Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à France 2 le 17 décembre 1998, sur la différence de réactions entre les pays européens en matière de politique étrangère et sur les interventions des Etats-Unis dans le monde et notamment en Irak.

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Média : France 2 - Télévision

Texte intégral

Claude Sérillon. - Monsieur Védrine bonsoir. Alors une série de questions et de réactions après ce que nous venons de voir. D'abord l'Europe totalement désunie…

Hubert Védrine. - Très bon tour d’horizon.

Claude Sérillon. - Merci. L'Europe totalement désunie, est-ce que ce n'est pas inquiétant pour l'avenir d'une Europe qui pourrait avoir une politique commune ?

Hubert Védrine. - Ce n'est pas inquiétant, cela veut dire tout simplement que nous avons à travailler encore puisqu'il y a des sujets sur lesquels les pays européens ne réagissent pas spontanément de la même façon, d'autres sur lesquels ils ont une vision convergente, par exemple sur l'avenir de la Russie, pour prendre un autre exemple. Mais nous savons qu’il y a cette divergence d’attitudes, c'est la pluralité européenne.

Claude Sérillon. - C'est un peu désespérant concernant l'Angleterre qui sera toujours liée des États-Unis, même si Tony Blair est un socialiste et qu'il devrait être proche de vous.

Hubert Védrine. - Non, on sait très bien qu'au départ les pays membres de l'Union européenne et les pays candidats représentent une grande variété de positions et de situations. L'histoire n'est pas la même, les intérêts ne sont pas les mêmes, les réflexes ne sont pas les mêmes. Quand on parle de construire une politique extérieure commune, c'est parce qu'on sait qu’au point de départ, elle n'est pas donnée, elle ne tombe pas du ciel, c'est un travail, un processus, il faut de la ténacité. Dans certains cas, c'est acquis, dans d'autres non. Là c'est une crise très complexe.

Claude Sérillon. - C'est pas gagné.

Hubert Védrine. - Vous l'avez bien montré d'ailleurs, ce n'est pas gagné. Je ne crois pas d'ailleurs que les pays d'Europe soient en désaccord sur le genre d’Irak que que nous voulons pour l'avenir. Le désaccord, les différences portent sur la façon de traiter une crise à un moment donné. Pour l'avenir, nous voulons tous un Irak qui puisse cohabiter en paix avec ses voisins dans un environnement pacifié. Voilà, c'est une vision d’avenir, il n'y a pas de divergences théoriques sur ce point.

Claude Sérillon. - En termes plus diplomatiques, est-ce que vous avez l'impression que les États-Unis décidément ce sont toujours les gendarmes du monde ?

Hubert Védrine. - Si on est dans un débat, dans un colloque, on pourrais énumérer de nombreux sujets sur lesquels les États-Unis n’interviennent pas, ne sauraient pas quoi faire. Comme par exemple, la guerre qui met aux prises six ou sept pays autour de la République démocratique du Congo, en Afrique.

Claude Sérillon. -  Mais là, en l'occurrence, ils en font une affaire personnelle, non ?

Hubert Védrine. - Les difficultés qu'ils ont, même avec beaucoup d'efforts et beaucoup de mérites à relancer durablement le processus de paix au Proche Orient. Donc c'est une expression qui n'est pas vrai partout quand on regarde. Là, il y a un cas particulier dont vous avez montré non seulement la complicité mais l'antériorité. Ça fait plusieurs années que la communauté internationale a un problème avec le président irakien, ce n'est pas l’Irak, c'est encore moins le peuple irakien, pour l'application de la résolution 687, qui a été votée par tout le monde, y compris les russes et les chinois après la guerre. C'est le problème central, ce n'est pas d'abord un problème américain.

Claude Sérillon. - Monsieur Védrine, vous évoquez justement l’ONU, le conseil de sécurité, à quoi ça sert maintenant puisque les États-Unis font cavalier seul et ne tiennent pas compte du conseil de sécurité, qui n'avertissent même pas Monsieur Kofi Annan, qui a été pourtant pendant un moment le héros.

Hubert Védrine. - Je crois que vous avez montré dans vos reportages que c'était un peu plus complexe que ça. Il est vrai que cette année, il y a deux grandes crises. Puisque par deux fois, l'Irak a essayé de rompre avec la commission de contrôle dont vous parlez, l’UNSCOM, et par deux fois des efforts convergents, Kofi Annan et nous par exemple, au printemps, ou alors simplement une réaction irakienne au bord du gouffre, il y a quelques semaines, a rétabli cette coopération. Mais à chaque fois, l'Irak a réacumulé des entraves pour la mise en œuvre de ces contrôles qui avait été décidés il y a quelques années qui n'ont pas été inventés comme ça pour compliquer les choses, c'est-à-dire la guerre du Golfe. C'est pour ça que cette nuit, dès le début des opérations, les autorités françaises, terme qui désigne le Président de la République et le gouvernement, ont déploré cet engrenage. Mais c'est aussi pour cela que, aujourd'hui, le Président de la République, comme le Premier ministre, comme moi-même, avons souligné que Saddam Hussein était clairement responsable de cet engrenage et de l'accumulation d'empêchements qui finit par conduire à ça.

Claude Sérillon. - Vous ne répondez pas sur Kofi Annan et le conseil de sécurité, en fait ils ont été bafoués. Il sont à peine en réunion et ils apprennent que ça y est, les frappes sont parties, ce n'est quand même pas…

Hubert Védrine. - J'ai tout à fait regretté aujourd'hui devant le Sénat que le conseil de sécurité n’ait pas pu faire son travail sur ce point qui était d'examiner le rapport de Monsieur Butler à propos du travail de l’UNSCOM. J'ai aussi rappeler parce qu'il faut être juste et exhaustif en même temps, que toutes les dernières résolution concernant l’Irak, indiquait précisément que l'Irak s'exposait à de très graves conséquences, c'est le terme qui me vient, en cas de violation des résolutions, violations qui se sont toujours répétées. Donc la situation est moins nette que ce que vous disiez en ce qui concerne le rôle du conseil de sécurité qui a donné quand même un cadre et des avertissements très clairs, très répétés. Même si l'engrenage est déplorable parce que c'est quand même déplorable d'avoir à en venir à des moyens de ce type et nous avons toujours, nous, travaillé pour une solution politique plutôt.

Claude Sérillon. - Vous avez des contacts actuellement avec les autorités irakiennes ? Vous essayez de faire passer des messages, comme on dit ?

Hubert Védrine. - Pendant la crise elle-même non, …

Claude Sérillon. - Mais ces derniers jours vous aviez des contacts ?

Hubert Védrine. - Jusqu'à il y a 2, 3 jours, nous avons des contacts réguliers qui sont simples d'ailleurs. C'est un message consistant à dire « appliquez les résolutions vraiment sans restrictions, sans manœuvres supplémentaires parce qu'il n'y a plus au sein du conseil de sécurité de pays qui soient encore disposés à comprendre… »

Claude Sérillon. - Mais là maintenant la France pourrait servir d’intermédiaire, pourrait reprendre la première des contacts avec les autorités irakiennes, avec Monsieur Tarek Aziz, par exemple ?

Hubert Védrine. - Si vous me demandez si on peut agir ce soir, je dirais non. Pas dans ce contexte.

Claude Sérillon. - Non, je veux dire après.

Hubert Védrine. - Si vous pensez à l’avenir, naturellement, comme le Président de la République l’a dit cet après-midi, nous travaillons, nous réfléchissons à ce qui pourrait être une sortie de crise et tout ça dans la perspective d'une solution d'avenir pour ce pays comme pour l'ensemble du Moyen-Orient. Naturellement c'est notre souci. Nous n'avons pas perdu le fil de notre propre politique et si nous avons déploré l’engrenage, c'est aussi parce que nous avons du mal à croire que des frappes militaires puissent résoudre le vrai problème qui est posé, qui est de savoir comment contrôler efficacement à long terme ce pays pour qu’il ne redevienne pas une menace pour la région. Est-ce que les frappes peuvent résoudre cela ? Comment le croire ? C'est pour cela que nous avons entamé une réflexion sur une solution de sortie de crise et pour la suite.

Claude Sérillon. - Merci Monsieur Védrine.