Texte intégral
S.Paoli:
Des rendez-vous sont-ils un apport à la nouveauté en politique ? Le premier ministre tient le pari que viendra le temps des accords sur les 35 heures dans les entreprises privées. 400 000 emplois d'ici à 2002 constituent un objectif raisonnable à ses yeux. Dossiers chauds : les retraites. Il y aura bien un complément de capitalisation au système de retraite par répartition qui ne peut être remis en cause, dit-il. Rendez-vous fin 99 pour les premières mesures. Baisse d'impôts. Toutes sortes de rumeur avaient circulé ces derniers jours. La réponse, c'est : rien pour l'instant, c'est questions seront examinés dans la loi de finances pour l'an 2000. La réforme audiovisuelle sur laquelle L. Jospin s'était engagé est renvoyé à plus tard. Sans date. Les engagements, maintenant : la couverture maladie universelle pour les 5 millions d'exclus de la sécu, projet de loi en février, et puis ce bémol à Jean-Pierre Chevènement que constitue le non à la suppression des allocations familiales aux parents de jeunes délinquants.
Comment un responsable politique décrypte-t-il les propos du Premier ministre, hier soir, quand il dit : au fond, moi je suis là pour gouverner, je ne pense pas du tout à la présidentielle ?
A. Madelin :
« Je n'en sais rien, mais en tout cas si L. Jospin pense à la présidentielle, ce n'est pas avec des interventions d'une heure pleine de vide comme celle d'hier qu'il peut au mieux préparer sa présidentielle. J'ai vu plutôt vraiment un Premier ministre - c'est sidérant, sidérant ! Que de vide, que de vide, que de vide - parlé pendant une heure vraiment pour ne rien dire par rapport au formidable défi du pays. Je crois que cette intervention marque un tournant dans la politique du gouvernement, et sans doute sera-t-elle regardée par les historiens comme un cas d'école : mais qu'est-il venu faire à la télévision, ce soir-là ? »
S.Paoli:
On a compris déjà que vous n'êtes pas convaincu quand il vous dit : je recadre, au fond, je donne un peu, je maintiens les objectifs…
A. Madelin :
« Oui cela veut dire : je bavarde, je bavarde. Mais le problème c'est que les problèmes du pays nécessite autre chose si vous voulez, il nous a reparlé des 35 heures et des emplois-jeunes. Solutions de facilité ! C'est à la portée de n'importe qui que de créer des emplois à coup de subventions publiques. Les 35 heures, cela ne marche pas ! L'exemple d’EDF qui nous a donné, c'est un exemple en tout point scandaleux. Scandaleux !
S.Paoli:
Pourquoi vous dites cela ? En quoi cela vous paraît scandaleux ?
A. Madelin :
« parce que faire les 35 heures, ou les 32 heures à EDF, dans une entreprise qui coûte déjà si cher, ou le coût du travail est largement de 50 % supérieur à ceux de toutes les autres entreprises, faire ceci à coup de subventions publiques, mais c'est vraiment une France à deux vitesses. C'est un secteur protégé et un secteur exposé. Le petit ouvrier du bâtiment, en regard, qui va, lui, travailler dur, avec ses quelques compagnons, mais il a le sentiment qu'il y a une formidable injustice, parce que c'est avec l'argent de ses impôts que l'on va se payer ce nouveau privilège à l'intérieur d’EDF. »
S.Paoli:
Mais alors du coup, l'appel au privé, l'appel aux entreprises, quand le Premier ministre dit : écoutez, entreprises privées, entendez un peu mon discours, et vous allez voir, à 2002, on est à 400 000 emplois créés. C'est un gros risque politique pris ?
A. Madelin :
« Vous avez, à l'heure actuelle, grosso modo 2,5 millions de petits entreprises. Si vous leur donnez confiance [vous aurez] une embauche sur deux. Cela fait plus de 1 million, 1,2 millions embauchés supplémentaires. Et qu'est-ce que leur dit le Premier ministre ? Les 35 heures, cela ne marche déjà pas très bien, mais croyez bien, on va l'appliquer à toutes les entreprises, également au moins de 20. Or, allez prendre un croissant le matin dans un café, demandez au patron du café comment il va pouvoir appliquer les 35 heures ! Allez chez votre boulanger ! C'est inapplicable dans ses petites entreprises. Pensez-vous que c'est le moyen de donner confiance et de débloquer la création d’emplois ? Non. Donc, je crois que vraiment, j'ai eu le sentiment, hier, d'un Premier ministre qui était en panne, oui en panne, je crois que c'est le meilleur mot qui s’applique à son discours. »
S.Paoli:
Comment vous expliqueriez, de votre point de vue, la panne ? Tenez ! Le problème de la croissance, - il n'y a pas de baisse d'impôts annoncée -, Il nous dit : au fond, moi je ne peux toucher à rien avant un petit moment. Il faut voir comment la situation va évoluer.
A. Madelin :
« C'est une erreur d'analyse. Il n'est pas le seul à la faire - je voudrais y revenir. Le Premier ministre nous dit : je pourrais éventuellement baisser les impôts quand j'aurais des marges de manœuvre. Moi, je pense exactement le contraire : pour avoir des marges de manœuvre, il faut baisser les impôts, parce que les impôts c'est ce qui freine l’initiative des gens. Au fond, je dis : si vous desserrez les freins, vous avez des chances d'avoir de la vitesse. Et le Premier ministre nous dit : j'attends d'avoir de la vitesse pour peut-être un jour desserrer les freins. Je crois que c'est une erreur. »
S.Paoli:
On peut en débattre. Parce qu'on est dans une situation tellement improbable. Regardez ce qui se passe aujourd'hui, maintenant en Amérique latine, après la crise asiatique ! Les gros chocs sur les bourses, hier, après les problèmes au Brésil. On peut comprendre que cela inquiète tout le monde. Peut-être même vous, y compris ?
A. Madelin :
« Oui, il y a beaucoup d’incertitudes sur les marchés financiers. Mais globalement tout de même, ce qui est en marche dans le monde, c'est une formidable révolution technologique. On change de civilisation. Il y a une nouvelle croissance qui est là, à l'œuvre partout, qui crée de nouveaux emplois, de nouveaux métiers, de nouvelles chances, deux nouvelles opportunités, de nouveaux services. C'est, je crois, sur cette toile de fond optimiste que doit se passer la politique du gouvernement. Mais à condition de faire sauter les verrous, à condition de desserrer les freins. J'ai eu le sentiment, là, sur ce point, que le Premier ministre était à côté de toutes les grandes réformes qu'il faudrait faire pour que notre pays puisse rentrer vraiment dans la modernité et profiter de cette nouvelle croissance à l'œuvre dans le monde. »
S.Paoli:
Vous persistez à rester un peu optimiste s'agissant de l'économie mondiale ?
A. Madelin :
« Oui. Il y a des désordres financiers qui sont le résultat de l'accumulation de tas de créances d’Etats qui ne correspondent à aucune richesse réelle dans le passé. Il y a des désordres financiers actuels. Il y aura encore des désordres financiers futurs. Mais l'économie réelle, c'est-à-dire celle qui crée des emplois, celle qui crée des produits, celle qui crée des services, c'est un formidable boom d'innovation qui nous permettra d'entrer dans un nouveau siècle et d'espérer, un jour, pas si lointain que cela, de retrouver, - je n'hésite pas à prononcer ce terme - le plein-d ’emploi, en tout cas du travail pour tous en France. »
S.Paoli:
Un gros point qui occupe l'opinion, c'est tout ce qui est relatif à la sécurité. Pas de tournant sécuritaire, dit L. Jospin.
A. Madelin :
« Ah bien, oui, là il y a un décalage ! On a vu la rentrée fracassante de Monsieur Jean-Pierre Chevènement, et puis, la, la douche froide de Monsieur Jospin. »
S.Paoli:
Comment vous y allez fort, franchement ! La douche froide !
A. Madelin :
« Je vais vous expliquer. Je crois que, dans ce pays, il y a un énorme danger en matière de sécurité. On voit dans des zones entières se créer une culture à part, un monde à part où des dizaines de milliers de gamins sont élevés totalement en dehors des règles normales de la société, dans une sorte de contre-culture, où la violence est quelque chose d'ordinaire. C'est extrêmement grave. Il va falloir du temps, il va falloir de l'énergie, il va falloir des moyens financiers considérables pour venir à bout…
S.Paoli:
Est-ce qu'il faudra s'en prendre aux parents ?
A. Madelin :
« Attendez, il faut d'abord s'en prendre à cette sorte d'angélisme qui était celui du discours, notamment socialiste, pas seulement socialiste, mais notamment du discours socialiste qui, Chaque fois que l'on parlait de sécurité et d'autorité, consiste à dire : ah voilà, la politique sécuritaire ! Non. Sécurité et autorité, c'est aussi nécessaire. »
S.Paoli:
Mais, ils le reconnaissent eux-mêmes maintenant ?
A. Madelin :
« Oui. »
S.Paoli:
Hier matin, dans ce studio, il y avait un représentant socialiste qui disait : oui, c'est vrai.
A. Madelin :
« Vous avez raison, et j'ai remarqué ce tournant des mots. S’agissant des actes, je ne vois rien venir. Il faut revoir l'ordonnance de 1945 sur les mineurs. Il faut avoir des mécanismes de responsabilisation des parents et, le cas échéant, de mise en tutelle des allocations familiales. Il faut développer une police de proximité et développer les polices municipales. Il faut des centres pour incarcération, avec des mesures éducatives, d'un certain nombre de mineurs. Si l'État n'a pas les moyens, qu'on fasse appel à un grand programme privé pour développer de tels centres. Il faut pour ceux qui n'ont pas encore commis de délit, mais dont les parents sentent bien qu'ils peuvent mal tourner, et bien des internats, des sortes de maison familiale qui permettent de mettre ces gamins à l'écart de ses quartiers où ils sont en danger. Il faut, le cas échéant, dans un certain nombre de secteurs, des mesures de couvre-feu. Je pourrais continuer cette liste. Je n'ai rien vu, en ce sens, dans le discours de Monsieur Jospin. »
S.Paoli:
Quand vous étiez venus, il y a quelques mois dans ce studio - on parlait de l’enseignement -, vous aviez déjà parlé de l'injection de capitaux privés dans…
A. Madelin :
« C'est ce que fait Monsieur T. Blair avec des zones d'éducation, en faisant appel à l'initiative privée. Que l'on ne fasse pas cela à Neuilly dans le XVIe, très bien ! Mais qu'on laisse le maximum de chances à ceux qui justement n'ont pas de chance dans ces zones. Qu'est-ce qui s'est passé dans ces zones totalement en décalage aujourd'hui avec le pays ? C'est que vous avez eu toutes les erreurs du logement social, on a fabriqué par des erreurs de politique gouvernementale, des ghettos sociaux. Vous avez eu les erreurs du système éducatif, le même moule unique pour tous, là où les enfants sont différents, où il fallait une éducation beaucoup plus souple, beaucoup moins rigide pour adapter nos établissements à ses enfants différents. Toutes ces erreurs du passé, si on ne les corrige pas au plus tôt, eh bien, c'est vrai qu'il y a des dizaines de milliers de gamins qu'ils vont perdre leurs chances dans la vie.»