Interview de M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur, dans "Le Point" du 9 janvier 1999, sur l'augmentation de la délinquance des mineurs, les causes de la violence urbaine et la politique de sécurité du gouvernement.

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Média : Le Point

Texte intégral

Le Point : Les statistiques témoignent d’une inquiétante remontée de la délinquance en 1998. Que faire ?

Jean-Pierre Chevènement : Ces statistiques portent sur les onze premiers mois de l’année. Il faut savoir les lire : un graffiti et un homicide comptent pour deux. Ce n’est pas la même chose. Ce qui attire l’attention, c’est la progression des violences urbaines et la part croissante qu’y prennent les mineurs (155 456 en 1998, contre 138 582 en 1997). Inversement, le nombre des majeurs mis en cause diminue (de 576 333 en 1997 à 557 922 en 1998).
Le phénomène est donc bien circonscrit. Nous l’observons depuis plus de dix ans. Il a pris de l’ampleur depuis 1994. Le nombre de mineurs délinquants a ainsi augmenté de près de 70 % entre 1992 et 1997. Cette délinquance prend maintenant des formes de plus en plus violentes. Ce que l’on appelle « violences urbaines » recouvre en fait des réalités très différentes : cela va du feu de poubelle aux actes les plus graves de délinquance, les vols aggravés, les agressions en groupe des représentants de la force publique, jusqu’aux scènes de rue auxquelles nous avons été confrontés à la fin de l’année 1998.

Le phénomène est donc bien circonscrit. Nous l’observons depuis plus de dix ans. Il a pris de l’ampleur depuis 1994. Le nombre de mineurs délinquants a ainsi augmenté de près de 70 % entre 1992 et 1997. Cette délinquance prend maintenant des formes de plus en plus violentes. Ce que l’on appelle « violences urbaines » recouvre en fait des réalités très différentes : cela va du feu de poubelle aux actes les plus graves de délinquance, les vols aggravés, les agressions en groupe des représentants de la force publique, jusqu’aux scènes de rue auxquelles nous avons été confrontés à la fin de l’année 1998.

Le Point : Quel est votre diagnostic ?

J.-P. Chevènement : A l’arrière-plan des violences urbaines, il y a des faits sociaux. J’en vois essentiellement trois : d’abord, l’inégalité sociale et le chômage de masse qui frappe les jeunes de certains quartiers (quelquefois plus de 50 %) ; ensuite, ce que j’appelle une « déséducation » assez profonde, caractérisée par l’incapacité croissante de la société à transmettre ses valeurs ; enfin, une moindre capacité de la France à intégrer les jeunes nés de l’immigration. Ce sont là des faits. Mais soyons clair : ces faits n’excusent pas les comportements délictueux. Nul ne peut arguer des difficultés qu’il rencontre pour agresser, voler, blesser, voire tuer.

Le Point : Quelle action faut-il mener ?

J.-P. Chevènement : C’est un enjeu de société décisif. Ou bien nous réussissons cette reconquête républicaine et cela est possible dans le cadre d’un projet plus vaste de refondation républicaine. Nous préserverons ainsi le modèle de société républicaine auquel les Français restent encore majoritairement attachés, avec ses valeurs de liberté, d’égalité et de citoyenneté liant indissociablement les droits et les devoirs. Ou bien, par résignation à la dérive communautariste et par incapacité à enrayer la ghettoïsation de nos quartiers, nous nous laisserons entraîner vers un mode ségrégatif et ultra-répressif à l’américaine. C’est un choix de société. Il ne faut pas l’occulter.
Cela dit, gardons-nous d’amalgamer tous les jeunes qui habitent nos cités et une poignée de délinquants récidivistes et de petits caïds. Ce sont ces derniers qu’il faut mettre hors d’état de nuire pour libérer les premiers de la peur et les sortir de l’impasse suicidaire dans laquelle la violence les enferme. Mais la reconquête républicaine de nos banlieues ne réussira que si nous sommes capables de leur offrir un avenir. Bref, c’est la République tout entière, à travers toutes ses institutions, qui doit se remettre en mouvement.

Le Point : Quelles priorités fixerez-vous à la police ?

J.-P. Chevènement : Il faudra bien évidemment modifier le recrutement, la formation et les modes d’intervention de la police dans les quartiers difficiles, c’est le rôle d’une police de proximité. Par ailleurs, il faut combattre plus efficacement la délinquance des mineurs. Ce n’est pas une action de courte durée. Nous n’en recevrons pas immédiatement tous les fruits, mais à moyen terme cette reconquête républicaine – j’en suis convaincu – est possible.
Il faudra démanteler les bandes organisées spécialisées en trafics de tous ordres qui « tiennent » certains quartiers. Cela signifie, bien sûr, une exigence de professionnalisme, la nécessité d’une action solidaire et complémentaire des différents services, une bonne coordination des services de sécurité ainsi qu’une véritable cohérence dans l’action menée avec la Justice.

Le Point : De nombreux maires aspirent à jouer un rôle central dans l’action contre l’insécurité. Est-ce souhaitable ?

J.-P. Chevènement : La police est une police « nationale ». C’est l’Etat, en république, qui doit assurer une égale sécurité aux citoyens. Cet objectif, défini au colloque de Villepinte, est celui du gouvernement. Il implique des redéploiements. Cela ne peut se faire rapidement. Mais croyez-moi : cet objectif reculerait si l’on confiait aux collectivités – certaines riches, d’autres pauvres – le soin de répondre à ce besoin légitime de sécurité. Les surenchères ne manqueraient pas et, au total, on s’éloignerait du but. Cela étant, la police, en France, a longtemps été une police d’ordre.
Il convient maintenant de favoriser son évolution vers une police proche des citoyens. Et qui dit police de proximité dit, évidemment, partenariat resserré avec les collectivités locales.