Interviews de M. Ernest-Antoine Seillière, président du MEDEF, dans "Le Figaro" du 12 et "Les Echos" du 14 décembre 1998, sur les relations entre l'Etat et le patronat, la difficulté du dialogue social en France, et sur la volonté du MEDEF de devenir une force de proposition.

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Le Figaro, 12 décembre 1998

Le Figaro économique : Vous avez été élu au CNPF, voilà un an, après la démission de Jean Gandois consécutive aux 35 heures. La présence de trois autres candidats témoignait du décalage de l'institution par rapport aux « vrais chefs d'entreprise ». De ce point de vue, avez-vous le sentiment d'avoir redressé la barre ?

Ernest-Antoine Seillière : Je suis venu dans ces circonstances un peu troublées, et après ce qu'il faut bien appeler un échec, avec l'intention de reconstruire une représentation des entrepreneurs qui se fasse mieux comprendre et entendre. Depuis un an, nous avons conduit une réflexion sur ce que doit être notre mission et sur l'organisation à mettre en place pour l'exercer avec efficacité.

Notre mission, c'est de soutenir l'esprit d'entreprise, de promouvoir les entrepreneurs, et de nous assurer que l'environnement des entreprises leur permet de réussir. Et, puisque nous n'étions pas jugés assez légitimes, de faire en sorte que nous le soyons pleinement. D'où notre retour sur le terrain, avec la montée dans nos instances des organisations territoriales, et l'irrigation du MEDEF par les entrepreneurs de la base.

Depuis le lancement, à Strasbourg, du Mouvement des entreprises de France (MEDEF), je suis allé rencontrer les entrepreneurs dans onze régions, et je sais que le langage que nous tenons et la mission que nous décrivons sont largement approuvés. Nous entrons, avec l'euro, dans un univers économique et social nouveau : nous devons nous exprimer d'une voix forte dans la société civile, et bien évidemment de manière non partisane. Comme dans les autres pays !

Le Figaro économique : La grève de la SNCF a relancé le débat sur le service minimum. Seriez-vous favorable à une loi ?

Ernest-Antoine Seillière : Franchement, s'il y a un domaine où la loi serait légitime, c'est bien celui du service minimum dans les services publics ! Voilà l'exception française : on n'hésite pas à contraindre sans cesse les entreprises privées par la loi, et on s'interdit de veiller par la loi à ce que les services publics remplissent leur mission.

Le Figaro économique : Vous réclamez toujours plus de souplesse. Mais êtes-vous prêts à en assumer les conséquences ? Martine Aubry ne cache pas son intention de légiférer sur le travail précaire (CDD, intérim) ; Marc Blondel vous demande une négociation. Alors que les mouvements de chômeurs reprennent, allez-vous saisir cette perche, en espérant ainsi limiter les dégâts ?

Ernest-Antoine Seillière : Nous avons tiré les conclusions de la manière dont ont été décrétées les 35 heures. Nous croyons à la réalité du terrain, à la spécificité des métiers, et nous sommes donc favorables à la négociation sociale au plus près de la réalité. Il ne faut pas se saisir des sujets au niveau politique. La bonne méthode, c'est d'aller voir dans la réalité ce qui marche et ce qui fait de l'emploi dans les entreprises. Cela n'exclut pas des discussions nationales, mais seulement une fois que le terrain a dit ce qui marchait et comment cela marchait.

La négociation au niveau interprofessionnel ne nous paraît possible que lorsque les conditions en sont réunies : engagement du législateur à ne pas intervenir, et vérification préalable de ce qui marche sur le terrain. En ce qui concerne les CDD et l'intérim, qui ont, comme on le sait, créé beaucoup d'emplois depuis un an, le gouvernement nous parle de taxation et de législation, méthode inacceptable qui conduira évidemment à moins d'emplois. Je suis partisan, dans un premier temps, que les branches se saisissent de manière paritaire de l'examen des conditions d'intérim et de CDD, chacune dans leur métier.

Le Figaro économique : Et les mouvements de chômeurs ?

Ernest-Antoine Seillière : Ce n'est pas du tout à nous qu'ils s'adressent. Nous faisons, nous, les entrepreneurs, tout notre possible pour embaucher, et je ne vois pas pourquoi on irait reprocher aux entreprises l'emploi qu'elles créent.

Le Figaro économique : Vous vous tenez avec attention en dehors du champ politique. Mais vous réclamez, dans le cadre européen, un climat ou une réglementation plus favorables à l'entreprise, et donc à l'emploi. Ce qui est à peu de chose près le positionnement de l'actuelle opposition. N'êtes-vous pas contraints de faire, aussi, de la politique ?

Ernest-Antoine Seillière : Nous regardons comment les pouvoirs publics se comportent vis-à-vis des entreprises, et comment ils créent ou ne créent pas les conditions de la réussite, dans le cadre d'un dialogue confiant. C'est ce à quoi nous aspirons. Notre rôle est de travailler avec les pouvoirs publics, quelle que soit l'orientation du gouvernement et de leur faire comprendre les positions des entrepreneurs pour la réussite de notre pays. Dans cet esprit, nous rencontrerons d'ailleurs sous peu les dirigeants du Parti socialiste, de même que nous avons des contacts avec l'opposition.

Nous n'avons gagné la partie que lorsque des dirigeants administratifs et politiques ne considéreront plus qu'il est valorisant, pour les uns, de faire sentir à l'entrepreneur leur autorité, et, pour les autres, de se maintenir à distance. En France, les expressions qui viennent naturellement sous la plume de ceux qui commentent les relations entre pouvoirs publics et entrepreneurs sont « taxation, menace, tour de vis, répression des abus, législation, réglementation »… Quand vous allez en Angleterre, en Espagne, en Hollande, en Allemagne, vous entendez « encouragement, performance, allégement, souplesse, appui, déréglementation »… Nous devons changer de mentalité.

Le Mouvement des entreprises de France, et c'est une tâche difficile, aura gagné lorsque la société française sera heureuse et fière de faciliter la réussite de ses entreprises, seule manière de créer de l'emploi, et d'assurer la progression de notre expansion dans l'Europe qui se met en place. Je me donne jusqu'au 1er janvier 2000 pour placer le Mouvement des entreprises dans une position d'influence. Les entrepreneurs jugeront de mon action.

Le Figaro économique : Dominique Strauss-Kahn vient de souhaiter une négociation par branches sur les emplois-jeunes. Est-ce quelque chose d'envisageable ?

Ernest-Antoine Seillière : Notre manière de faire, c'est de proposer aux jeunes des emplois, par centaines de milliers. Nous multiplions les contrats par alternance. Nos objectifs, je l'ai dit à Strasbourg, est d'en conclure cinq cent mille en 1999, contre quatre cent mille cette année. Je crois que c'est ainsi que nous servons les intérêts du pays.

Le Figaro économique : Le ministre avait sans doute en tête les trois cent cinquante mille emplois-jeunes dans le secteur privé inscrits dans la plate-forme du PS, en parallèle avec les trois cent cinquante mille emplois-jeunes dans le public.

Ernest-Antoine Seillière : Si, comme vous le suggérez, on songe à une négociation qui ferait, dans le privé, le pendant des emplois-jeunes du public, cela veut-il dire que nous pourrions embaucher des jeunes en CDD pour cinq ans ? La fonction publique se dote pour elle-même des formes d'embauche qu'elle nous refuse. La fonction publique s'accorde des fonds de pension (la Prefon) qu'elle nous refuse, des formes d'emploi à durée déterminée à sa convenance, et, bien entendu, se dispense des 35 heures. Personne ne comprend pourquoi l'entreprise marchande ne disposerait pas de la même liberté et de la même initiative : tout cela relève des crispations et des incompréhensions. Nous allons tout faire pour les dissiper puisqu'il s'agit de la survie de notre développement économique.

Le Figaro économique : Vous vous apprêtez à négocier sur la prorogation et l'extension des préretraites contre embauches. Comment, alors qu'il faudrait au contraire reculer l'âge de la cessation d'activité, faire cette pédagogie-là, tout en étendant les préretraites ?

Ernest-Antoine Seillière : Nous cédons devant la pression générale pour mettre en oeuvre la continuité d'un dispositif social qui a eu sa justification, et qui l'a toujours sous l'angle social, mais qui est radicalement contraire à la structure démographique, c'est vrai. Nous avons eu des débats prolongés, et, en définitive, sans beaucoup de conviction, nous avons donné mandat à nos négociateurs de s'engager.

Le Figaro économique : Finalement, vous aviez annoncé une rupture, décrit l'inacceptable, vous expliquez que le mouvement est rénové, avec une doctrine nouvelle, un nom nouveau, une nouvelle représentativité. Mais on attend toujours l'acte fort qui traduirait ce message nouveau.

Ernest-Antoine Seillière : Notre équipe se met en mouvement avec les entrepreneurs. L'important est d'apprécier les situations de telle manière que nous avancions. Je note avec satisfaction l'impatience de ceux qui nous observent pour que nous hâtions le pas dans notre mouvement de rénovation. 1998 a été une année de rénovation. 1999 va être l'année de la mise en place du réseau national du MEDEF, dans lequel, je l'espère, tous les entrepreneurs sentiront que nous traduisons leurs aspirations et leurs positions. Il y a encore un énorme travail à faire pour nous organiser et pour convaincre.
C'est d'ailleurs le thème de notre assemblée générale du 15 décembre, au cours de laquelle sera présentée notre nouvelle manière de travailler, qui met notamment un terme à la séparation traditionnelle entre l'économique et le social dans notre organisation. Nous ne sommes pas au bout du changement. Nous souhaitons que la société tout entière ouvre les yeux sur les exigences de la modernité.


Les Échos, 14 décembre 1998

Nicole Notat : Vous fustigez l'interventionnisme de l'État ; comment, dès lors, envisagez-vous d'occuper l'espace contractuel, qui est, à l'évidence, la meilleure manière de laisser l'État dans son seul champ d'autorité ?

Ernest-Antoine Seillière : Le dialogue social interprofessionnel national n'a servi jusqu'alors que de marchepied au législateur pour intervenir dans les réglementations du travail, les rencontres au sommet entre partenaires sociaux ont surtout facilité les interventions du législateur. Après l'affaire des 35 heures, notre souhait est d'abord de donner vie au dialogue social à partir d'un engagement du législateur à ne pas intervenir ; ensuite d'expérimenter sur le terrain la faisabilité des changements.

Nicole Notat : Il y a huit ans, le président des affaires sociales du CNPF, Jean-Louis Giral, avait créé la surprise en invitant les partenaires sociaux à négocier sur les conditions du recours au travail précaire, précisément à un moment ou le législateur prétendait lui-même légiférer. Accepteriez-vous, aujourd'hui, de vous inspirer de cette méthode, sur ce thème ou sur un autre ?

Ernest-Antoine Seillière : C'est assez vieux tout cela : il s'agissait du CNPF d'antan, et comme vous l'avez dit, une surprise. On pourrait sûrement améliorer les choses, mais, je viens de vous le dire, le MEDEF souhaite qu'on accepte une méthode. Nos arrière-pensées vis-à-vis de l'État demeurent marquées par la méfiance : mais rien ne se dissout mieux que la méfiance.

Nicole Notat : Vous dénoncez l'intrusion du législateur sur le terrain social et du travail, est-ce, chez vous, une marque de sincérité ou le reflet d'une incapacité à définir, au MEDEF, une pensée sociale et à s'engager ?

Ernest-Antoine Seillière : Nous avons engagé une réforme de notre organisation interne, pour l'ancrer davantage dans le terrain et pour qu'elle devienne une force de propositions. Hier, convenons-en, le CNPF était trop timide, car il avait à gérer trop de contradictions. On peut faire mieux dès lors que le nouveau MEDEF est décidé à devenir une force de proposition.

Nicole Notat : Dans d'autres pays européens le dialogue et la concertation tripartites se développent efficacement. Iriez-vous jusqu'à dire que les patronats de ces pays se fourvoient ?

Ernest-Antoine Seillière : Entre la France et ces pays les réalités diffèrent considérablement. L'État y intervient pour faciliter les choses, pas pour imposer des solutions : les syndicats y sont passablement moins divisés et plus forts, alors qu'en France les salariés ne sont adhérents que pour 5 à 10 % d'entre eux dans le secteur privé. Aussi, la tâche des entrepreneurs français et de leurs représentants n'est guère facile. Mais notre objectif est de parvenir quand même à un dialogue constructif. Nous réussirons à trois conditions : si l'État facilite au lieu de décider, si les syndicats sont forts et crédibles et si les entrepreneurs sont clairs dans leur pensée et hardis.

Nicole Notat : En se repliant dans un particularisme frileux, le MEDEF ne risque-t-il pas d'assurer de beaux jours encore à l'exception française ?

Ernest-Antoine Seillière : Si les partenaires sociaux apparaissent faibles, c'est sans doute parce qu'on les a voulus ainsi : on a voulu des entrepreneurs soumis et les conséquences ne peuvent qu'être fâcheuses ! Notre société a un travail de fond à accomplir pour que changent les mentalités, pour que l'on reconnaisse et valorise le goût d'entreprendre en particulier. C'est un défi et nous allons nous employer à le relever.

Nicole Notat : Les syndicats, au-delà de leurs différences, qui sont réelles, comptent sur l'ouverture de négociations nationales interprofessionnelles. Quels sujets vous paraissent prioritaires ?

Ernest-Antoine Seillière : L'objectif n'est point de donner du grain à moudre pour sauver le moulin, mais de fabriquer de la belle farine.