérables. Si l'on veut reconstruire les choses et, comme aurait dit Saint Exupéry, permettre l'avenir, je prêche pour la modération. Sans le blocage de presque tous les services publics locaux, elle eût limité l'ampleur des pertes économiques et des tensions internes à la société corse. Je prêche également pour la transparence de l'information, qui facilite le dialogue social. C'est l'objet de l'observatoire des prix qui sera installé dans quelques jours. Les enquêtes de prix et les études spécialisées qu'il produira permettront aux partenaires sociaux de fonder leurs discussions sur des éléments rationnels. J'ajoute que l'opinion publique continentale y retrouvera aussi son compte puisqu'elle percevra mieux, du moins je l'espère, la justification du recours à la solidarité nationale au profit de la Corse.
Corse Matin : Chez certains nationalistes, on voudrait faire dépendre l'île de l'article 74 de la Constitution qui en ferait alors un territoire d'outre-mer. Pensez-vous qu'il y a dérive constitutionnelle ou idée à creuser ?
Édouard Balladur : J'ai, en effet, entendu parler de cette idée selon laquelle le régime de l'article 74 de la Constitution pourrait être étendu à la Corse. Je rappelle que ce texte précise : "Les territoires d'outre-mer de la République ont une organisation particulière tenant compte de leurs intérêts propres dans l'ensemble des intérêts de la République. Cette organisation est définie et modifiée par la loi après consultation de l'assemblée territoriale intéressée". Si je comprends bien de quoi on parle, il s'agirait d'étendre à la Corse une faculté systématique de spécificité, dont l'intérêt pour la Corse et pour la République reste à démontrer. L'idée sous-jacente serait de faciliter les procédures dérogatoires. Il va de soi qu'avant cela, il faut se demander si c'est l'intérêt de la Corse et l'intérêt de la République de procéder ainsi. Sans même insister sur le principe même de l'unité de la République, j'attire en effet l'attention sur le fait que trop de spécificité tue la spécificité. Si l'empilement des textes nationaux et des textes spécifiques devenait excessif, je ne suis pas certain que l'intérêt général y gagnerait. Quoi qu'il en soit, je ne fais, dans le cadre de ma campagne électorale, aucune proposition aussi radicale sur le plan institutionnel. J'estime que les principes fondamentaux de l'actuel statut corse peuvent régir convenablement les choses. En revanche, je ne suis nullement hostile à une adaptation du statut existant, même de façon substantielle. Sur l'ensemble du dossier institutionnel, comme Charles Pasqua l'a lui-même indiqué il y a quelques mois je souhaite que le débat prospère au plan local, comme il est naturel dans toute démocratie. Le lieu d'élection de ce débat c'est l'assemblée territoriale de Corse. Le futur gouvernement, éclairé par cette dernière, pourra alors adopter une position précise.
Corse Matin : Lors d'une interview à "Corse Matin", en septembre 1993, Charles Pasqua déclarait que le rétablissement de la paix civile dans l'île ne pouvait plus être tenu pour un préalable absolu à toute action de l'État, notamment dans le domaine économique. Est-ce aussi votre avis ? Ou vous semble-t-il que dans le contexte actuel qui est celui d'une violence généralisée où se mêlent les attentats politiques et une forte délinquance de droit commun, il est difficile, voire impossible, d'œuvrer au redressement de l'île ?
Édouard Balladur : Je partage tout à fait l'avis de Charles Pasqua. Il est exact que le développement économique est, en tout état de cause, la première priorité. Tel est le sens de la politique conduite dans le fil de notre politique d'aménagement du territoire. Elle a permis un sursaut collectif des responsables locaux et la conclusion avec l'État d'un nombre considérable de dossiers qui eussent sommeillé dans cette impulsion. Je pense au Plan du développement régional (PDR), au contrat de plan, au statut fiscal, au POSEI, au plan routier, à la restructuration de la dette agricole, à l'aide à l'hôtellerie, au sauvetage de l'office hydraulique, etc. Pour autant, chacun comprend bien que rien de solide n'est possible sans que la société corse, dans toutes ses formes, reprenne le chemin de l'état de droit, c'est-à-dire du respect du droit et même, parfois de la simple parole donnée. Tout seul, l'État y sera impuissant ou répressif, ce qui, dans mon esprit, n'est pas loin d'être synonyme. Il faut donc un ressaisissement commun. L'espoir que je veux redonner aux Français participe à l'évidence de cette philosophie.
Corse Matin : La Corse possède désormais un "Plan de développement régional", une "Stratégie de l'État en Corse" que vous avez vous même préconisée, un statut fiscal particulier. Elle sera bientôt inscrite dans un programme européen d'options spécifiques à l'éloignement et à l'insularité (POSEICOR). Pensez-vous qu'avec cet éventail de dispositions de Corse possède enfin les outils nécessaires pour faire face aux défis des prochaines années ? Selon vous, la balle est-elle, maintenant dans le camp des insulaires ?
Édouard Balladur : Pour l'essentiel, j'estime en effet que les outils du développement et de son financement sont largement en place. Je précise que mon intention est de maintenir au niveau qui a été décidé l'aide relevant de la solidarité. Il s'agit d'un niveau considérable mais justifié. En revanche, j'appelle résolument tous les acteurs économiques au sens de la responsabilité. Les sommes d'argent doivent être consommées avec diligence et parcimonie en en se consacrant à rien d'autre qu'à l'intérêt général. Si le besoin de redéploiement se fait sentir, qu'on y procède ensemble ! Mais, de grâce, qu'on ne s'avise pas, par manque de rigueur collective, à gaspiller cette précieuse ressource !
Corse Matin : La Corse qui touchera en 95 une enveloppe de l'État d'un milliard de francs, plus 350 millions de ressources fiscales spécifiques est, disent le rapporteur Oudin et Charles Pasqua "l'enfant chéri de la République". En dépit de tous ces efforts assez exceptionnels, vous parait-il nécessaire, si vous étiez élu, d'y ajouter de nouvelles mesures pour combler le retard de développement que connaît la Corse qui, par son PIB, occupe le dernier rang des régions françaises ?
Édouard Balladur : Je pense avoir déjà répondu à cette question dans ma réponse précédente.
7 avril 1995
La Montagne
Édouard Balladur, pour qui un "État républicain" doit être "impartial", attend toujours qu'une chaîne de télévision "veuille bien proposer un débat télévisé" avec Jacques Chirac et Lionel Jospin avant le premier tour. Il constate, dans un entretien avec La Montagne, que "tous ceux qui se réclament de la majorité ont soutenu l'action du gouvernement".
La Montagne : À mesure que la compétition devient plus âpre entre Jacques Chirac et vous-même, on perçoit de moins en moins ce qui, dans vos programmes respectifs, vous différencie. Quel sont, finalement, vos principaux points de divergences ?
Édouard Balladur : Mon objectif n'est pas de me déterminer par rapport aux uns et par rapport aux autres, mais de présenter aux Françaises et aux Français ce qui constitue mon programme. Je veux tout faire pour lutter contre le chômage, restaurer dans notre société une véritable égalité des chances, construire réellement l'Europe. Je ne fais pas de promesses sans être certain de pouvoir les tenir et je considère que la campagne présidentielle est destinée à éclairer les Français sur les choix du futur. Voilà mes convictions. Il appartient aux autres candidats de présenter les leurs.
La Montagne : Comment croire, s'il existe vraiment des distinctions de fond entre vous et Jacques Chirac, que la même majorité parlementaire pourrait soutenir indifféremment un gouvernement nommé par vous ou par lui ?
Édouard Balladur : Il est difficile de dire ce qui se passera dans le futur. Ce que je sais, c'est que cette majorité, et tous ceux qui s'en réclament et qui y appartiennent, ont soutenu l'action de mon gouvernement. Ils l'ont soutenue avec efficacité et notre politique a été un succès. Chacun est bien obligé aujourd'hui d'en convenir.
La Montagne : Jacques Chirac a parlé "d'État Balladur". Que répondez-vous à cette accusation ?
Édouard Balladur : Je suis un peu perplexe devant ce genre de mise en cause. Je me fais, et je me suis toujours fait de l'État une trop haute idée pour l'utiliser au lieu de le servir. En matière de nomination, je me suis fixé une règle : ne retenir que le critère de compétence. Lorsque j'ai procédé à la nomination de certaines personnalités, il m'est arrivé d'être critiqué parce que je ne veillais pas suffisamment à l'appartenance politique des candidats retenus. C'est que ma conception de l'État est celle d'un État républicain, et donc impartial.
La Montagne : Pourquoi insistez-vous aujourd'hui à réclamer un débat télévisé avec Jacques Chirac que vous lui refusiez. Il y a deux mois ?
Édouard Balladur : Il y a deux mois tous les candidats n'étaient pas connus. Leur programme ne l'était pas non plus. Aujourd'hui, les choses ont changé. Les Français ont droit à une confrontation des idées, des projets que chacun des candidats leur soumettent. Pour ma part, je suis prêt à débattre avec MM. Chirac et M. Jospin. J'attends qu'une chaîne de télévision veuille bien nous proposer, avant le dernier tour, ces débats.
La Montagne : L'amélioration de la situation de l'emploi enregistrée depuis la fin de l'an passé vous conduit-elle à conclure à une inversion de la courbe du chômage ?
Édouard Balladur : En mars 1993 le chômage augmentait très rapidement. À l'époque je n'avais pas fait de promesse. J'avais fixé un objectif : stabiliser le chômage et, si possible, le faire reculer. Aujourd'hui, cet objectif est atteint. Depuis plusieurs mois le chômage recule. Il a diminué de 50 000 personnes en cinq mois. Bien sûr ce n'est pas suffisant, mais le retour de la croissance va permettre d'aller plus vite et plus loin.
La Montagne : Précisément, la réduction de la durée du travail vous parait-elle une mesure adéquate pour réduire le chômage ?
Édouard Balladur : Il n'y a pas de solution miracle pour réduire le chômage mais tout mérite d'être essayé à un titre ou à un autre. La réduction de la durée du travail doit être négociée entre les partenaires sociaux et peut certainement, dans certains cas, être utilisée.
La Montagne : Sur la pente actuelle le déficit de la Sécurité sociale atteindrait 100 milliards de francs à la fin de l'année. En attendant que des mesures d'ordre structurel fassent sentir leurs effets un relèvement des cotisations ou de la CSG ne s‘imposera-t-il pas à tout nouveau président ?
Édouard Balladur : C'est justement si on fait croire aux Français qu'il n'y a rien à faire et qu'il n'est pas besoin de maîtriser les dépenses de santé que le réveil sera douloureux et que nous serons contraints d'augmenter les cotisations ou la CSG. Les mesures que nous avons prises en matière de maîtrise des dépenses de santé commencent à porter leurs fruits. Il faut poursuivre cet effort, ne pas relâcher. C'est ainsi que nous parviendrons à maîtriser les dépenses, pas en cédant à la tentation d'augmenter chaque année les prélèvements. Il en va de la compétitivité de notre économie.
La Montagne : Vous fixez-vous un objectif dans le temps pour aboutir à un équilibre durable des comptes de la Sécurité sociale ?
Édouard Balladur : Mon souhait, c'est qu'à la fin du siècle, dans cinq ans, la France puisse aborder le prochain siècle avec un chômage sensiblement réduit et une protection sociale définitivement sauvegardée. Cette période de cinq années doit être utilisée pour maîtriser les dépenses. C'est la seule façon de faire en sorte que la Sécurité sociale, à laquelle tous les Français sont attachés, soit préservée.
La Montagne : Poursuivrez-vous la politique de privatisations et à quoi en affecterez-vous le produit : à la lutte pour l'emploi ou au désendettement de l'État ?
Édouard Balladur : La lutte pour l'emploi est mon premier objectif, le plus exigeant. En ce qui concerne les privatisations, les raisons qui ont poussé à la mise en œuvre de cette politique sont toujours les mêmes. Ce qui s'est passé au Crédit Lyonnais me semble confirmer la justesse de cette politique qui confie au secteur privé ce qui relève du secteur concurrentiel.
La Montagne : Quelle première mesure-choc prendriez-vous aussitôt élu président de la République ?
Édouard Balladur : La première préoccupation des Français c'est, à l'évidence, la lutte contre le chômage. Il y a beaucoup de choses à faire pour réformer la société française. Mais, si vous me demandez de retenir une mesure, alors c'est sûrement une accélération de la baisse des charges pour développer l'emploi que je citerai. Mais il y a d'autres mesures que suis décidé à prendre dans les trois premiers mois : la mise en place d'un véritable droit à la deuxième chance, la baisse du taux sur les petites successions, l'organisation d'un référendum prévoyant, notamment, un accès plus facile des femmes aux fonctions électives.
Propos recueillis par Dominique Valès.
Mardi 11 avril 1995
Le Républicain Lorrain
Dans une situation particulièrement incertaine à douze jours du premier tour de l'élection présidentielle, Édouard Balladur multiplie les déplacements dans l'espoir de voir encore se resserrer l'écart le séparant de Jacques Chirac. Nous avons interrogé le Premier ministre-candidat à l'occasion de son déplacement aujourd'hui en Lorraine. Comme nous l'avions déjà fait pour les autres candidats : Jacques Chirac (18-1), Dominique Voynet (30-1), Robert Hue (1-2), Philippe de Villiers (7-3), Lionel Jospin (29-3), Jean-Marie Le Pen (7-4) et Arlette Laguiller (9-4).
Le Républicain Lorrain : Êtes-vous satisfait de la qualité du débat dans cette campagne ?
Édouard Balladur : Je souhaite que l'élection présidentielle soit l'occasion d'un débat approfondi sur l'avenir de notre pays. C'est vrai qu'il m'arrive de trouver que ce débat n'est pas à la hauteur de l'enjeu. Quel est-il ? Faire passer notre pays dans de bonnes conditions dans le prochain siècle. Le monde devient difficile. Il est de plus en plus complexe et concurrentiel. Les Français ont le droit d'être éclairés.
Le Républicain Lorrain : La perspective d'une confrontation au second tour entre Jacques Chirac et vous-même devenant une hypothèse sérieuse, cette situation ne risque-t-elle pas de tourner automatiquement à l'affrontement personnel, ainsi nous en avons eu un avant-goût fin mars ?
Édouard Balladur : Au premier comme au second tour, ce qui compte c'est que les Français puissent choisir entre deux projets pour notre pays. J'ai commencé à exposer le mien depuis plusieurs semaines. Je continuerai à le faire jusqu'à la veille du second tour. Qu'on ne compte pas sur moi pour des attaques personnelles ou des polémiques qui, finalement, nuisent à la crédibilité de la politique. L'élection présidentielle revient une fois tous les sept ans. Les Français ont droit à la vérité. Pour ma part, tous les engagements que je prends, je les tiendrai et je ne prends que ceux que je suis sûr de pouvoir tenir.
Le Républicain Lorrain : Avez-vous souffert de certaines attaques ?
Édouard Balladur : Je mentirais si je vous disais que certaines attaques personnelles ne m'ont pas été désagréables. Après tout, elles étaient faites pour cela. Mais je sais que la politique, surtout en période de campagne, a aussi ses mauvais moments et ses mauvais génies. Ce n'est pas ma façon à moi de voir les choses, un point c'est tout.
Le Républicain Lorrain : L'irruption de la question salariale dans la campagne hypothèque-t-elle la lutte contre le chômage, ou les deux sont-elles conciliables ?
Édouard Balladur : Lorsque j'ai accepté la responsabilité du gouvernement de la France, il y deux ans, on ne parlait pas beaucoup de la question salariale. La montée – qui paraissait inexorable – du chômage était présente dans tous les esprits. Je n'ai pas fait de promesses, mais j'ai simplement dit que toutes mes forces seraient tendues vers un objectif : stopper le chômage et commencer à le faire reculer. Aujourd'hui, c'est chose faite. La croissance est revenue. Alors les Français, du moins ceux qui ont un emploi, se disent qu'ils ont le droit de bénéficier dans leur salaire de ce retour de la croissance. En période de croissance, la lutte contre le chômage et la hausse des salaires sont conciliables. Il faut, chaque fois que cela est possible, négocier dans les branches et dans les entreprises et ne pas opposer l'emploi et les salaires.
Le Républicain Lorrain : N'avez-vous pas le sentiment que la concentration de pouvoirs entre les mains du président est telle sous la Ve République, que la promesse d'un État impartial devient un leurre ou une promesse inconsidérée ?
Édouard Balladur : Au contraire, l'État impartial c'est le fondement de l'État républicain. Cela veut dire une justice indépendante, des dominations qui n'obéissent qu'un seul critère de compétence, un État qui joue son rôle d'arbitre dans les grandes décisions et qui ne se mêle pas de tout. L'État impartial, c'est l'État moderne, celui qui sait conduire la négociation et le dialogue avant que soient prises les décisions. Je crois que les Françaises et les Français attendent du chef de l'État qu'il soit d'abord le garant de l'impartialité de l'État. Pour ma part, ce sera ma ligne de conduite.
Le Républicain Lorrain : L'assainissement des rapports entre politique et argent peut-il se poursuivre après la présidentielle si n'est pas coupé le lien entre parquet et chancellerie ?
Édouard Balladur : Je crois que les deux choses ne sont pas liées. Du moins si l'on maintient l'instruction que j'ai donnée, l'engagement que j'ai pris, de faire en sorte qu'aucune instruction ne soit plus adressée aux Parquets sans être écrite et versée au dossier. La transparence évite bien des tentations !
Le Républicain Lorrain : Le rapport du Sénat sur "le respect de la présomption d'innocence et le secret de l'instruction" a été rendu public la même semaine que l'arrêt de la Cour de cassation condamnant le Canard enchainé pour publication de la feuille d'impôts de Jacques Calvet. La commission sénatoriale allant plus loin que la Cour de cassation – notamment en interdisant la publication ou la seule mention d'une pièce issue d'un dossier d'instruction – n'y-a-t-il pas danger de voir étouffer les affaires dans lesquelles seraient impliqués des responsables politiques ?
Édouard Balladur : Je suis particulièrement préoccupé des violations répétées du secret de l'instruction et des conséquences qu'elles comportent pour les mis en cause. Pour autant, je mesure les nécessités du droit à l'information même si, pour mon gouvernement, l'action de la justice n'a pas été entravée et que, dès lors, il n'est plus besoin de rendre publique une affaire pour qu'elle aboutisse. Si le débat sur le respect de l'instruction est important, il est inséparable de celui, global, qui doit être conduit sur l'avenir de notre procédure pénale. Ainsi, je souhaite que la détention provisoire soit prononcée par une collégialité à l'issue du débat public. Cette publicité des débats permettrait le recueil de l'information. En revanche, l'enquête doit être, à mon sens, soumise à un secret total. Le rapport du Sénat est un élément de réflexion utile. Il trouvera sa place dans le large débat que j'appelle de mes vœux et qui doit impliquer, à l'instar de ce qui a été fait pour la bioéthique, tous les acteurs du procès pénal ainsi que les journalistes.
Propos recueillis par Philippe Waucampt.
11 avril 1995
L'Est Républicain
Balladur : "Je préfère le dialogue à l'incantation"
La campagne le conduit, aujourd'hui, à Nancy pour un déjeuner-débat puis à Metz pour un meeting. Avant ce voyage, le Premier ministre-candidat a répondu à nos questions.
L'Est Républicain : Après avoir lancé quelques flèches, vous semblez vouloir calmer le jeu. Pourquoi ?
Édouard Balladur : J'ai déjà dit que les polémiques et les attaques d'un certain niveau ne viendraient pas à moi. Ce que je souhaite c'est que, à la faveur de la campagne pour l'élection présidentielle, les Français soient réellement éclairés sur la politique que les uns et les autres leur proposent. J'ai appelé au débat d'idées, je souhaite que les projets soient confrontés, analysés et que toutes les conséquences qu'ils emportent avec eux, soient clairement identifiés. Il ne s'agit pas de "lancer des flèches".
L'Est Républicain : Vous souffrez d'un déficit électoral chez les jeunes. Comment pensez-vous y remédier ?
Édouard Balladur : Aucun Gouvernement n'a pu éviter, depuis 10 ans, des moments d'incompréhension, des difficultés de communication, avec les jeunes. Ceux qui ont 20 ans aujourd'hui n'ont connu que la crise, les années-chômage, la montée des exclusions. Ils ont envie de prendre leur place dans notre société, mais ils la trouvent peu accueillante, peu chaleureuse, trop fermée. Je propose aux jeunes trois droits : le droit à la formation, le droit d'occuper un poste actif dans la vie professionnelle et le droit de disposer de tous les moyens matériels et moraux pour faire face au Sida et à la toxicomanie. Ces réformes, j'ai eu l'occasion, samedi et dimanche dernier encore, de les réexpliquer aux jeunes, d'en parler avec eux. Je préfère le dialogue à l'incantation, l'échange de points de vue à l'exhortation. C'est une question de style, mais aussi de respect des jeunes.
L'Est Républicain : Vous proposez de revaloriser les retraites en fonction de la croissance. Mais n'est-ce pas les actifs qui paieront ?
Édouard Balladur : Les personnes âgées ont droit au strict maintien du pouvoir d'achat de leur pension. Pour la première fois dans l'histoire économique de notre pays, j'ai fait inscrire ce droit dans la loi. En outre, maintenant que les conditions du retour des comptes de l'assurance vieillesse à l'équilibre sont réunies, les retraités devront pouvoir participer aux fruits de la croissance, à intervalles réguliers, et pour la première fois le 1er janvier 1996, comme le prévoit la loi. La priorité sera bien évidemment accordée à la revalorisation des pensions modestes qui doivent pleinement bénéficier des progrès de l'économie. Vous vous inquiétez par ailleurs du fait que le financement des retraites repose sur les actifs. Mais ce financement est un fondement même de notre système de retraite par répartition. Remettre en cause ce principe c'est détruire le contrat implicite qui lie les générations entre elles et qui contribue à l'équilibre de notre société ainsi qu'à l'unité du pays. Il ne saurait en être question.
L'Est Républicain : De nombreux observateurs, dont Jacques Delors, considèrent que la monnaie unique en 1999 est "raisonnable". Vous tenez à la date de 1997. Pourquoi ?
Édouard Balladur : Parce que c'est nécessaire pour limiter les perturbations monétaires qui sont un obstacle au développement des échanges et donc un frein à la croissance en raison des distorsions de concurrence qu'elles entraînent. Parce qu'une monnaie européenne sera un élément essentiel de la reconstruction d'un système monétaire international digne de ce nom, qui restaure un minimum de discipline et nous épargne les crises répétées qui ont nui à la prospérité du monde depuis le flottement généralisé des monnaies. Nous devons nous y préparer. C'est ce que nous avons commencé à faire : en sauvant le système monétaire européen à l'été 1993 ; en réduisant les déficits publics et sociaux. L'enjeu et de favoriser une croissance durable, équilibrée et créatrice d'emplois.
L'Est Républicain : Tout le monde s'accorde à considérer que la réduction des déficits est une bonne chose, pourquoi ne pas le faire vite en profitant de la reprise de l'activité ? Si l'on est en faveur de la monnaie européenne, pourquoi la France ne devrait-elle pas être en mesure d'y participer le plus tôt possible ?
Édouard Balladur : Le passage à la monnaie européenne ne dépend pas seulement de la France. C'est un grand dessein pour l'Europe. Je souhaite que les pays fassent preuve de volonté politique. Privilégier la date de 1997 correspond aux intérêts de la France et de l'Europe.
L'Est Républicain : Vous n'excluez pas un référendum sur la Justice et, notamment, sur le secret de l'instruction. Est-ce pour passer outre les réticences de certains juges et de la presse ?
Édouard Balladur : Je souhaite l'ouverture d'un large débat sur la procédure pénale, ce qui inclue la question difficile du secret de l'instruction. Je crois en effet que ces questions sont devenues des faits de société qui appellent une concertation approfondie comme cela a été fait pour la bioéthique. Cette concertation doit se faire avec les magistrats, les avocats, les professeurs de droits, les journalistes spécialisés. Mais la procédure pénale est avant tout un ensemble de règles garantissant les libertés individuelles et à ce titre, elle concerne tous les citoyens. Dans ces conditions, il serait légitime que la Nation soit amenée à se prononcer sur une réforme du fonctionnement de la justice.
L'Est Républicain : Vous insistez sur votre maintien au second tour si le premier vous y place. Est-ce pour parer à certaines demandes de retrait au nom de l'union de la majorité ?
Édouard Balladur : Personne ne sait qui les Français choisiront pour le deuxième tour. C'est là l'enjeu du premier tour. Leur choix devra naturellement être respecté. C'est la logique naturelle des institutions de la Vème République telle que l'a voulue le Général de Gaulle. Je n'imagine même pas que qui que ce soit puisse avoir une autre interprétation.
Propos recueillis par Chantal Didier
Mercredi 19 avril 1995
Le Dauphiné Libéré
Si le week-end pascal et les vacances scolaires donnent un visage étonnement calme au Quartier latin, à l'Hôtel Matignon on ne chôme pas.
Le Premier ministre suit les affaires de la France, les drames de Bosnie.
Le candidat prépare les derniers meetings de la première phase de la campagne.
Dire la vérité : pendant les quelques jours qui le séparent encore des résultats du premier tour, Édouard Balladur veut imposer une image de responsabilité et de sincérité.
Tout en continuant à mettre en avant les deux ans de son gouvernement et un bilan qu'il juge bon, il insiste maintenant surtout sur l'avenir. Et fustige ceux qui "promettent tout et n'importe quoi" en sachant "qu'ils ne pourront pas tenir. Du contact direct qu'il a eu avec les Français pendant cette campagne, il retient leur soif d'espérer et estime donc leur proposer "un changement responsable".
Il se refuse à penser que les sondages peuvent préfigurer le verdict des urnes et cherche à convaincre de son optimiste. Il n'en avoue pas moins "prendre date", face à ceux qui "font courir aux Français de cruelles désillusions".
Le Dauphiné Libéré : Nous abordons la dernière ligne droite pour le premier tour de l'élection présidentielle. Vous avez dénoncé en son temps les coups bas et les propositions démagogiques. Trouvez-vous aujourd'hui que cette campagne est à la hauteur des enjeux du 21e siècle ?
Édouard Balladur : Non. Et je le regrette. Je me permets de dire qu'en ce qui concerne la mienne, je me suis constamment employé à ouvrir les yeux des Français sur les enjeux du 21e siècle pour reprendre votre expression, et à leur préciser mon projet. Comme vous le savez, il se décline en quatre points très précis avec des propositions très précises sur l'emploi, sur l'égalité des chances, sur les libertés, sur l'Europe. J'ai le regret de constater que ces propositions concrètes sont fâcheusement absentes de bien d'autres projets et que pratiquement. Il n'y a pas eu de débats, sauf des débats secondaires sur des sujets trop souvent polémiques. Tout se passe comme si, après de longues années de crise, c'est-à-dire depuis vingt ans, les Français voyant que ça va mieux – et personne ne le conteste – depuis deux ans, la croissance et de retour, l'emploi est quand même un peu plus abondant, comme si les Français voulaient en quelque sorte tourner une page et ils ont raison. Moi aussi je leur propose des changements, et des changements profonds. Mais encore faut-il que les changements ne cassent pas la situation actuelle et ce qui a été acquis. Rien ne sera possible sans le maintien de la croissance. C'est cela qui est en cause : ne pas casser la confiance et la croissance par des promesses démagogiques, mais au contraire opérer des changements profonds grâce au maintien de la croissance.
Le Dauphiné Libéré : Pour rester dans le ton de la campagne, vous avez changé d'attitude et de comportement. Est-ce que ça a été facile pour vous. Êtes-vous satisfait de votre campagne et referiez-vous la même ?
Édouard Balladur : Depuis le début ?
Le Dauphiné Libéré : Oui, depuis le début.
Édouard Balladur : (Rires) Vous savez, j'ai été abreuvé de conseils contradictoires. Tantôt on m'a dit "il faut partir plus tôt", et tantôt on m'a dit "vous avez eu tort de partir trop tôt". J'aurais peut-être dû donner à ma campagne un rythme plus rapide dès le départ.
Le Dauphiné Libéré : Vous venez de présider une réunion sur la Bosnie. Est-ce que dans la gestion de votre emploi du temps pour la campagne présidentielle, votre fonction de Premier ministre a été un handicap important ?
Édouard Balladur : Non non. D'abord je voudrais rappeler que je ne suis pas le premier dans cette situation. M. Giscard d'Estaing, M. Mitterrand ont fait campagne en tant que président de la République et M. Chirac en tant que Premier ministre.
Le Dauphiné Libéré : Mais vous n'êtes pas maître des événements ?
Édouard Balladur : Je suis rentré d'urgence de province vendredi après ce qui s'est passé en Bosnie. Ce qui est normal. J'ai toujours dit que je privilégierai jusqu'au bout ma fonction de Premier ministre. C'est mon devoir absolu, surtout dans les circonstances actuelles. Non cela n'a pas été un handicap.
Le Dauphiné Libéré : Est-ce que vous pensez que les Français préféreraient plutôt voir le candidat que le Premier ministre ?
Édouard Balladur : Ils voient les deux. Quand je vais en province maintenant, c'est plutôt comme candidat. J'y vais très peu en tant que Premier ministre. Ma fonction de Premier ministre occupe très largement mon temps à Paris. Je vous répète que je la privilégie.
Le Dauphiné Libéré : Quand vous évoquiez tout à l'heure le changement, est-ce que vous estimez quelque part que vous avez été victime d'une trop bonne cohabitation ? Ne seriez-vous pas apparu comme le complice ou le partenaire ?
Édouard Balladur : Non. Je ne crois pas du tout. C'est moi, en 1993, qui ai mis fin à la gestion socialiste et orienté la France dans une bonne direction (croissance, emploi, sécurité).
Le Dauphiné Libéré : Pourquoi, parce que vous ne vous êtes pas heurté au président ?
Édouard Balladur : Je ne cherche pas les affrontements par principe. Je fais ce que j'estime devoir faire et je peux dire que très largement, à plus de 80 %, j'ai accompli ce que j'avais promis auparavant il y a deux ans. La France a redémarré, la croissance est de retour, des emplois commencent à se créer, nous avons gagné le GATT et sauvé l'agriculture, la sécurité a été améliorée.
Le Dauphiné Libéré : Vous avez souvent dit et vous le dites souvent dans les sports officiels de la campagne : "pour moi, la politique c'est la vérité". À propos de la campagne, est-ce que vous vous sentez vrai lorsque vous vous présentez comme le gestionnaire du pays ou lorsque vous êtes le candidat qui monte sur les tables ?
Édouard Balladur : N'exagérons rien. Pas tout le temps tout de même ! La vérité, c'est qu'il ne faut pas mentir au pays et que tout n'est pas possible tout de suite dans tous les domaines, et que si on le lui dit on lui ment. Il ne faut pas faire courir aux Français le risque de cruelles désillusions. On ne peut pas leur dire à la fois : "la croissance est là", comme si c'était un fait éternel et prendre le risque de la casser en multipliant les allocations, les subventions, les déficits, etc. C'est leur mentir.
Le Dauphiné Libéré : Mais les Français n'ont-ils pas besoin de rêver ?
Édouard Balladur : Ils ont besoin d'espérer, et je les comprends. Car voilà vingt ans que la crise dure et ils en ont assez. Je suis justement celui qui leur permet d'espérer parce que c'est grâce à l'action de mon gouvernement qu'on est sorti de la crise, que le chômage commence à diminuer, et pas grâce à l'action d'un autre. Donc je comprends parfaitement qu'ils aient besoin d'espérer et moi aussi. En tant que chef du gouvernement, j'ai besoin d'espérer en des résultats meilleurs. Je trouve normal qu'ils discutent pour voir comment l'on va répartir les fruits de la croissance. C'est légitime, mais il ne faut pas leur dire : "Allez-y, tout est possible et tout de suite dans toutes les directions. On va réduire la durée du travail. On va créer des emplois, mais sans leur dire comment. On va augmenter tous les revenus. Les Français savent très bien que tout cela n'est pas vrai. Et c'est pourquoi, pour répondre à votre question, je suis optimiste. Parce que je crois en leur bon sens et leur esprit de raison. Je leur offre un espoir. Je leur propose pour les cinq années qui viennent une France différente, mais pas n'importe comment.
Le Dauphiné Libéré : On ne peut pas éluder la question des sondages qui vous plaisaient bien lorsque vous étiez au faite de votre popularité.
Édouard Balladur : J'ai toujours dit que ça ne durerait pas.
Le Dauphiné Libéré : Mais en trouvez-vous pas paradoxal d'avoir été très populaire quand vous gériez la crise et de l'avoir été moins quand la situation s'améliorait ?
Édouard Balladur : On verra en fonction des résultats les conclusions qu'il faut tirer sur les sondages.
Le Dauphiné Libéré : Si vous n'étiez pas présent au second tour, estimeriez-vous que c'est injuste de la part des Français et que l'on ne reconnait pas vos mérites ?
Édouard Balladur : Ce n'est pas du tout mon état d'esprit. Je n'ai pas un état d'esprit ronchon. Pas du tout. Mais je suis très confiant : je serai présent au second tour car je suis le candidat qui dit la vérité.
Le Dauphiné Libéré : Mais ressentiriez-vous le résultat comme un désaveu de votre politique et de l'action de votre gouvernement ?
Édouard Balladur : Non, sûrement pas. Personne ne conteste que la France ait commencé à se redresser.
Le Dauphiné Libéré : La culture paraît absente du débat présidentiel. Quel est votre projet pour la culture ?
Édouard Balladur : Essentiellement la régionalisation, la décentralisation. Parce que je trouve qu'on a fait beaucoup trop de choses à Paris. 80 % du patrimoine culturel français se trouve en province. Je voudrais inverser, développer dans les régions, les départements, de grands musées, des salles de concerts, des théâtres, des opéras. Et l'un de mes projets en matière de décentralisation culturelle. On n'en fait vraiment pas assez. Tout est trop concentré à Paris et je trouve que ce qui s'est passé depuis quatorze ans l'a beaucoup accentué.
Le Dauphiné Libéré : Dans la pratique, ce mouvement doit-il venir de l'État ou bien des conseils régionaux, des collectivités locales ?
Édouard Balladur : Il faut d'abord que la loi le facilite et ensuite il faut développer le partenariat avec les conseils régionaux, les départements et les villes, en les aidant. C'est ce qui s'est fait par exemple à Lyon pour la rénovation du musée du Louvre, c'est l'exemple de ce qu'il faut faire.
Le Dauphiné Libéré : Mais la culture n'apparaît pas forcément comme très populaire pour les élus locaux. Ne craignez-vous pas une réticence de leur part à s'engager dans de telles actions ?
Édouard Balladur : J'en suis moins sûr que vous. Je crois que c'est de plus en plus populaire. Mais il faut ouvrir les musées, les opéras aux jeunes, aux écoles. Et la culture c'est aussi l'éducation artistique, le développement de l'enseignement des arts à l'école, la création la plus libre possible.
Le Dauphiné Libéré : À travers votre contrat pour l'école, pensez-vous sincèrement qu'il soit possible de développer réellement l'enseignement artistique à l'école ?
Édouard Balladur : Oui. Dans le contrat il est prévu que l'on développe des enseignements pour le sport et pour les arts en réduisant légèrement la journée de travail classique. C'est tout à fait possible.
Le Dauphiné Libéré : L'environnement est un autre sujet qui n'est pas très présent dans le débat…
Édouard Balladur : Ah, moi j'ai un projet en vingt points. Je cite simplement deux points très importants : le ferroutage pour éviter l'encombrement, et dans votre région cela vous intéresse, ou le développement de la voiture électrique pour lutter contre la pollution. Mais il y aussi la politique de l'eau, des déchets J'ai débloqué l'affaire de la Loire, du mont Saint-Michel et de l'étang de Berre. Ce sont trois grands chantiers, comme on dit maintenant.
Le Dauphiné Libéré : Quand on voit que le candidat écologiste n'est pas très haut dans les sondages alors que l'écologie était très importante. Il a y quelques années, êtes-vous inquiet ? Pensez-vous que l'écologie est une vieille idée, ou est-ce simplement que les autres candidats ont intégré l'écologie dans leur programme ?
Édouard Balladur : Ce n'est pas parce que tout le monde parle d'écologie, et je m'en suis moi-même beaucoup occupé notamment sur le plan de la création des emplois et sur le plan économique, que ça rend sans objet une activité écologique de nature politique.
Le Dauphiné Libéré : La recherche publique, très présente dans notre région n'apparait pas dans les préoccupations des candidats. Pensez-vous que les efforts actuels soient suffisants ?
Édouard Balladur : La recherche publique française, rapportée au produit intérieur brut est supérieure à celle du Japon, de l'Allemagne ou des États-Unis. Elle est un atout incontestable de la France dans la compétition internationale. La question n'est donc pas seulement une question de moyens financiers. Il est indispensable que l'État soutienne toute la recherche fondamentale qui ne correspond pas aux préoccupations immédiates de rentabilité des entreprises. Pour cela, il faut des moyens financiers et une bonne gestion. Cela n'a pas été le cas sous la gestion socialiste, ainsi je viens de décider de combler un trou financier de 300 MF laissé par mes prédécesseurs au CNRS. Pour que cette effort soit régulier et garantisse aux chercheurs des moyens suffisants, les relations entre l'État et les instituts de recherche devront faire l'objet de contrats d'objectifs pluriannuels. Les chercheurs devront être associés à l'élaboration de ces contrats. La coordination entre la recherche publique et les entreprises devra être améliorée, notamment en direction des PME régionales.
Le Dauphiné Libéré : Sinon, quels seraient les axes prioritaires et comment seraient financés des efforts supplémentaires de recherche ?
Édouard Balladur : J'ai lancé une consultation nationale sur les grands objectifs de la recherche et j'ai créé un Comité d'orientation stratégique pour que la communauté scientifique puisse exprimer ses besoins et participe pleinement à la définition des orientations. Je propose d'aller maintenant plus loin avec la définition d'un "nouveau contrat pour la recherche nationale". Il aurait un triple objectif : rattraper d'ici l'an 2000 nos principaux partenaires, le Japon notamment, pour la part de la richesse nationale consacrée à la recherche ; développer les liens entre laboratoires et entreprises ; développer l'innovation et la recherche dans les PME (aides fiscales, aides à l'embauche de chercheurs). Pour atteindre ces objectifs, des moyens budgétaires seront bien entendu nécessaires, mais il faut aussi une politique fiscale favorable à la recherche et un statut du chercheur plus adapté.
Le Dauphiné Libéré : Bull est un des fleurons de la rechercher technologique française, ne craignez-vous pas que l'ouverture du capital à des groupes étrangers ne prive à terme la firme des fruits de cette recherche ?
Édouard Balladur : L'ouverture du capital de Bull, bien au contraire, préserve son avenir et s'inscrit dans une logique industrielle forte. NEC, déjà actionnaire de l'entreprise, Motorola, entreprise qui dispose d'implantations importantes en France et France Télécom lui apporteront un savoir-faire, un soutien financier et une ouverture sur le monde qui, dans ce secteur, sont indispensables. L'avenir de Bull et de sa recherche est ainsi préservé. Après une phase de redressement, l'entreprise va pouvoir reprendre sa croissance dans un secteur où la compétition économique est particulièrement sévère.
Le Dauphiné Libéré : Il y a actuellement une forte agitation sociale liée au contexte électoral. Est-ce que, quels que soient les résultats de l'élection, vous craignez un troisième tour social ?
Édouard Balladur : Je pourrais vous dire qu'il a commencé avant le premier tour politique apparemment, ce qui est assez original.
Le Dauphiné Libéré : Vous voulez dire que les candidats l'encouragent ?
Édouard Balladur : Oui, exactement. Et j'appelle chacun au sens de ses responsabilités. Et je veux dire le fond de ma pensée dans cette affaire : la croissance est revenue, il est normal qu'on veuille en partager les fruits. C'est normal, je l'avais moi-même prévu et dit. Il faut pour cela discuter, négocier. Il ne peut plus y avoir de décisions générales automatiques, tant que cent de plus pour la réduction du temps de travail, tant pour cent de plus pour l'augmentation des salaires, tant pour cent de plus pour l'augmentation des emplois de proximité. Les mêmes solutions ne sont pas possibles partout. Or ce que je constate aujourd'hui, c'est qu'on donne le sentiment que tout est possible immédiatement et pour tout le monde, sans précautions. Or je dis que sans précautions nécessaires on risque de casser la croissance, et à ce moment-là il n'y aura plus rien à partager. Alors je mets en garde les responsables syndicaux, professionnels et politiques. Chacun doit être responsable. J'ai été le premier à parler de l'augmentation des salaires, mais je vous rappelle également que nous avons quatre millions d'emplois qui travaillent pour l'exportation. Donc il faut faire attention. C'est ce que j'appelle une campagne de vérité et de responsabilité.
Le Dauphiné Libéré : Pourquoi parle-t-on aussi peu de l'intéressement ?
Édouard Balladur : On en parle peut-être moins. Mais je vous rappelle que j'ai fait une loi en 1994 pour supprimer les barrières à l'intéressement qu'avait édifiées le gouvernement de M. Rocard. J'ai toujours été, en 1967, en 1986, en 1994, partisan de l'intéressement et que je l'ai toujours fait progresser. Mais il faut quand même que le salaire demeure l'élément essentiel du revenu. On ne peut pas envisager que l'essentiel du salaire soit fait d'intéressement, ce qui rendrait très fragile le niveau de vie des salariés.
Le Dauphiné Libéré : Êtes-vous satisfait du regard international posé sur la campagne à travers la tenue du franc ? N'est-il pas remarquable que la monnaie se tienne bien en cette période électorale ?
Édouard Balladur : Je l'espère, j'espère que cela durera. Pour moi, je fais en tout cas tout ce qu'il faut pour ça. Je me permets tout de même de vous dire que j'ai eu à faire face à une crise monétaire à l'été 1993 lors de laquelle je n'ai pas bénéficié du soutien de l'ensemble de la majorité. J'ai tout de même réussi à sauvegarder le franc. Et finalement la politique que j'ai choisie – réduction des déficits, baisse des charges des entreprises, stabilité monétaire – a permis de lutter contre l'inflation, de ramener la croissance et d'apporter un début d'amélioration pour l'emploi.
Le Dauphiné Libéré : N'êtes-vous pas surpris d'être pratiquement le seul à défendre votre bilan et que l'ensemble de la majorité parlementaire ne partage pas cette défense ?
Édouard Balladur : Oui, la majorité a voté toutes les mesures que j'ai proposées. Mais certains trouvent maintenant plus efficace de critiquer le gouvernement. Ils se trompent. Mais enfin on verra bien.
Q : Et pourquoi êtes-vous seul ?
Édouard Balladur : Seul ? La plupart des membres de mon gouvernement sont à mes côtés, comme le sont la plupart des parlementaires de la majorité.
Le Dauphiné Libéré : Comment avez-vous ressenti cette campagne, l'usure des nerfs et la fatigue physique ?
Édouard Balladur : C'est un exercice normal quand on demande la confiance des Français et qu'on leur dit : "Je suis prêt à vous conduire pendant sept ans". C'est un exercice normal.
Le Dauphiné Libéré : Plus éprouvant que nous ne l'auriez supposé au départ ?
Édouard Balladur : Non. J'ai toujours pensé qu'il faudrait faire une campagne active et je le crois toujours.
Le Dauphiné Libéré : Si la campagne vous a appris quelque chose, qu'est-ce que c'est ?
Édouard Balladur : Le besoin d'espérer des Français. Ils ont vraiment besoin d'une sorte de renouveau, d'un nouvel horizon. Ils ont besoin de croire davantage en leurs pays et en eux-mêmes. Et c'est ce que je leur propose.
Le Dauphiné Libéré : Les hommes politiques sont donc un peu loin des réalités et les redécouvrent avec les campagnes ?
Édouard Balladur : Je suis allé en province une fois par semaine depuis deux ans. J'étais tantôt dans une école, une université, un centre de formation, un centre social. J'ai visité plusieurs quartiers de banlieue à plusieurs reprises. Mais comme candidat, c'est autre chose. On vous parle plus directement. Le contact est plus libre et plus facile.
Le Dauphiné Libéré : À travers tous ces contacts, avez-vous le sentiment que les Français ont réellement les moyens de comparer les programmes, d'en comprendre les coûts et les chiffrages ?
Édouard Balladur : Ils sont capables de comprendre qu'on ne doit pas leur raconter d'histoires et qu'il ne suffira pas d'élire un autre président de la République pour que tout s'améliore par miracle. En tout cas, c'est ce que je dis. C'est ma conception de la vie politique. Mes auditoires le comprennent très bien. Et il y a beaucoup de monde dans les réunions que je tiens.
Le Dauphiné Libéré : Est-ce que les questions des journalistes à propos de la santé du président vous choquent ?
Édouard Balladur : Elles sont bien insistantes !
Q. Qu'est-ce qui vous différencie des autres candidats ?
Édouard Balladur : Quand je me suis engagé dans ce gouvernement pour le diriger, j'avais deux objectifs en tête : le premier était que le pays aille mieux au bout de deux ans, le second était une sorte de paix civile et politique. Personne ne peut contester qu'il l'a connue. Maintenant, il faut regarder vers l'avenir, vers un nouvel espoir. Nous sommes un certain nombre à le lui proposer. Chacun a le sien. J'ai le mien. Si je me présente, c'est parce que je pense que le mien est plus crédible que celui des autres. Les Français jugeront.
20 avril 1995
La République du Centre
La République du Centre : Les candidats ne se sont pas prononcés, ou si peu, au chapitre "politique extérieure", sur la question de l'ex-Yougoslavie. Est-ce un sujet tabou en période électorale ?
Édouard Balladur : Il n'y a pas de tabous. Sur le sujet de l'ex-Yougoslavie, sur le sujet, que vous évoquez, et qui est un grave sujet de préoccupation pour le gouvernement, je me suis exprimé comme il est naturel à plusieurs reprises depuis quelques jours. Je voudrais rappeler quelle est la position de la France. Notre pays est prêt à jouer son rôle, tout son rôle dans les opérations de maintien de la paix. C'est son honneur d'avoir été présent partout où la paix était menacée. Mais je veux réaffirmer avec la plus grande fermeté que cette intervention ne peut se faire si les partis en présence prennent nos soldats ou ceux de l'ONU pour cible. Si la sécurité des soldats français n'était pas mieux assurée, il faudrait en tirer toute les conséquences.
La République du Centre : Votre affrontement avec Jacques Chirac se durcit un peu plus chaque jour. N'avez-vous pas le sentiment, en vous prêtant à ce "jeu de massacre", de priver les Français du débat droite-gauche qu'ils étaient en droit d'attendre, notamment après quatorze ans de socialisme ?
Édouard Balladur : Les Français choisiront eux-mêmes le débat qu'ils veulent avoir au deuxième tour de l'élection présidentielle. Pour ma part, la campagne que je mène est toute entière tournée vers le projet que je propose aux Français. Je n'ai jamais souhaité transformer la période que nous vivons en pugilat. Il est vrai que je n'ai pas la même conception que Jacques Chirac sur un certain nombre de sujets. Je pense en particulier aux questions européennes, à l'avenir de la protection sociale ou aux rapports que l'État doit entretenir avec la Banque de France. Je n'ai pas non plus des campagnes électorales exactement la même conception. Les engagements que je prends, je les tiendrai parce que c'est ma façon à moi de respecter nos concitoyens.
La République du Centre : Vous avez, pour cause de mauvais sondages, modifié votre programme sociale en le calquant sur ceux de vos adversaires. N'est-ce pas renier le "réalisme" de votre début de campagne et épouser les "thèses démagogiques" que vous avez tant dénoncées ?
Édouard Balladur : Rien ne nous autorise à dire que je renie quoi que ce soit, ou que j'adopte les thèses de qui que ce soit. Si, aujourd'hui, on peut parler du partage de la croissance, ce que je fais parce que je trouve la question essentielle, c'est d'abord parce que la croissance je l'ai ramenée. Je l'ai ramenée en refusant cette autre politique qu'on me proposait déjà en juillet 1993. J'ai refusé alors de céder aux sirènes de la facilité. Je l'ai refusé parce que je croyais que ceux qui proposaient cette autre politique fondée notamment sur l'abandon d'une politique de stabilité monétaire se trompaient. L'amélioration de la situation économique m'a donné raison et je n'ai donc pas changé d'opinion.
La République du Centre : La droite, à l'issue du second tour des élections présidentielles, et quel que soit le vainqueur, sera-t-elle en mesure de gouverner comme si rien ne s'était passé entre vous et Jacques Chirac ?
Édouard Balladur : Cette majorité a soutenu constamment mon action pendant deux ans. Elle a voté la confiance au gouvernement que je dirigeais chaque fois que je le lui demandais. Demain, si la politique qui est conduite est conforme aux grandes orientations qui sont celles de cette majorité, il n'y a pas de raison que les choses ne fonctionnent pas bien. Les périodes de campagnes sont un peu particulières mais elles ne sont pas éternelles !
La République du Centre : D'un côté, vous refusez de jouer le rôle du "président sortant" et, de l'autre, vous axez votre campagne sur les résultats obtenus par votre gouvernement. N'y a-t-il pas contradiction ?
Édouard Balladur : La contradiction, ce serait d'avoir mené une politique pendant deux ans et d'en changer radicalement à la faveur des élections. Le changement est nécessaire pour préparer notre pays au XXIe siècle. Il est nécessaire et il est aujourd'hui possible, parce que notre pays va mieux. Pourquoi voulez-vous que les résultats obtenus depuis deux ans soient passés sous silence. Je m'étais fixé une ambition en acceptant la responsabilité du gouvernement il y a deux ans : faire en sorte que la France se porte mieux à l'issue de mon mandat. Personne ne conteste que cette ambition soit atteinte.
La République du Centre : Lorsque vous avez pris la décision d'être candidat à l'Élysée pensez-vous, sincèrement être obligé de faire ce que font la plupart des candidats : plaire aux Français à n'importe quel prix, quitte à être quelqu'un d'autre le temps d'une campagne électorale ?
Édouard Balladur : Je suis persuadé du contraire. On ne trompe pas les électeurs. On ne passe pas pour celui qu'on n'est pas. Mais, pour autant, le candidat a le droit de n'être pas toujours conforme à l'image que l'on se fait du Premier ministre. Les périodes électorales ont leurs contraintes mais elles ont aussi leurs richesses : j'aime ces moments que je passe à me rendre à la rencontre des Françaises et des Français. Ils sont pour moi plein d'enseignements.
Propos recueillis par Denis Léger.
20 avril 1995
Le Progrès
Parce qu'il tient un "langage de vérité" aux Français, le Premier ministre candidat se dit, à quelques jours du premier tour, "serein et optimiste". Évoquant "l'ampleur des ambitions et leur degré de réalisation" qui l'opposent à Jacques Chirac, Édouard Balladur fixe les objectifs que la France doit atteindre d'ici cinq ans.
Le Progrès : La campagne devait être l'occasion d'un grand débat. A-t-il eu lieu ?
Édouard Balladur : Non, il a été occulté. J'ai proposé un projet sur l'Europe, la croissance, l'emploi et les libertés. On sait donc en quoi la France de l'an 2000 sera différente de celle d'aujourd'hui, si je suis élu. Mais les autres candidats ont préféré les incantations aux projets précis.
Le Progrès : Mais le débat droite-gauche, que vous souhaitiez au début de la campagne, a laissé place à un débat entre vous et M. Chirac…
Édouard Balladur : On m'a dit il y a trois mois qu'il y avait un "débat de société" entre Jacques Chirac et moi. C'est faux : le débat entre nous porte sur l'ampleur des ambitions et leur degré de réalisation. Quant au débat avec M. Jospin, personne ne pense que le projet qu'il défend puisse avoir quelque crédibilité que ce soit : proposer comme remèdes au chômage des grands travaux et la réduction du temps de travail sans diminution de salaire, est parfaitement irréaliste ?
Le Progrès : Procéderez-vous, si vous êtes élu, à une ouverture, à un élargissement de votre majorité ?
Édouard Balladur : Je l'ai déjà beaucoup élargie, et souvenez-vous qu'on me le reprochait dans une partie de la majorité. Vous le savez, je ne suis pas un homme de parti, je pense que ce n'est pas à un parti de gouverner l'État et de s'approprier des places.
Le Progrès : Sur la lutte contre le chômage : pouvait-on, pourra-t-on faire plus et mieux ?
Édouard Balladur : Quand je suis arrivé, le nombre de chômeurs augmentait de plus de 300 000 par an. L'an dernier, il a augmenté de 30 000. Et depuis quatre mois, il a diminué de plus de 50 000. Voilà un mieux ! J'ai choisi une politique économique en 1993, et je n'ai pas voulu la modifier pour "l'autre politique" à base de déficits et de dévaluations. Et je constate que ma politique a réussi. Pouvait-on faire mieux ? En la matière, il n'y a pas de secret : il faut de la croissance, qui est une donnée toujours fragile, il faut un coût du travail moins élevé, une meilleure formation professionnelle, et un assouplissement des règles de travail. C'est la méthode que j'ai appliquée, et que je compte amplifier. Au regard de cela, je vois que M. Chirac propose un "contrat initiative-emploi" qui revient à fortement aider les entreprises qui embauchent les personnes au chômage depuis un an… Mais elles ne vont plus recruter personne qui ne soit au chômage depuis un an, avec une telle mesure !
Le Progrès : Vous avez souvent évoqué votre méthode, faite de dialogue et d'adhésion du plus grand nombre. Ne faut-il pas aussi, surtout au début d'un septennat, agir dans l'urgence en s'appuyant sur la contrainte ?
Édouard Balladur : N'oubliez pas que notre société a été très vulnérabilisée par le chômage… D'ailleurs, quelles sont ces mesures à prendre en s'appuyant sur la contrainte ? Qu'on me le dise ! Le référendum sur l'éducation ? Je prends le pari que le vote serait "non", si on le fait sans préparation. Souvenez-vous de la réforme régionale de 1969, et pourtant, c'était de Gaulle ! Il ne suffit pas de faire appel au peuple pour que le peuple réponde "oui".
Le Progrès : Et l'état de grâce dont bénéficie tout nouveau président, et qui permet de réaliser des choses paraissent aujourd'hui impossibles ?
Édouard Balladur : Les choses apparemment impossibles sont en général peu agréables. Encore faut-il avoir dit à l'avance qu'on les ferait ! Or il n'y a, dans le programme de M. Jospin ou de M. Chirac, aucune mesure désagréable… Alors, j'espère qu'il y aura un état de grâce, mais cela ne me paraît pas très bien parti, car nous sommes dans une période de décompression : les Français voient que ça va mieux, et veulent souffler un peu. Il est donc normal qu'il y ait des augmentations de salaire, partout où on le peut. Mais si l'on attise le feu, si on affirme qu'on pourra partout augmenter les salaires, ce sera demain la désillusion !
Le Progrès : Prendrez-vous, si vous êtes élu, des initiatives pour relancer l'Europe au sommet européen de Cannes, en juin ?
Édouard Balladur : Oui, et sur plusieurs plans. Il faut d'abord que nous ayons la monnaie unique le plus vite possible, demandez aux agriculteurs et aux industriels ce qu'ils en pensent ! L'Europe doit aussi très vite harmoniser la protection des travailleurs, pour éviter les délocalisations à l'intérieur de l'Europe. Il faut organiser l'Europe de la sécurité et de la défense, comme nous le voyons malheureusement ces jours-ci en Bosnie. Il faut enfin moderniser les institutions européennes, en simplifiant les procédures et en affirmant le rôle du conseil européen.
Le Progrès : Le prochain président français pourrait-il prendre des initiatives en Algérie ?
Édouard Balladur : Les relations entre la France et l'Algérie sont tellement chargées de passion qu'une initiative officielle, qui ressemblerait à une intervention dans les affaires intérieures de l'Algérie, risquerait d'être mal ressentie par tout le monde. Nous pouvons en revanche aider le peuple algérien sur le plan économique, accueillir favorablement toute procédure de discussion, et en être partie si on nous le demande.
Le Progrès : Vous aviez annoncé, en janvier, une campagne "sereine et optimiste". Êtes-vous aujourd'hui serein et optimiste ?
Édouard Balladur : Serein, je le suis toujours. Et aussi optimiste, car les Français sont chaque jour plus conscients de l'enjeu : faire dans les cinq ans qui viennent des réformes profondes dans la paix sociale et la concorde nationale. Je leur tiens un langage de vérité, en leur disant que tout n'est pas facile, mais que beaucoup est possible. Et au fond d'eux-mêmes, ils le savent bien. Il faut que dans cinq ans la France soit dans le peloton de tête des nations, que le chômage ait reculé d'un million, que la Sécurité sociale soit sauvée, la jeunesse mieux formée… Ce sont de grandes ambitions. Elles sont à notre portée, j'en suis certain.
Propos recueillis par Gérard Angel et Francis Brochet.