Article de M. Valéry Giscard d'Estaing, président de l'UDF, dans "L'Express" du 2 novembre 1995, sur les relations entre la France et l'Algérie depuis l'indépendance, intitulé "Algérie : prendre la distance juste".

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Texte intégral

« L’Algérie, c’est la France », telle était la formule indéfiniment répétée par les dirigeants politiques français – y compris François Mitterrand, et à l’exception du général de Gaulle – jusqu’en 1957. Aujourd’hui, en 1995, trente-huit ans plus tard, l’Algérie, ce n’est plus la France. Et pourtant, malgré l’indépendance, malgré le départ massif, et aujourd’hui complet, des Français d’Algérie, l’opinion publique se sent toujours engluée dans le drame algérien : prises d’otages, assassinats d’étrangers sur le sol algérien, attentats terroristes en France, propos acerbes et rencontres annulées entre dirigeants lui donnent le sentiment qu’elle ne réussira jamais à se sortir d’une voie à laquelle, de toute manière, elle ne voit pas d’issue.

Ce profond malaise tient à une attitude qui s’est prolongée bien au-delà du délai raisonnable dans certains milieux politiques et médiatiques, attitude qui consiste à prêter aux rapports entre l’Algérie et la France une nature particulière, différente de celle qui existe normalement entre deux Etats indépendants : des « relations privilégiées » et une posture de « non-indifférence ».

Le résultat est d’entretenir un climat permanent de postcolonialisme politique.

Pour sortir de ce guêpier, il n’y a pas d’autre moyen que de regarder enfin la réalité en face : l’Algérie, ce n’est pas la France. L’Algérie et la France sont deux pays indépendants, différents par leur histoire et leur culture, deux pays qui n’ont pas de frontières communes et qui n’ont pas de visées impérialistes l’un sur l’autre.

C’est cette normalisation, soit la sortie de l’après-guerre d’indépendance, et du postcolonialisme du regret et du remords, que j’ai voulu mettre en place en me rendant à Alger, en 1975, comme le premier président de la République française à visiter l’Algérie indépendante. Les faits ont suivi les paroles, c’est-à-dire bonnes quand nous étions d’accord, comme au moment de lancer ensemble le dialogue Nord-Sud, et mauvaises quand nos points de vue divergeaient, comme lorsque s’est posé le problème du sort de l’ancien Sahara espagnol. Telle est la pratique internationale courante, où chacun agit en fonction de ses obligations et de ses intérêts, sans chercher à décider pour le compte d’autrui.

Les dirigeants algériens ont pris acte de notre attitude. Houari Boumediene m’écrivait en novembre 198 : « Je vous redis notre entière disponibilité à assainir sur des bases durables les rapports franco-algériens. » Et nous réussissions à signer en 1980 plusieurs accords, dont l’un organisait le retour en Algérie de 35 000 travailleurs par an et de leurs familles. C’était, je crois, la distance juste.

La montée du fondamentalisme islamique justifie, aux yeux de certains, le retour à une politique interventionniste en Algérie. Il faut soutenir le pouvoir en place, affirme-t-on, car c’est la seule chance de barrer la route à l’intégrisme !

C’est porter un jugement trop rapide sur la situation réelle en Algérie. Comme l’écrit le Pr Chenal, « le problème fondamental d l’Algérie, ce ne sont pas les islamistes, mais bien le pouvoir lui-même ».

L’Algérie est gouvernée par la même équipe depuis trente-trois ans. Selon les circonstances, ce sont les militaires ou les civils qui prennent le dessus, mais c’est en réalité le même clan, issu du FLN et formé par la doctrine marxiste et autoritaire du combat pour l’indépendance.

Cette équipe s’est révélée incapable de répondre aux besoins fondamentaux des Algériens : désir d’une identité nationale respectée, freinage d’une démographie galopante et nécessité d’un développement économique pour combattre le chômage, dont le taux, d’après les statistiques officielles, atteint 25 % ! L’Algérie disposait pourtant de plusieurs atouts : une bonne infrastructure, une agriculture performante et les profits que lui ont apportés les deux chocs pétroliers.

D’où l’immense sentiment de frustration du peuple algérien devant un pouvoir qui l’a conduit à l’échec. Lors des premières élections organisées depuis l’acceptation du multipartisme, en décembre 1991, l’opposition islamique a obtenu au premier tour 47,27 % des suffrages. Qui peut dire s’il s’agissait d’un vote religieux ou d’un vote de désespoir ? L’armée a aussitôt interrompu le processus, déposé le président Chadli et instauré l’état d’urgence. La plupart des dirigeants français, à l’exception de François Mitterrand et de moi-même, ont approuvé ces décisions, peu conformes à la règle démocratique ! Et l’Algérie s’est enfoncée dans un affrontement sans pitié entre le pouvoir, c’est-à-dire la police militaire, et le terrorisme des fondamentalistes.

L’unique lueur dans ce drame a été la rencontre à Rome, en janvier dernier, des dirigeants de l’opposition démocratique et de certains responsables islamiques. Lueur fragile qui ouvrait la voie à la recherche d’une solution. L’Union européenne aurait dû l’encourager, en appelant à une large consultation démocratique et en indiquant sa disponibilité à aider le développement d’une Algérie qui opterait clairement pour la démocratie. Au lieu de cela, on n’offre aujourd’hui aux Algériens qu’une élection présidentielle destinée à légitimer le pouvoir en place.

Le fait de nous tenir à juste distance des problèmes de l’Algérie ne fera pas disparaître le risque des attentats, mais nous donnera une base solide pour les combattre. A l’unanimité réalisée de la droite à la gauche pour lutter contre le terrorisme il faut donner un fondement politique : le France n’interviendra pas dans les choix des autres pays ; elle est prête à aider, avec ses partenaires de l’Union européenne, les évolutions authentiquement démocratiques ; et elle garantira rigoureusement la sécurité de ses citoyens, sur son sol, vis-à-vis de tous les agissements extérieurs.

C’est aussi le seul moyen d’éviter que deux importantes communautés vivant chez nous, l’une française – celle des Français musulmans originaires d’Algérie – et l’autre étrangère – celle des Algériens installés en France – ne soient entraînés à leur tour dans la tourmente.