Article de M. Michel Barnier, ministre délégué aux affaires européennes, dans "La Croix" le 10 novembre 1995, en hommage à l'action pour la construction européenne de Charles de Gaulle, intitulé "De Gaulle l'Européen".

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Média : La Croix

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Voici vingt-cinq ans, s’éteignait de Gaulle… Depuis – le temps d’une génération – nous ne cessons de contempler l’œuvre de cet homme et son ombre immense, portée sur le destin de notre pays. Entré dans la légende du siècle bien avant sa mort, Charles de Gaule aujourd’hui à nouveau porte le peuple français sur son nom, et la postérité lui offre ainsi de demeurer ce qu’il s’est toujours figuré être : l’homme d’une nation.

Devenue formidable chanson de geste, récitée le front haut à la face du monde, l’histoire selon de Gaulle paraît ainsi retracer la révolte viscérale et intuitive d’une nation pour son indépendance et sa grandeur. Et, de sa jeunesse enfiévrée par Péguy au premier essai nucléaire de la dissuasion française, de Gaulle fascine et agace par cette obsession héroïque. En somme, comme héritage aux Français, une trinité : l’indépendance, la Ve République, et la France, « lumière du monde »…

De ce portrait fait pour l’Histoire se dégage une idée reçue, faussement naturelle : enfin, de Gaulle ne pouvait être partisan de l’Europe ! N’avait-il pas combattu deux guerres contre un ennemi si intime, l’Allemagne, n’avait-il pas ce mépris de ce qu’il se plaisait à appeler les « chinoiserie bruxelloises » ? Allons donc, le Général l’avait domptée, l’Europe ! Et d’égrener comme autant de coups de main géniaux le refus de la Communauté européenne de défense, le veto à l’entrée de l’Angleterre dans le marché commun, la pratique de la « chaise vide » ou le compromis du Luxembourg.

« Les Français et les Allemands doivent devenir des frères »

De fait, voilà le gaullisme érigé en monument de la résistance à Bruxelles – en « particularisme régional » diraient certains fédéralistes. Est-il possible que des gaullistes se méprennent si profondément sur la continuité des desseins de cet homme d’exception, sur l’ampleur du regard qu’il jetait sur le temps et l’histoire ? Qu’on me permette donc, à moi qui, comme tant d’autres, suis devenu gaulliste en même temps qu’européen sur la foi de sa poignée de main avec Adenauer, d’évoquer de Gaulle l’Européen.

Les yeux grands ouverts sur l’ensemble du continent, il avait cette conscience des liens secrets et forts tissés entre toutes les nations de l’Europe occidentale par le flux et le reflux des empires, mais aussi par la chrétienté, et au-delà, presque enfoui, par le passé le plus lointain : « Nous autres Européens, nous sommes des bâtisseurs de cathédrales… » Bouleversé par deux saignées dont toute l’Europe réchappa exténuée, de Gaulle avait la conviction intime, si contraire à la caricature chauvine et rancunière, que le couple franco-allemand devait être la colonne vertébrale d’une union européenne : « Les Français et les Allemands doivent devenir des frères », des mots mêmes de celui qui les avait le plus âprement combattus…

Cet élan résolu vers l’Europe n’était et ne reste inattendu que pour les adeptes du premier degré : patriote par-dessus tout de Gaulle savait combien l’horizon européen servirait les intérêts fondamentaux de la France. D’où cette confidence extraordinaire, soufflée un jour de conseil des ministres à Alain Peyrefitte : « l’Europe, c’est le moyen pour la France de redevenir ce qu’elle a cessé d’être depuis Waterloo : la première du monde… (1) »

Des initiatives pratiques pour la construction européenne

Homme des grands desseins, de Gaulle prit également nombre d’initiatives pratiques pour la construction européenne, à commencer par l’entrevue de Colombey, le 14 septembre 1958, où il annonça à Adenauer que la France resterait dans le marché commun, alors qu’il n’aurait jamais hésité à l’en retirer si nos intérêts vitaux avaient été en jeu, comme il le fit pour l’Otan quelques années après. Il restera aussi l’inspirateur du plan Fouchet, qui proposait une union étroite et immédiate aux Six, le négociateur militant du traité de l’Élysée avec l’Allemagne, le soutien vigilant des balbutiements du marché commun, l’interlocuteur attentif de Coudenhove-Kalergi (2).

Le général avait ainsi à l’esprit plusieurs lignes directrices, comme des fondations pour l’Europe future, qui demeurent d’une étonnante pertinence aujourd’hui : un noyau solide de pays précurseurs, organisé autour de la France et de l’Allemagne, drainerait l’ensemble de l’Europe, en mêlant graduellement les compétences, cette union toujours plus profonde ne pouvant s’effectuer que sur le socle de l’adhésion populaire des citoyens européens, exprimée par référendum.

Alors comment expliquer, autrement que par une vision étroite, l’équivoque qui entoure encore le message gaulliste, suscitant l’incompréhension de certains de nos partenaires ? Ce message, livré dans son intégrité, ne correspond certes pas aux attentes d’un nationalisme outrancier, mais tranche également avec les thèses fédéralistes sirupeuses, car de Gaulle s’est toujours opposé avec force au rêve irresponsable de la dissolution artificielle des nations les unes dans les autres, à la transformation de la richesse des diversités en pauvreté uniforme.

Un extraordinaire visionnaire de l’histoire communautaire

D’où une sortie fameuse : « On n’intègre pas des nations comme des marrons dans une purée ! », exergue d’un réalisme sourcilleux qui lui vaut depuis un brevet anti-européen. C’est un comble ! En gommant de Gaulle des tablettes de l’histoire communautaire, on écarte l’un de ses plus extraordinaires visionnaires : celui, qui prophétiquement, parlait à Adenauer incrédule de la réunification allemande, qui dressait les plans d’une confédération, pour plus tard, « couronnement d’un patient effort pour dégager une politique commune, une diplomatie commune, une sécurité commune », qui voyait s’ouvrir au-delà une Europe élargie de l’Atlantique à l’Oural, quand la guerre froide aurait dégagé son étreinte.

Voilà. Cela aussi, c’était de Gaulle. Et pour éluder une fois pour toutes les questions imbéciles, ayons l’audace de dire que c’est un non-sens de pérorer sur la couleur qu’aurait eu le bulletin de vote du général pour le référendum sur le traité de Maastricht. À dire vrai, la seule question à laquelle il mérite d’être répondu, c’est de savoir si, en son temps, à son heure, de Gaulle a soutenu la construction de l’Europe contemporaine : et la réponse est oui, trois fois oui. De Gaulle était européen, beaucoup plus et mieux encore que ne l’étaient ceux qui se voulaient ses adversaires et qui clopinent loin derrière lui sur les sentiers de l’Histoire. Tel est l’hommage que nous lui devons tous pour les certitudes qu’il nous laisse, au moment où commence une époque nouvelle et incertaine de la construction européenne, plein de grands rendez-vous sur la monnaie, la défense et l’élargissement : autant de moments de vérité !


Les intertitres sont de la rédaction.
(1) Cette citation et bien d’autres figurent dans l’indispensable ouvrage (Alain Peyrefitte c’était de Gaulle, publié en 1994 chez Fayard.
(2) Fondateur du comité pour l’Union européenne.