Texte intégral
Un hasard géographique par Arlette Laguiller
ÊTRE NÉE dans l'Hexagone a certes façonné mes façons de penser de bien des manières. Le français est ma langue maternelle. Mes références historiques, politiques, sont liées dans une large mesure au passé de la France, Mais "mon pays", c'est la planète tout entière, et toute autre vision des choses me paraîtrait une automutilation.
Que l'exploitation du nationalisme puisse mener aux pires horreurs, nous en avons des exemples chaque jour. Les images terribles qui nous parviennent régulièrement de l'ex-Yougoslavie ne peuvent laisser indifférent, et il ne se trouve heureusement personne, ici, pour ne pas condamner le "nettoyage ethnique" entrepris par les milices serbes de Bosnie contre les populations musulmanes. Mais les idées qui font tant de ravages dans les Balkans sont-elles autre chose que la forme exacerbée de ce qui constitue, dans ce pays, comme malheureusement partout, l'idéologie dominante, c'est-à-dire le nationalisme, l'idée que tous les Français, quelle que soit leur situation sociale, du fait de posséder le même type de carte d'identité, auraient des intérêts communs, qui les opposeraient à tous les étrangers ?
Dans la manière d'utiliser ce type d'argumentation il y a évidemment des nuances, mais, si tous les politiciens ne se réclament pas de la "préférence nationale" chère à Le Pen, aucun ne répugne à emboucher un clairon tricolore dès qu'il veut essayer de légitimer sa politique. S'agit-il de justifier le cadeau fait au lobby de l'armement nucléaire avec la reprise des tirs dans le Pacifique qu'on invoque aussitôt les nécessités de la "défense nationale"… contre des ennemis si hypothétiques qu'on se grade évidemment bien de les citer. S'agit-il de convaincre les travailleurs d'accepter de nouveaux sacrifices qu'on affirme ceux-ci nécessaires par rapport à la concurrence internationale.
Et le chauvinisme, cette forme extrême du nationalisme, est une maladie d'autant plus répandue que ceux qui la propagent n'en sont même pas forcément conscients, car il déborde largement le terrain de la vie politique, pour s'insinuer sournoisement dans les aspects de la vie sociale. Par exemple, des journalistes, à la télévision, dont la fonction n'ayant apparemment rien à voir avec la politique, consiste à présenter au public les nouveaux gadgets, s'empressent de pousser un joyeux cocorico dès que l'inventeur est français. Et dans les résultats des épreuves sportives, ce qui compte le plus souvent, ce n'est pas le classement de l'épreuve que la position des "premiers Français". Même le Tour de France, couru pourtant par des équipes de marques commerciales constituées de coureurs de diverses nationalités, donne lieu à ce genre de palmarès !
Il ne s'agit là que d'exemples triviaux, me dira-t-on. Mais combien y a-t-il d'intellectuels, fiers de se dire tels, qui raisonnent autrement, qui utilisent une autre logique que celle du nationalisme ?
Pourtant, je ne vois pas en quoi la nationalité d'un individu peut être considérée autrement que comme un hasard géographique. Et cette idée sous-jacente dans des discours de toutes sortes, comme quoi être né français serait en soi un honneur qui nous vaudrait, outre de vivre dans le plus beau pays du monde, de parler la plus belle langue du monde, etc., etc., me paraît la forme moderne d'un vieil esprit de clocher, dont la survivance, à la veille du troisième millénaire, serait tout simplement un défi au bon sens, si le fait de la cultiver systématiquement n'était pas, pour les classes possédantes, un opium destiné aux classes laborieuses, bien plus efficace aujourd'hui que la religion.
J'ai appris, quant à moi, des fondateurs du mouvement ouvrier, non seulement français, mais aussi allemands, anglais, russes italiens ou de bien d'autres nationalités, à considérer l'humanité tout entière comme mon peuple, et la planète comme ma patrie.
Ce n'est pas une idée nouvelle. Elle est même antérieure au mouvement ouvrier, car elle était déjà présente en filigrane à l'époque des Lumières, chez, les meilleurs intellectuels de la bourgeoisie qui souhaitaient l'avènement d'un monde conforme à la raison. Mais aucune idée n'est plus actuelle. La crise économique que le monde traverse depuis plus de vingt ans est là pour nous prouver que c'est à l'échelle de la planète qu'il droit construire un nouvel ordre économique. Les problèmes d'environnement, la pollution, eux aussi se posent par-delà les frontières.
Les grands États nationaux, que l'on nous présente volontiers comme éternels, n'ont en fait qu'un ou deux siècles d'existence, voire moins, si leur naissance, au XIXe siècle, a été un progrès par rapport au morcellement féodal, les frontières qu'ils se sont données constituent aujourd'hui un obstacle au libre développement de l'humanité.
Les choses ne changeront certes pas toutes seules. Les classes possédantes ont trop à perdre à la remise en question de ce système caduc pour ne pas s'y accrocher désespérément. L'exemple de l'Europe de l'Est, de l'ex-bloc soviétique comme de la Yougoslavie, prouve que la seule chose dont soient capables les chantres du capitalisme, c'est, sur ce terrain-là comme sur bien d'autres, de ramener le monde en arrière. Et il n'y a qu'une renaissance du monde ouvrier qui pourra rendre à l'internationalisme la place qui devrait être la sienne.
Mais je rêve tout de même que, parmi tous les intellectuels qui se disent si fiers de la culture, de la littérature française, certains s'inspirent de ce qu'elle produit de plus généreux, de plus en avance sur son temps, et proclament, comme le faisait en 1651 un certain Cyrano de Bergerac (le vrai, qui n'était pas le va-t-en guerre qu'en a fait Rostand) : "Un honnête homme n'est ni français, ni allemand, ni espagnol ; il est un citoyen du monde, et sa patrie est partout."