Texte intégral
Le Nouvel Observateur : 5 octobre 1995
Messieurs les responsables de tout bord, renoncez à ces querelles de clocher qui risquent de ruiner quarante ans d’efforts communs !
Atmosphère, atmosphère… L’Europe aurait-elle une gueule d’atmosphère ?
Effectivement, je suis frappé par l’analogie avec les décors brumeux du film de Marcel Carné, « Hôtel du Nord ». Car la construction européenne ne connaît en fait que deux états de santé. Ou bien c’est l’engrenage vertueux, comme de 1985 à 1992, et la bonne santé s’affirme. Ou bien c’est la succession de faits négatifs, et l’Europe est, depuis la fin de 1992, dans le Brouillard. Les causes sont connues : le ralentissement de l’économie et l’accroissement du chômage, les deux attaques contre le système monétaire européen, l’impuissance confirmée de l’Union européenne à stopper dans l’ex-Yougoslavie cette idéologie de mort qu’est la « purification ethnique »…
Consciente des risques d’une telle dérive, la commission européenne s’efforça de mobiliser les énergies en faisant adopter par le Conseil européen, en décembre 1993, un livre blanc sur la croissance, la compétitivité et l’emploi. Le message que je délivrais alors aux chefs d’État et de gouvernement était clair : stimulées par la perspective du marché unique, les économies européennes ont progressé, certes, mais le monde a changé encore plus vite. Nous devons mener des actions en commun, notamment pour créer un vaste réseau européen d’infrastructures et pour tenir notre rang dans la société de l’information. Il nous revient d’améliorer l’efficacité de nos politiques de l’emploi et de nos systèmes sociaux, afin de préserver l’essentiel : notre modèle de société et notre capacité d’offrir un travail à tous.
Le bilan du Livre blanc n’est pas négligeable. Il anime des débats dans de nombreux pays, sauf en France (tiens, tiens !). Il suscite d’utiles réformes internes. Il n’a pas, en revanche, provoqué l’élan attendu en ce qui concerne les actions à mener en commun. Il a occulté un moment le climat d’inquiétude né des événements, déjà mentionnés, de 1992-1993. Mais pas assez pour changer cette curieuse atmosphère que même les bonnes nouvelles, comme la reprise économique, n’arrive guère à modifier.
À partir de là nous entrons dans le royaume des petites phrases, qui font d’autant plus mal que chacun s’acharne à n’en souligner que l’effet destructeur. Et les Allemands de s’interroger : « La France demeure-t-elle fidèle à son engagement européen de toujours ? » Et les Italiens, montrés du doigt par nos voisins d’outre-Rhin, de s’alarmer : « Veut-on nous écarter, nous, pays fondateur, de l’Union économique et monétaire ?
Et les Français, soumis à la douche écossaise des déclarations des responsables allemands, de douter de la volonté réelle des allemands de réaliser la monnaie unique.
Ces querelles tournent autour de l’Union économique et monétaire, sans doute présentement le projet le plus ambitieux du point de vue de l’intégration européenne. Le mener à bien exige donc réflexion, préparation, clarification, mais autrement que par des jugements, volontairement ou non, assassins.
Ce que, depuis quarante ans, deux graves crises n’ont pas réussi, c’est-à-dire tuer la construction européenne, une série de petites phrases et d’incidents diplomatiques mineurs vont-ils y parvenir ? Non pas par un coup de poignard, mais par un processus de mort lente, nourrissant des sentiments réciproques de méfiance ? Nos contemporains manquent décidément de mémoire. Car, depuis 1950, nous avons surmonté nos préventions historiques en créant, par les projets communs et par la coopération, un climat de compréhension mutuelle et de paix.
Alors, messieurs les responsables de tout bord, arrêtez le massacre, renoncez à vos petites phrases parfois liées à vos arrière-pensées de politique intérieure ! Le mal que vous faites est sans rapport avec les petits profits domestiques que vous tirez de vos coups de coude pour écarter un concurrent, ou de vos coups de menton, la nostalgie étant pour vous toujours ce qu’elle était.
Un moment de réflexion, est-ce trop demander ? Pour rappeler, par exemple, les sentiments qui sont ceux de nombreux Européens lorsqu’ils voient les États-Unis, après moult virages, s’attribuer tous les moyens et tous les mérites liés à la naissance d’un espoir de paix dans l’ex-Yougoslavie. Ou encore pour souligner tous les avantages que les pays européens tireraient d’une véritable coordination de leurs politiques économiques, comme contrepartie indispensable de la monnaie unique.
Il est donc temps de se parler franchement, d’évoquer toutes les questions difficiles que soulèvent l’approfondissement et l’élargissement de l’Union européenne. Espérons que la réunion informelle des ministres des finances de samedi dernier, à valence, a vraiment aplani les difficultés et donné un nouveau souffle. Ou tout simplement rappelé le « pourquoi nous combattons » : conforter la paix en Europe, en Méditerranée, au Moyen-Orient, unis nos efforts pour plus de compétitivité et plus d’emplois. Mieux : faire rêver nos concitoyens à cette Europe forte et généreuse à la fois, fière de son modèle social, ambitieuse pour son rôle dans le monde, mais prête à en assumer les charges.
Le Nouvel Observateur : 19 octobre 1995
Puisque les autres formules ont échoué, pourquoi ne pas créer un Conseil de sécurité économique chargé d’établir les règles du jeu d’une véritable coopération internationale ?
On aurait pu espérer qu’à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’ONU une discussion bien préparée s’engage sur les buts et les moyens d’une réforme de cette institution, en vue de l’adapter aux nouveaux risques qui pèsent sur la paix dans le monde et sur le respect de droits de l’Homme.
Car les critiques n’ont pas manqué, ces dernières années, à propos de l’ex-Yougoslavie ou du Rwanda, par exemple. En oubliant d’ailleurs que l’ONU est engagée dans de multiples processus et que, dans bien des cas, elle réussit son œuvre de réconciliation et de pacification.
Mais il n’en sera pas question à New York, alors que les mutations de notre monde et la fin de la guerre froide appellent une réflexion d’ensemble sur la charte des Nations unies et sur les critères qui pourraient justifier un droit d’ingérence élargi non seulement en ce qui concerne les garanties d’une aide humanitaire, mais aussi pour les missions de maintien ou de rétablissement de la paix.
Pourtant, des réflexions ont été menées, des propositions faites, notamment par la commission pour un gouvernement global, présidée par le Premier ministre suédois Ingvar Carlsson et par le Guyanais Shridath Ramphal, ancien secrétaire général du Commonwealth (1). Ayant participé à ses travaux, je voudrais aujourd’hui me concentrer sur la dimension économique du problème et illustrer ma proposition de créer un Conseil de sécurité économique, idée reprise dans le rapport en question.
Je le fais au moment où, à l’issue de la réunion annuelle des deux grandes institutions financières créées en 1944, le Fonds monétaire et la Banque mondiale, des nouvelles peu rassurantes nous parviennent. Que l’on considère la réduction envisagée de l’aide aux pays pauvres, suivant le mauvais exemple donné par le Congrès américain, ou bien le report de la décision visant à renforcer les moyens du fonds monétaire international, on voit bien les limites actuelles du système mis en place à Bretton Woods.
On pourrait encore citer l’impuissance du G 7 (2) – c’est-à-dire les pays les plus riches du monde – à freiner les évolutions capricieuses du dollar, la seule monnaie internationale de réserve, ou même à donner les impulsions indispensables à une maîtrise même partielle des phénomènes de globalisation. Peut-on d’ailleurs prendre au sérieux l’idée d’un passage de l’aide au développement au partenariat entre pays riches et pays en développement, quand on sait que le G 7 représente environ 15 % de la population du globe et, il est vrai, 80 % de la production mondiale en 1990 ? Mais cette part ne sera plus que de 65% au début du prochain siècle, signe de la montée des pays émergents qui doivent prendre leur part de responsabilité dans la gestion des grands problèmes internationaux.
Les illustrations sont multiples de ce décalage entre des institutions conçues depuis la dernière guerre et le monde actuel. Les bonnes résolutions ne sauraient suffire. Ainsi, en 1990, l’assemblée générale de l’ONU adoptait une déclaration pleine de bonnes idées sur la coopération économique internationale. Mais rien n’a suivi. Certes, l’ONU a provoqué une salutaire prise de conscience par des conférences thématiques très réussies, sur l’environnement à Rio, sur la famille au Caire, sur les problèmes sociaux à Copenhague et sur les droits de la femme à Pékin. Mais il n’y a pas de moteur dans l’avion, ou, pour reprendre le langage habituel, le suivi n’est pas assuré.
Pourtant, chacun est bien conscient de l’interdépendance croissante de tous les phénomènes humains, sociaux, économiques ou financiers. Pourtant l’idée progresse, faits à l’appui, que le jeu du marché et la liberté économique ne suffiront pas pour aller vers un monde un peu meilleur. Des règles du jeu sont nécessaires, à condition de les adapter aux nouvelles structures de ce monde en mutation rapide. La récente création de l’organisation mondiale du commerce le montre bien, avec toutes les difficultés qu’elle rencontre pour, tout en stimulant les échanges commerciaux pour le bien de tous, établir précisément les conditions d’une compétition loyale qui exclurait certaines formes de dumping social ou autre.
Autrement dit : à monde global, réponse globale. Ce n’est pas qu’une question d’actualisation des règles du jeu, c’est aussi la nécessité de remédier au compartimentage des institutions spécialisées. Celles-ci n’auraient donc rien à craindre pour leur pérennité si ma proposition était mise en œuvre. Elles seraient associées aux travaux de ce Conseil de sécurité économique et bénéficieraient de cette recherche d’une cohérence plus grande entre l’économique, le social, le monétaire, le commercial, l’écologie et la démographie…
Je suggère donc que se réunissent, une fois par an, sous les auspices de l’ONU, les chefs d’État et de gouvernement, et entre-temps les ministres intéressés, en premier lieu les responsables de l’économie et des finances. Seraient invités les membres actuels du G 7, la Russie, la Chine, l’Inde et les organisations régionales des différents continents (Afrique, Amérique latine, Asie, Pacifique). Ils examineraient les évolutions de notre monde et se préoccuperaient du suivi des « sommets » et de leurs résolutions.
Le démarrage serait informel et expérimental, afin de rester si notre monde est capable de s’organiser à la mesure de la globalisation des problèmes. Il s’agit, que l’on ne s’y trompe pas, de conjurer de graves périls, ceux qui résulteraient de la non-préservation des grands équilibres humaines et naturels, de la persistance d’inégalités insupportables ou encore de la domination inquiétante de la bulle financière. La paix dans le monde – ou, plus modestement, la limitation des causes de conflits, dépend autant de la sécurité économique que de la sécurité politique.
Aux grands nations industrialisées, inquiètes d’avoir à se concerter avec le reste du monde, je répondrai : pourquoi ne pas essayer une nouvelle forme de coopération internationale, puisque jusqu’à présent les tentatives menées dans des cercles plus restreints n’ont pas donné de résultats probants. Chiches ?
(1) Le rapport a été publié par l’Oxford University Press, sous le titre « Our Global Neighbourhood ». Il existe en résumé en langue française : « Notre voisinage global – la vision de base ».
(2) Le G 7 comprend en réalité huit membres : l’Allemagne, le Canada, les États-Unis, la France, la Grande-Bretagne, l’Italie, le Japon et la Commission européenne au titre de l’Union européenne regroupant quinze pays.