Interview de M. Bernard Kouchner, secrétaire d'Etat à la santé et à l'action sociale, à TF1 le 20 décembre 1998, sur l'organisation des états généraux de la santé, la maîtrise médicalisée des dépenses de santé et les restructurations hospitalières, les frappes américaines et anglaises sur l'Irak, l'éclatement du Front national et les violences urbaines.

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Média : Emission Public - Site web TF1 - Le Monde - Télévision - TF1

Texte intégral


MICHEL FIELD : Bonsoir à toutes, bonsoir à tous. Merci de rejoindre « Public » ...

Bernard KOUCHNER : bonsoir, merci d'être avec nous. C'est en effet le Secrétaire d’État à la Santé et à l'Action sociale qui va, dans la deuxième partie de l'émission, répondre à vos très très nombreuses questions ; vous avez en effet été très nombreux par fax, par Minitel, par Internet, par courrier à poser des questions. Évidemment, la santé est un domaine qui nous intéresse tous. Alors inutile de le dire, on ne pourra pas répondre à toutes les questions. On s'est efforcé de les regrouper comme d'habitude en grandes familles de façon à ce que vous ayez le maximum d'éclaircissements sur les questions qui vous préoccupent et ce au moment où vous êtes vous-même, Bernard Kouchner, en plein dans cette opération qui s'appelle les états généraux de la santé.

BERNARD KOUCHNER : Oui, c'est pour entendre toutes ces questions, sans doute d'autres et essayer de répondre. Par exemple, il y a eu le droit de vieillir cette semaine, la prise en charge de la douleur et des soins palliatifs, la périnatalité, les hôpitaux de proximité. Alors ces états généraux sont destinés à entendre ce qu'on appelle les usagers, les clients, les malades, les patients, moi j'aimerais les appeler des personnes. Le mot « malades » les enferme déjà. Ils s'expriment. Il y a eu environ soixante ou soixante cinq réunions déjà, il y en a trois cents de programmées. Lorsque mille réunions se seront tenues et des réunions qui groupent à chaque fois plusieurs centaines, voire plus de mille personnes – lorsque mille réunions se seront tenues – nous en tirerons les premières conclusions et puis peut-être à ce moment-là, on en parlera d'une autre manière.

MICHEL FIELD : Qu'est-ce que vous allez en faire de tous ces renseignements collectés ?

BERNARD KOUCHNER : Alors d'abord... il y a sous forme de constat, de critiques et de propositions, viennent vers des comités de pilotage régional parce qu'il y a un sujet par région en plus de toutes sortes de réunions sur toutes sortes de sujets, tout est libre, les élus, les associations, les syndicats peuvent se faire aider pour faire une réunion, mais il y a un sujet par région. Alors ce sont les soins palliatifs, c'est la psychiatrie, c'est la qualité des soins, etc. Tout ça donc, toutes ces propositions convergent vers le comité de pilotage régional, une première conclusion est tirée, il y aura un journal des états généraux chaque semaine et puis ensuite à Paris, nous examinerons ce qu'on nous propose et puis nous en tirerons des conclusions vers le mois de mars, peut-être aussi vers juin, ça dépend du succès. D'abord mille réunions et il y en aura plus de mille à mon avis.

MICHEL FIELD : Alors ce sera en effet une sorte de synthèse de ces états généraux que nous vous proposerons avec vos questions dans la deuxième partie de l'émission. On commence juste après la publicité avec l'actualité de la semaine.

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MICHEL FIELD : Retour sur le plateau de « Public » en compagnie de Bernard KOUCHNER, le secrétaire d’État à la Santé et à l'Action sociale. Une semaine riche et fertile en événements, je le disais à l'instant, un récapitulatif élaboré par Julie Cleo.

AGENDA DE LA SEMAINE

MICHEL FIELD : Quelle semaine... alors commençons évidemment par l'essentiel, cette frappe américaine et anglaise sur l'Irak et ce que je pourrais appeler la timidité ou la réserve de la position française. Des voix dans l'opposition se sont élevées en disant : il manque un De-Gaulle. On a eu un peu l'impression que la position française était mi-chèvre, mi-chou et n'osait condamner cette frappe tout en s'en désolidarisant, tout en n'approuvant pas.

BERNARD KOUCHNER : Oui, la voix, c'était le président GISCARD D'ESTAING qui a eu l'attitude vis-à-vis du Général de GAULLE qu'on connaît...

MICHEL FIELD : Mais il peut lui arriver de faire des choses justes.

BERNARD KOUCHNER : Oui... Qu'aurait dit le Général de GAULLE ? Que ce n'était pas bien, que les Américains n'ont pas à faire la police du monde, mais nous l'avons dit : les Américains n'ont pas à frapper sans l'accord du Conseil de sécurité des Nations unies, il faut le répéter. Moi, sur le droit d'ingérence, je ne suis pas suspect de vouloir m'en servir... que la Communauté internationale s'en serve pour protéger les minorités, mais jamais un pays jamais une seule armée. Donc c'était une opération qui, c'est vrai, ne va rien résoudre. D'abord je m'étonne et heureusement, qu'il n'y ait que soixante-quinze morts. Si ce qu'on nous dit, est vrai et qu'il y a eu plus de bombes et de missiles lancés que pendant la première opération de la guerre du Golfe, alors c'est miraculeux, très précis sûrement, miraculeux. Est-ce qu'on peut penser régler le problème de ce gouvernement dictatorial, de son poids sur la population irakienne qui en souffre, avec quelques missiles supplémentaires ? Je crois que là, on a clairement renforcé le pouvoir de Monsieur Saddam HUSSEIN.

MICHEL FIELD : Mais l'un des axes de la diplomatie française, quelle que soit l'alternance d'ailleurs, ça a toujours été de jouer la carte des Nations unies et là, il y a comme un symbole dans le déclenchement de cette frappe au moment même où le Conseil de sécurité se réunit, comme un pied-de-nez à la Communauté internationale et à l'ONU qui sort considérablement affaiblie de cette crise.

BERNARD KOUCHNER : Oui, c'est ce que je vous disais par rapport au Conseil de sécurité, d'autant qu'on ne comprend pas très bien si le rapport de Monsieur BUTLER que je connais, qui n'est pas un plaisantin et qui a l'habitude de ce genre d'opérations, est à ce point accablant pour que les accords passés entre Kofi ANNAN, c'est-à-dire le Secrétaire général des Nations unies et Monsieur Tarek AZIZ, c'est-à-dire le numéro deux du régime de Bagdad, soient brisés parce qu'on ne peut pas accéder à un endroit ou à un autre. De toute manière, se pose le problème maintenant – c'est ce que la diplomatie française va faire et je crois que c'est tout à son honneur, avec d'autres diplomaties, avec d'autres forces – qu'est-ce qu'on va faire maintenant ? Est-ce que oui ou non cet embargo doit se poursuivre ? Est ce que cet embargo qui frappe comme tous les embargos, d'abord les plus pauvres, d'abord ceux qui ne sont pas au pouvoir, et qui renforce le pouvoir et qui renforce ceux qui ont de l'argent, est-ce que ça va pendant des années, demeurer la règle ? Je ne le crois pas et d'ailleurs nous avons proposé plusieurs fois... moi j'ai reçu à Paris mon homologue, le ministre de la Santé irakien et je suis disposé – je l'ai dit à Hubert VEDRINE – à aller là-bas en Irak voir s'il y a des aides à apporter en matière de santé, de soins. Je suis heureux qu'il y ait peu de victimes apparemment mais il faut faire quelque chose. Les enfants qui avaient faim, est-ce que cette pression-là, règle les problèmes politiques ? Non. Alors je crois, sans être suspect de favoritisme pour Monsieur Saddam HUSSEIN car je pense qu'il est le responsable des malheurs de son peuple, je crois qu'il faut une solution...

MICHEL FIELD : C'est un problème que vous connaissez.

BERNARD KOUCHNER : Oui, d'abord j'ai travaillé longuement là-bas et en effet il y a eu cet attentat avec Madame MITTERRAND, en effet. Mais les Kurdes par exemple, toute cette fraction du pays qui est libéré... libéré... il ne demande pas l'indépendance, mais qui avait un fonctionnement plus démocratique, est ce qu'on les a soutenus ? Est-ce qu'on a soutenu les gens qui... les Chiites en particulier, manifestaient une volonté démocratique ? Je crois que cette pression militaire uniquement et parfois... j'allais dire assassine, ça dépasse un peu ma pensée, mais ces bombardements presque aveugles sur les populations, en quoi cela peut aider à sortir de cette crise ?! Il faut que l'Irak, dans son milieu, avec ses voisins, trouve une voie qui ne peut être que la démocratie, et là évidemment on se heurte aux mêmes qui n'ont pas voulu au moment... souvenez-vous de la guerre du Golfe : il y avait la garde républicaine qui était dans Bassora et tous les gens un peu sensés ont dit « ce n'était pas pour tuer des Irakiens... c'était pour sauver l'intégrité du Koweït, certes, mais c'était aussi peut-être pour un changement démocratique ». La Communauté internationale était d'accord. Ça, c'était le devoir d'ingérence. Et ce sont les Américains majoritairement qui ont dit : non, ce n'était pas notre mandat, alors on les laisse se reconstituer. Contradiction.

MICHEL FIELD : Alors il y a peu de temps, la gauche dont vous faites partie, chantait les louanges d'une Europe rose, social-démocrate, on allait voir ce qu'on allait voir. Ce qu'on a vu, c'est quand même un éclatement total de la solidarité européenne sur cette question avec le rôle que Tony BLAIR a joué, extrêmement proche des États-Unis, je dirais presque comme traditionnellement la Grande-Bretagne est l'alliée des États-Unis.

BERNARD KOUCHNER : D'accord. Ça ne m'amuse pas, ça n'amuse personne. Ça n'amuse pas les gens qui croient que l'Europe sera demain beaucoup plus responsable de ce genre de crise internationale. Évidemment, c'est la désunion. Ça a été souvent la désunion. Dès qu'il faut prendre la décision de perdre un peu de sa souveraineté d’État qui se manifeste par tradition et par majesté dans ce domaine de la politique étrangère des forces armées bien entendu et de la sécurité, c'est-à-dire l'ensemble de ce qu'on appelle la PESC (phon) mais si l'Europe raisonnait avec d'autres mots, on la comprendrait mieux. Alors à ce moment-là, elle se délite, cette Europe, dans ses alliances traditionnelles. Parfois, ça marche. Je vous signale que malgré un certain nombre de désarrois par exemple, il y a eu une intervention d'ingérence très classique de l'Europe en Albanie qui a été un modèle, élections à la clef et l'Albanie qui fonctionne. Cette fois-là, la pesanteur anglo-saxonne a joué mais le reste de l'Europe est plutôt si je ne m'abuse sur les positions de la France et de l'Allemagne.

MICHEL FIELD : Autre thème qu'on a résumé dans la semaine en images, l'inculpation de Bill CLINTON qui est tombée hier et ce chemin... ce parcours du combattant qui va le mener au procès devant le congrès au mois de janvier.

BERNARD KOUCHNER : Alors puisque ces rapprochements sont inévitables, il y avait quand même hier, toute la journée, aujourd'hui encore, sur CNN, deux images juxtaposées qui sont quand même assez grotesques – enfin, elles seraient grotesques si elles n'étaient pas dramatiques – d'un côté les bombardements sur Bagdad hier, avec ces éclairs dans la nuit verte de Bagdad et à côté, la Chambre des représentants qui traitait d'une autre affaire, d'une affaire moins importante de vie privée. C'est terriblement scandaleux de rapprocher ces deux affaires et j'espère – je ne veux pas croire que le président CLINTON et tous les militaires, le Pentagone etc. aient fait une manœuvre de politique intérieure – je ne peux pas et ne veux pas le croire, mais quand même.

MICHEL FIELD : Mais il y a un soupçon.

BERNARD KOUCHNER : Il y aura un soupçon malheureusement. Et puis vous savez, il y a autre chose dans cette opposition. Il faut quand même rappeler que la Chambre des représentants veut se venger de 74 et d'un autre empêchement qui était celui de NIXON. Il faut savoir que dans la commission de la Chambre des représentants qui a déféré devant la Chambre, le cas CLINTON, il y a un groupe de personnes où il y a une seule femme et il n'y a pas de minorité. Dans l'autre commission, la commission démocrate de la même Chambre, il y a cinq noirs, trois femmes et un homosexuel déclaré. Ce n'est pas la même Amérique. Il y a une Amérique conservatrice qui jure sur la bible et qui en dehors de la bible, ne voit pas les événements venir, qui affronte une Amérique tolérante, ouverte, représentante des minorités. C'est ce jeu-là qui est en train de se manifester. Évidemment les démocrates et les républicains, à ce niveau d'exaspération, ce n'est pas la même chose, et j'espère bien entendu – et je le crois – que devant le Sénat, le président CLINTON s'en sortira avec je ne sais quelle sanction, mais qu'on cessera enfin... dans des choses aussi graves où la vie est en jeu, et toute la politique internationale et là aussi on a besoin d'Europe. Encore une fois, je répète ma phrase : si on avait une Europe plus unie, si nous avancions dans l'Europe – et c'est l'occasion des élections – nous n'aurions pas besoin d'avoir une superpuissance parce qu'il ne faut pas non plus faire de l'anti-américanisme primaire comme souvent on le fait en diplomatie. Ce n'est pas une politique que d'être contre les Américains. Lorsque le Conseil de sécurité décide d'une opération, en général, on a besoin des Américains, ne l'oublions pas.

MICHEL FIELD : Alors deux autres points de l'actualité internationale, le sursis accordé à PINOCHET ou cette sorte de grand feuilleton juridique, cette bataille de droit, qui fait que pour l'instant, le sort du Général PINOCHET est comme en suspens.

BERNARD KOUCHNER : Oui. Triste retour en arrière mais j'espère que la Chambre des Lords dans sa sagesse, reprendra la même décision. Mais encore, je vous fais remarquer que c'est le triomphe de l'ingérence juridique, c'est-à-dire qu'une conscience internationale un peu au-dessus des souverainetés d’État, s'occupe des droits de l'homme et tente de protéger des massacres. Donc il y a une ingérence humanitaire qui est en œuvre, le devoir d'ingérence humanitaire, le droit d'ingérence juridique, il nous faut un droit d'ingérence politique, c'est-à-dire préventif. Il faut absolument prévenir les massacres. C'est déjà trop tard PINOCHET, c'est il y a bien longtemps qu'il a commis ses effroyables tortures et exactions. Vous vous souvenez du stade de Santiago, c'est il y a bien longtemps, c'est formidable que ce ne soit pas impuni. J'espère que ça ira jusqu'au bout, qui sait ? Et ce qui est formidable d'ailleurs, c'est que ce soit un juge espagnol, de la démocratie espagnole nouvelle et d'un gouvernement de droite qui l'ait comme ça un peu poursuivi légitimement.

MICHEL FIELD : La mission parlementaire sur le Rwanda, c'est pour vous un progrès justement dans cette sorte de regard un peu franc que le pays peut porter sur sa politique ou les aspects les plus sombres de sa politique extérieure ?

BERNARD KOUCHNER : C'est un progrès Le meilleur progrès d'ailleurs, c'est la transformation du ministère de la Coopération à l'intérieur du ministère des Affaires étrangères, avec un grand outil de développement. Oui, c'est un progrès. Je pense qu'on aurait pu aller un peu plus loin et pour avoir été, avant la guerre du Rwanda, pendant la guerre du Rwanda, avoir encore dans les yeux les massacres des enfants par les enfants, et après... et avoir été très mêlé à tout ça, je pense que nous aurions pu faire mieux quand même.

MICHEL FIELD : Ce sera pour la prochaine fois. Vous mettez en cause Paul QUILES, vous remettez en cause la nouveauté de la procédure...

BERNARD KOUCHNER : Je mets en cause une habitude française qui n'est pas encore rentrée dans ses propres mœurs.

MICHEL FIELD : Il aurait fallu par exemple que toutes les auditions ne soient pas à huis-clos ?

BERNARD KOUCHNER : Sans aucun doute. Il aurait fallu qu'on aille un tout petit peu plus loin dans l'audition de ce qui s'est passé sur place. Parce que sur place, on l'entendait à la radio « Mille collines », moi je suis même allé parler à la radio « Mille collines ». Il y a des enregistrements. Comment ne pouvait-on pas les connaître ?! Comment les services ne pouvaient-ils pas être au courant, etc. Tout ça est abordé d'ailleurs dans le rapport mais c'est un très bon début.

MICHEL FIELD : Quelques questions de politique intérieure avant d'en venir à la santé. L'éclatement du Front National, est-ce que ça n'est pas finalement, outre le plaisir j'imagine que ce spectacle doit vous offrir, une bien mauvaise nouvelle pour la gauche qui perd je dirais... une rente de situation qui lui était bien commode depuis quinze ans.

BERNARD KOUCHNER : Mais qu'est-ce que c'est que cette affaire ?! Vous, vous pensez aussi que la gauche a profité...

MICHEL FIELD : Je crois qu'il y a une quarantaine de députés socialistes qui ont été élus grâce à des triangulaires parce que le Front National lui permettait de rester...

BERNARD KOUCHNER : C'est plus compliqué que ça...

MICHEL FIELD : Ah bon, expliquez-nous.

BERNARD KOUCHNER : Je pense que de toute façon, à mon avis, ces députés – peut-être un ou deux, non – mais auraient été élus. Je pense que la proportionnelle n'était pas seulement au bénéfice du Front National, que c'était un raisonnement qui à l'époque se tenait, et que ce n'était pas un calcul, mais malheureusement une réalité : l'extrême droite qui était cachée dans une droite moins extrême, s'est manifestée en France et a retrouvé sa tradition. Et puis maintenant elle a retrouvé sa tradition d'exaction les uns contre les autres. Alors deux choses me frappent. Je ne suis pas sûr d'être content parce que je me demande s'il vaut mieux un seul Front National i assez caricatural, ou deux dont l'un serait moins caricatural, je ne sais pas, nous verrons. Mais en tout cas ce qui est clair, c'est la haine. Il y avait une violence et une haine pour les autres, à l'intérieur du Front National vers les autres : les minorités, les noirs, les juifs, les étrangers, que sais-je encore. Et maintenant c'est la haine contre eux-mêmes. Est-ce qu'on se rend compte de la densité de méchanceté et de danger que cela représente ? Les phrases que j'ai entendues de Madame STIRBOIS contre Monsieur LE GALLOU, de Monsieur MEGRET contre je ne sais qui. Alors il y avait un fasciste gros, traditionnel, et maintenant il y en a uni apparemment plus subtil. Est-ce que c'est bien ? D'une certaine manière, qu'on s'en rende compte, c'est très bon pour la démocratie. Maintenant où vont aller les électeurs ? Pourront-ils se rendre compte qu'ils se sont fourvoyés ? Ça, je crois qu'il faut vraiment leur expliquer.

MICHEL FIELD : Il n'empêche que politiquement, le Front National puissant était une écharde plantée je dirais dans les pieds de votre opposition ; et que si le Front National s'affaiblit, l'opposition républicaine se retrouve revigorée.

BERNARD KOUCHNER : Je ne veux pas faire d'astuce là-dessus mais elle a d'autres échardes notre opposition n'est-ce pas, qui ne viennent pas du Front National et même, puisqu'il va y avoir la campagne européenne, il y a là : des contradictions dont nous parlerons sans aucun doute. Mais vous savez, l'analyse des votes du Front National, n'est pas si simple ; il y avait aussi des votes qui venaient des quartiers populaires le moins qu'on puisse dire. Donc nous verrons bien. C'est à nous maintenant d'expliquer que ça n'était qu'une tragique parenthèse et que l'extrême droite, la tradition de l'extrême droite française pourrait retrouver des dimensions plus modestes et qu'on pourrait enfin dialoguer avec l'opposition, ça serait plus facile.

MICHEL FIELD : Les incidents de Toulouse, la mort du jeune Habib, un policier vendredi blessé par balles dans le quartier de Bagatelle toujours à Toulouse, on a l'impression que le gouvernement ne fait pas de la politique de la ville la priorité je dirais absolue, qu'elle devrait être ; j'en parle à vous qui êtes ministre de la Santé parce que la politique de la ville, c'est aussi bien l'école, le chômage, la santé, la violence. La nomination un peu tardive de Claude BARTOLONE comme ministre délégué à la Ville et le fait qu'on ne sent pas qu'il y ait un élan politique pour prendre cette question à bras le corps, est-ce que ce type d'incident ne va pas resurgir périodiquement, année après année ?

BERNARD KOUCHNER : Moi je pense le contraire. D'abord la politique de la ville existait avec Martine AUBRY. C'est pour – parce qu'il y avait beaucoup de travail dans ce secteur social – c'est pour que la politique soit plus importante encore, avec des moyens considérables, que Claude BARTOLONE a été nommé, et qui, comme vous l'avez dit, résume toutes les attentions successives, multiples, portées à la ville. Oui. Malgré ça, d'abord pensons à ce drame, à ce jeune Habib qui est mort, à sa famille et puis à la manière dont ça tourne un peu à l'affrontement, une espèce de micro-guerre larvée et ce n'est pas comme ça, je crois, qu'il faut présenter les choses. Si vous voulez bien me donner une minute, moi je crois que nous en avons pour longtemps et c'est pour ça que la politique de la ville est tellement importante ; moi je crois qu'il y a une tradition de violence dans la société française et dans l'affrontement social. Il y avait une tradition de violence qui était une tradition parce que l'exploitation est trop forte... était trop forte, fin du 19e siècle, début du 20e siècle. Le syndicalisme français était violent. Maintenant il faut que nous comptions et que nous ouvrions d'autres espaces et que nous prenions la dimension d'un phénomène qui dans toutes les villes de tous les pays du monde et comme on a toujours quinze ans de retard par rapport aux États-Unis – moi avec Médecins du Monde, j'ai travaillé dans le Bronx, j'ai vu ces affrontements, j'ai vu ces milliers de gens qui ne sortaient jamais – et donc il y a une violence qui vient de l'exclusion ; et exclusion de tout ce que vous avez dit, d'une certaine façon, de la santé, de l'école, de l'habitat, du travail. Alors c'est la réflexion que nous menons avec Martine AUBRY, avec Claude BARTOLONE. On ne peut pas penser régler ce problème en terme seulement répressif. Bien sûr il faut inventer autre chose et bien sûr il faut penser au travail des policiers, ce n'est pas marrant d'aller dans ces quartiers, d'autant qu'on n'y est pas toujours, d'autant qu'on y passe seulement ; et l'idée, c'est évidemment d'y être plus présent, de trouver comme je le disais tout à l'heure, de nouvelles formes d'interventions, de dialogue, de main tendue. Et puis il y a aussi évidemment un ordre à faire respecter car songeons aussi aux gens qui habitent à côté et qui se barricadent chez eux de temps en temps dans ces périodes et ce n'est pas supportable. Mais je vous rappelle que nous avons fait de la sécurité, de cette sécurité citoyenne, un des étendards, en tout cas une des lignes de la politique – Lionel JOSPIN en a parlé souvent – il y a là une nécessité de faire que la sécurité soit assurée mais elle ne sera vraiment assurée – le Premier ministre l'a dit souvent mais répétons-le que si on comprend ce qui se passe. Il faut comprendre. Ce ne sont pas nos ennemis.

MICHEL FIELD : Et les moyens sont suffisants ?

BERNARD KOUCHNER : Oui, les moyens sûrement sont suffisants. Il y a beaucoup d'efforts portés sur un certain nombre de dizaines de villes que Claude BARTOLONE a mis non pas en expérimentation, mais avec les maires... travailler ensemble avec les associations. Il y a tout à faire, il y a tout à reprendre car nous en avons pour plusieurs années.

MICHEL FIELD : On se retrouve après une interruption publicitaire et les problèmes de santé sont au programme de la deuxième partie de l'émission. A tout de suite.

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MICHEL FIELD : Retour sur le plateau de « Public ». Bernard KOUCHNER, le secrétaire d’État à la Santé et à l'Action sociale, est mon invité. Avant de prendre un premier appel. Bernard KOUCHNER, il y avait cet après-midi une manifestation des médecins libéraux, un camouflet on peut dire, infligé à Martine AUBRY par le Conseil constitutionnel qui a non validé cette proposition de l'amende à payer en cas de dépassement des objectifs de dépenses médicales. Alors on a l'impression qu'il y a un grand ce moment dans le milieu médical ; et est-ce que, par rapport à cette décision du Conseil constitutionnel, la solution va être choisie par le gouvernement d'une baisse systématique du prix des consultations ?

BERNARD KOUCHNER : Qu'il y ait un trouble, c'est vrai, les États généraux sont là pour qu'on puisse en parler et il n'y aura pas de sortie de ce trouble sans dialogue. Mais un camouflet à Martine AUBRY, permettez-moi de vous dire que vous vous trompez complètement. Martine AUBRY n'est pour rien, sauf de vouloir maîtriser les dépenses de santé et le camouflet, c'est si on n'arrive pas à maîtriser les dépenses de santé. Si on n'arrive pas à maîtriser les dépenses de santé, et pour la première fois depuis dix-huit ans, nous parvenions... nous allons parvenir et nous nous y attacherons Martine AUBRY et moi-même, à l'équilibre zéro, pas de trou de la Sécurité sociale l'année prochaine. A partir de là, avec les médecins bien entendu, les médecins ne sont pas nos ennemis, surtout à moi, je les connais, je les connais tous, j'en vois beaucoup plus que tout le monde réuni je crois, dans les journées qui se passent au ministère de la Santé et ailleurs, avec eux bien sûr, nous devons sortir de cette crise. Camouflet, sur quoi ? L'essentiel dans le projet de loi de la Sécurité sociale qu'a présenté Martine AUBRY, c'était la mise en réseau, la disponibilité, la formation, des choses essentielles. La prise en charge au forfait de certaines pathologies, le dépistage du cancer aménagé dans notre pays, remboursé à 100 %. Tout ça n'a pas été, comme on dit « retoqué », vous avez cherché le mot tout à l'heure. En revanche, nous avions un dispositif qu'on jugeait moderne et efficace...

MICHEL FIELD : Et assez symbolique aussi...

BERNARD KOUCHNER : Et assez symbolique, mais pour ne pas l'utiliser. Il y avait un dispositif serre-fil... On n'a pas le droit de dépenser plus que le Parlement nous vote. On n'a pas le droit de mettre un litre et demi dans un litre, ça ne tient pas, la bouteille déborde. Donc il faut à chaque fois faire des choix, Avec les médecins, nous pensions... et nous le ferons, d'une autre manière, qu'en effet, si nous dérapions trop, il y aurait des remboursements. Alors maintenant en effet, je ne comprends pas d'ailleurs... – bien sûr, nous appliquerons cette décision du Conseil constitutionnel, l'instance juridique suprême de notre pays – mais si je mets en perspective avec ce qui se passe, par exemple, est-ce qu'on ne s'est jamais posé la question : lorsque les dépenses dérapaient, on faisait monter les cotisations sociales, c'était très injuste pour ceux qui n'utilisaient pas la Sécurité sociale. Et qu'est-ce qui se passe avec les accidents du travail ? Lorsqu'il y a beaucoup d'accidents du travail, l'ensemble... 90 % des entreprises paient plus. C'est rupture d'égalité tout ça ! Je ne comprends pas. Nous sommes évidemment dans ce gouvernement très républicains, citoyens et loyaux. Nous appliquerons...

MICHEL FIELD : Vous regrettez cette décision ?

BERNARD KOUCHNER : Oui, je la regrette mais c'est comme ça, le Conseil constitutionnel est souverain. Nous appliquerons.... mais quelque chose, je vous le garantis, que Martine AUBRY et moi ferons : nous ne laisserons pas déraper les dépenses de santé car sinon – il faut que les médecins le comprennent, encore une fois ce n'est pas un combat de catch – il faut qu'on comprenne que si ce n'est pas ce modèle français, nous aurons les modèles que l'on connaît partout en Europe et dans le monde, avec de l'assurance privée et là les médecins généralistes et spécialistes, ceux qui manifestent aujourd'hui et qui étaient au parvis des droits de l'homme permettez-moi de trouver une petite contradiction d'ailleurs quand on a parlé des sujets qui ont été abordés ici... eh bien ceux-là en pâtirons beaucoup plus et surtout les malades en pâtiront. Un seul chiffre : il y a dix-sept millions d'enfants aux États-Unis qui ne sont pas assurés avec l'assurance privée.

MICHEL FIELD : Alors beaucoup de questions sur la carte hospitalière et alors évidemment des questions très précises sur la fermeture de tel hôpital, de telle maternité, de tel centre d'accueil. Une question au téléphone pour illustrer cette rafale de questions que nous avons eues sur ce thème.

AUDITEUR : Émile DEFEND, de Thierville. Ne croyez-vous pas accentuer la désertification des campagnes en fermant des petites maternités parfois très pratiques ?

MICHEL FIELD : On a beaucoup de questions qui montrent l'inquiétude ou même l'angoisse d'un certain nombre de gens, telle fermeture par exemple d'un centre de rééducation pour enfants épileptiques à Bel-Air en Bretagne, telle fermeture de maternité...

BERNARD KOUCHNER : Pardon Michel FIELD, mais ne mélangeons pas tout parce que ce ne sont pas les mêmes financements. Là, c'est maternité et c'est traditionnel. Mais vous avez entendu, « très pratique » a dit le monsieur, une maternité, ce n'est pas fait pour être pratique. Une maternité, c'est fait pour être sûre pour la femme qui accouche d'abord et puis pour l'enfant. Or si nous avons décidé de mettre, comme dans les pays modernes, à des niveaux différents mais en résonance les maternités, niveau un, deux et trois, c'est parce que dans notre pays, une des choses à rattraper, c'est que nous sommes très loin... nous sommes au 14e rang pour ce qui concerne la mortalité infantile et la mortalité maternelle. 15 % seulement des grossesses à risques, des grossesses qui peuvent se compliquer par la mort, sont prises en charge par des structures qui peuvent le faire. Alors voilà pourquoi... ce n'est pas pour fermer... avec Jean-Louis GUIGOU et avec le Premier ministre, nous avons tenu sur toutes ces affaires de la DATAR, de l'aménagement du territoire, un très important conseil interministériel et nous allons en effet ne pas raisonner comme ça à l'emporte-pièce pour la désertification – il a raison pour cela – mais une maternité, un hôpital, c'est avant tout fait pour les malades – et je ne veux plus les appeler malades – pour les personnes qui se soignent à l'intérieur. Bien sûr, les médecins, c'est très important, le personnel paramédical, l'aménagement du territoire, l'emploi, c'est capital. Mais avant, la sécurité. Or Monsieur, la sécurité et la proximité ne riment pas souvent. Vous savez, on accouche deux fois dans sa vie en moyenne en France et même une fois virgule sept, mais je vous en accorde deux, alors deux fois, on va aller accoucher à vingt kilomètres, quinze kilomètres, trente kilomètres pour que sa femme, son fils et sa fille soient en sécurité. On va bien acheter sa moquette à quarante kilomètres, quand même on peut faire ça deux fois dans sa vie...

MICHEL FIELD : Drôle de comparaison.... Mais je vous en laisse le seul responsable.

BERNARD KOUCHNER : Je vous assure qu'on fait plus d'efforts pour aller au marché et on veut que l'hôpital soit à côté de chez soi. Pardonnez-moi si j'ai donné un air péjoratif à ma comparaison, je ne les comparais pas mais je veux dire, on peut se déplacer pour ça. Et puis surtout, il y a eu... Vous savez, j'ai été ... à une séance des états généraux à Chateaubriand sur les maternités de proximité, ils étaient tous là, les maires, inquiets parce que leur population est inquiète. Quand on ferme une maternité, on a l'impression de fermer la vie. C'est vrai que c'est un déclin de la ville que ça accompagne et donc je serai très attentif, nous ne fermerons rien ; nous mettrons en résonance, en réseau et nous aurons toute cette prise en charge avec des sages femmes, avec une prise en charge financée comme elle ne l'était pas avant, pour développer des maternités de proximité où on fait tout et après... sauf l'accouchement, dans les cas où ce sera nécessaire. Et qu'on ne dise pas qu'à trois cents, on ferme, donc à 299, on ferme, 301, on laisse ouvert. Non. Ce sera raisonné avec tout le monde, dans la concertation, avec les élus.

MICHEL FIELD : De nombreuses questions, de nombreux témoignages aussi par Minitel, par lettres, d'infirmières. Un appel justement concernant cette catégorie-là de personnel soignant.

INTERVENANTE : Je suis infirmière en hôpital public. J'habite Chartres. Je voudrais savoir comment on peut aller vers des projets, aller vers une amélioration des soins dans les hôpitaux avec en même temps des budgets restreints et des personnels restreints.

MICHEL FIELD : Alors question et puis alors grande question sur le prix, le prix du tarif de l'acte infirmier, l'indemnité kilométrique qui n'a jamais augmenté depuis sept ans, etc. Enfin je les brasse...

BERNARD KOUCHNER : Sur l'indemnité kilométrique des infirmières, elle a raison, il faudrait que ce soit la même que celle des médecins, je ne comprends pas pourquoi on laisse...

MICHEL FIELD : 1,60 franc par kilomètre depuis sept ans.

BERNARD KOUCHNER : Mais c'est une infirmière libérale qui parle ou c'est une infirmière hospitalière ?

MICHEL FIELD
Non, c'est une infirmière du public mais je mêlais les deux.

BERNARD KOUCHNER : Madame, je sais qu'il y a des endroits où il faut travailler beaucoup. Je sais – souvent je visite les hôpitaux la nuit à l'improviste – où il y a deux infirmières pour un nombre très important de malades, je sais tout ça. Il n'empêche, notre système, la densité hospitalière de ce pays est, je vous le dis, la meilleure du monde. Pour la maintenir, il faut maîtriser, contenir les coûts car nous n'aurons pas d'argent qui viendra d'ailleurs ou alors il faut changer tout le système. Les communistes proposent qu'on taxe la Bourse, mais on ne peut pas taxer la Bourse dans un seul pays, alors le temps que ça vienne dans l'ensemble du monde, la taxation des mouvements de capitaux, il faut bien qu'on sache qu'on ne peut pas dépenser plus que ce qu'on a. Je suis très attentif à ces personnels, je les reçois souvent. Vous savez, il y a une solution : dans un grand débat, si l'assurance privée vient chez nous, on compare toujours avec la Hollande. La Hollande a introduit le privé. Vous savez comment elle a introduit le privé, la Hollande ? Eh bien on a supprimé 35 % du personnel, 40 %, 38 % des hôpitaux. Est-ce qu'on veut faire comme ça dans notre pays ?! Il faut qu'on en parle, c'est ça les états généraux... Avec Martine AUBRY et les personnels que nous rencontrons, nous essayons de dialoguer en permanence. Évidemment c'est du travail. C'est du travail pour tous et c'est du travail pour les infirmières et pour les praticiens hospitaliers qui ne sont pas assez payés etc. Pourtant nous les recevons et nous essayons avec eux, d'aller dans le bon sens. C'est-à-dire que ce réseau encore une fois unique au monde, soit maintenu et amélioré. Il faut pour ça l'harmoniser. Il y a en ce moment – on a publié le livre – 330 mouvements, sans fermeture, sans menace pour l'emploi, pour mettre en harmonie... quand il y a des services qui sont pour les mêmes spécialités à dix kilomètres, ce n'est peut-être pas la peine qu'il y en ait deux, services de chirurgie digestive comme c'est souvent, alors on les met ensemble.

MICHEL FIELD : Alors il y a beaucoup beaucoup de questions qui montrent une incompréhension ou une révolte contre les modalités de remboursement et de mauvais remboursement de tel ou tel soin. Je vous propose deux questions, l'une concernant les dents et l'autre les yeux.

INTERVENANTE : Je voudrais savoir pourquoi les soins dentaires sont si mal remboursés. J'ai 75 ans, j'ai besoin d'un appareil en haut et je n'en ai pas besoin en bas ; alors parce que j'ai fait faire un appareil en haut qui coûte 4 500 francs, eh bien je ne suis pas remboursée par la Sécurité sociale parce qu'il faudrait que je fasse faire l'appareil en bas, ce qui me reviendrait au moins à 10 000 francs. Et moi je n'ai pas les moyens et puis si je demande un secours, il ne faut pas avoir plus de 2 500 francs par mois alors que je suis retraitée.

INTERVENANTE : Je suis Madame TRAN, retraitée, 77 ans, et je suis révoltée parce que j'ai été opérée de la cataracte, je suis myope depuis l'âge de 14 ans et j'ai besoin de verres spéciaux qui m'ont coûté 2 838 francs et la Sécurité sociale m'a largement remboursé 95 francs. J'en ai marre. Je paie mes cotisations depuis l'âge de 27 ans et maintenant voilà le résultat. Alors est ce que nous sommes responsables d'une mauvaise gestion de la Sécurité sociale ?

BERNARD KOUCHNER : Oui, Madame, nous en sommes tous responsables. Pas d'une mauvaise gestion mais d'une mauvaise répartition et c'est ce que j'essaie de dire aux médecins et j'espère que le dialogue reprendra à ce propos. Oui, il y a de l'argent dépensé qui ne sert à rien, oui, il faudrait en dégager pour ailleurs, vous avez raison pour les dents, vous avez raison pour les lunettes. Pour ce qui concerne la loi contre l'exclusion que Martine AUBRY a fait voter récemment, vous savez qu'il y aura une prise en charge particulière avec un budget particulier pour les dents et pour la lunetterie. Mais sur le fond, vous avez raison, je suis en conflit amical mais en conflit avec les dentistes en ce moment. Il faut absolument que l'appareillage, c'est-à-dire la prothèse, soit mieux remboursée. Pour ça, il faut discuter avec eux, parce que c'est souvent pour les dentistes une façon tout à fait indispensable, ils me le disent et je peux les croire, de faire tourner leur cabinet, mais c'est trop cher et pas assez remboursé, je le sais Madame, nous nous battons pour ça. Mais pour ça, il faut aussi qu'on comprenne que l'argent ne vient pas du ciel, ce n'est pas mon argent, c'est le vôtre, c'est l'argent vraiment limité qui vient des cotisations sociales, patronales et employés. Si on veut trouver un autre système, alors on va à mon avis à notre perte. Mais sinon il faut le contenir et c'est pour ça qu'il est important qu'on soit à l'équilibre zéro. Et c'est pour ça qu'il faut qu'on comprenne que c'est un mouvement qu'on fait ensemble. Il y a des choses très injustes et d'autres qui sont des gâchis. Gilles JOHANNET, il a peut-être tort, mais c'est le patron de la CNAM, enfin le directeur – le patron, c'est Monsieur SPAETH – eh bien il dit qu'il y a cent milliards à gagner, cent milliards, vous vous rendez compte si on pourrait en payer des lunettes à cette dame qui en a besoin et la prothèse dentaire pour cette autre dame ! Il faut absolument qu'on sache qu'on consomme beaucoup trop de médicaments. Je vais vous donner un seul chiffre – c'est le dernier, je vous le jure – la conférence nationale de santé vient de dire : on a besoin en France, pour suivre sérieusement en terme scientifique moderne, les diabétiques dans notre pays, à partir de 45 ans et dans les familles à risque, on a besoin de combien d'examens de glycémie ils ont dit ? Par an ? 50 000. Allez, ils se sont trompés... ils ne se sont pas trompés, j'ai fait vérifier le chiffre, je vous en donne 500 000. Vous savez combien il y en a en France, des examens glycémie par an ? 25 millions ! Est-ce qu'on comprend qu'il y a du gâchis ! Est-ce qu'on comprend que quand on va chez un médecin et qu'il fait : Monsieur Michel FIELD, numération urée, glycémie, cholestérol... ce n'est peut-être pas la peine.

MICHEL FIELD : Comment vous le savez ?!

BERNARD KOUCHNER : Non mais ça va, enfin il faudrait peut-être diminuer certains... non, mais je plaisante ! Il faut que tous ensemble, on pense que ce n'est pas un combat de boxe. Si on veut garder absolument ce système performant malgré ces gâchis, il faut réduire ces derniers et il faut qu'ensemble, bien sûr avec les médecins – on ne fait pas un système de soins sans les médecins mais aussi avec les usagers, c'est pour ça que les états généraux donnent la parole avant tout aux usagers mais également aux médecins, mais également aux infirmières, aux infirmiers qui font un boulot incroyable.

MICHEL FIELD : Les médecins, justement, puisqu'ils étaient dans la rue, ils ne sont pas que dans le rue, ils vous interpellent aussi. Claude MAFFIOLI, qui est un interlocuteur que vous connaissez, le président de la Confédération des Syndicats médicaux français, vous pose une question.

DR. CLAUDE MAFFIOLI : Monsieur le ministre, en admettant que nous arrivions à rationaliser le coût de la santé avec des soins utiles, avec des dépenses justifiées, nous resterons toujours confrontés au problème suivant : d'un côté, une augmentation inéluctable des dépenses de santé dues au vieillissement de la population, au progrès médical, aux techniques nouvelles, et de l'autre côté à la limitation des possibilités de ressources et de moyens financiers. Alors vous serez demain confronté au problème de faire des choix à savoir ce que vous allez prendre en charge au niveau de l'assurance maladie et ce que vous n'allez pas prendre en charge. Y avez-vous réfléchi ? Sur quels critères allez-vous faire ces choix ?

BERNARD KOUCHNER : Je dis à Claude MAFFIOLI que nous y avons réfléchi, lui aussi, que de toute façon, nous ne ferons pas ces choix sans lui. Mais pour le moment, il n'y a pas de choix aussi draconien parce que de l'intervention de Claude MAFFIOLI, je voyais pointer un autre système proposé – il ne s'en cache pas de temps en temps d'ailleurs – et c'est légitime après tout puisque tous les pays ont évolué vers ce système. Nous ne voulons pas de sélection des risques. Nous ne voulons pas d'assurance privée qui les sélectionnera forcément. En revanche, je suis bien d'accord avec lui qu'il faut certainement faire des choix. Je vous ai parlé du gâchis. Il y a un certain nombre de choses qu'il faut mettre en harmonie, des réseaux, des prises en charge, forfait pour le diabète, forfait pour... je ne sais pas quoi... s'empêcher de fumer, forfait pour la douleur, forfait pour les soins palliatifs, à côté du paiement à l'acte, mettons ensemble, avec des médecins qui se déplacent autour de malades, avec une coordination qui serait nouvelle, avec une harmonie nouvelle et nous verrons bien. Si un jour, il s'avère que nous n'avons plus assez d'argent, en bien Martine AUBRY et moi, on dira « il faut trouver autre chose ». Mais pour le moment, je supplie ces médecins... enfin je supplie... je leur dis fermement, parce que nous serons fermes, nous ne laisserons pas dériver les dépenses de santé parce que ça, c'est pire pour les gens qui n'ont pas d'argent, pour les gens comme la dame, qui ne peuvent pas payer leurs prothèses et pour ceux qui sont dans l'exclusion. C'est toujours ceux qui ont le moins de possibilité financière, qui pâtissent des dérives du système. Ça, avec la couverture assurance maladie, la couverture universelle que nous allons mettre en place et avec cette prise en charge et la loi contre l'exclusion qui a déjà été votée, ça ne devrait plus avoir lieu. Mais quand même, il faut un effort collectif. Je vous assure, j'ai beaucoup travaillé dans les hôpitaux, beaucoup, européens et ailleurs : notre système, on n'a pas à en rougir, il faut juste le maîtriser. Mais pour le garder, il faut le maîtriser, réfléchir avec les usagers, faire en sorte qu'il y ait un regard critique aussi des usagers sur notre système. Le nombre de dépenses excessives – je vous en ai cité une – mais il y en a des tonnes ! Parce que la modernité dont parle Claude MAFFIOLI, c'est théoriquement quelque chose de moins cher quand on a un appareil plus performant. En réalité, ça s'additionne pendant de longues années. Ce n'est pas parce qu'il y a eu l'endoscopie qu'on n'a pas fait de radios ; ce n'est pas parce qu'il y a maintenant le scanner et l'IRM qu'on ne fait pas de radios, c'est ça qu'il faut absolument harmoniser. Ce n'est pas pour faire de la peine aux malades, au contraire, ni aux médecins d'ailleurs.

MICHEL FIELD : Alors autres questions extrêmement nombreuses qui soit réagissaient à vos propres déclarations sur la toxicomanie, soit voulaient ouvrir le débat. On prend un appel là-dessus.

HOMME : Bonjour, je suis militaire de carrière, j'ai 25 ans, et c'est un milieu où il y a pas mal de gens qui fument en fait, dans tous les milieux que j'ai pu côtoyer, il y a pas mal de gens qui fument et j'aimerais savoir où en est la libéralisation du cannabis.

MICHEL FIELD : Voilà. Question originale venant d'un militaire de carrière qui avait d'ailleurs le joint dans la bouche quand il a posé la question d'après ce qu'on entend.

BERNARD KOUCHNER : Où le diable va-t-il se nicher si nos militaires... Mais moi j'ai compris au début qu'il parlait du tabac. Vous savez que jusque-là on donnait des paquets de cigarettes même à ceux qui ne fumaient pas, parce qu'après tout, c'était un produit français. Écoutez, c'est un sujet important, grave, qui mérite un débat détendu. Nous sommes le seul pays à ne pas pouvoir le mener. J'ai mené, avec le Sénat, dans la haute assemblée, un très bon débat avec les sénateurs, ça n'a pas été une révolution, on a promis de se revoir et d'ouvrir les choses. Je souhaiterais qu'il en soit ainsi à l'Assemblée nationale. De quoi s'agit-il ? Il y a eu un baromètre jeunes qui est sorti il y a quinze jours à peine et qui dit ceci : à 12 ans, 12 ans et demi, on commence à fumer en France ; à 15 ans, on commence à boire et puis on prend du cannabis et tout ça culmine à 19ans. Et donc ce qu'on croit, c'est-à-dire que le cannabis est l'horreur, en réalité s'enracine dans des habitudes qui sont chez nous et ailleurs, qui sont des habitudes alcooliques et des habitudes tabagiques. Il ne faut plus distinguer les toxiques sous forme de toxiques légaux ou toxiques illégaux. Il faut parler de la personne, proposer aux jeunes un trajet de désintoxication, de prise en charge, parler aux parents, qu'à l'occasion de ces rencontres-là, qu'on leur décrive la neuro-toxicité. Pour la première fois, on peut parler et il y a la mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie que dirige Madame MAESTRACHI (phon) avec laquelle je travaille, qui est à la disposition du ministère de la Santé, on travaille ensemble sur la prise en charge de la personne et plus sur les toxiques. Ce n'est pas le produit qui compte ; des produits, il y en a tous les jours des nouveaux devant lesquels nous sommes désarmés. Il faudrait là aussi donner à notre jeunesse – on parlait des quartiers difficiles – d'autres perspectives, d'autres lieux de débat, une prise en charge différente. Nous avons besoin en France, pour répondre à ce militaire, d'un débat dépassionné, d'un débat non idéologique.

MICHEL FIELD : Mais comment comprenez-vous qu'il soit toujours, toujours idéologisé tout de suite ?

BERNARD KOUCHNER : Comment comprenez-vous que notre pays soit tellement idéologisé et que ce soit toujours comme ça ?! Et puis il y a une forme à mon avis... c'est bien d'avoir ses toxiques à soi, on a l'habitude, on les cocoone, on est bien avec ça. Ça fait 60 000 morts, le tabac ; ça fait 50 000 morts, l'alcool et pourtant personne ne proteste et ça fait zéro mort le cannabis...

MICHEL FIELD : Personne ne proteste mais l’État prend sa part aussi au passage.

BERNARD KOUCHNER : Oui, l’État prend sa part et nous, nous avons beaucoup travaillé pour faire en sorte que le tabac augmente parce que c'est une des seules façons de ne pas faire fumer les jeunes et pour donner d'ailleurs cet argent pour les soins palliatifs, pour les soins d'accompagnement qui sont nécessaires dans notre pays dans une nouvelle culture de la mort. Eh bien on n'a pas pu mettre en ligne simplement ces toxiques nationaux que sont le tabac et l'alcool et puis ces toxiques venus d'ailleurs qu'on stigmatise parce que c'est commode. Or il n'y a pas eu d'incident sous cannabis. Ce n'est pas parce que je suis laxiste et parce que je veux que tout le monde fume et parce que je fume moi-même, je ne fume pas ! C'est parce que je débats est nécessaire entre... non pas scientifiques... mais la moitié de notre jeunesse... pas la moitié, sept millions de jeunes ont eu déjà à faire au cannabis, ça devient un phénomène culturel, parlons-en, et d'ailleurs cet interlocuteur : en parlait. Pas pour dépénaliser – je suis contre la dépénalisation parce que sinon il n'y aurait plus de santé publique, si je suis pour la dépénalisation du cannabis, comment je fais pour l'alcool ! – il faut réglementer ; il faut dire : l'usage personnel dans son appartement pourrait être toléré, je n'en sais rien, c'est ce que viennent de faire les Belges, en tout cas au terme du débat, on se posera la question, mais comme pour les autres toxiques, on n'a pas le droit de conduire et d'être un danger pour autrui lorsqu'on a bu, eh bien ça serait pareil pour le cannabis.

MICHEL FIELD : Vous êtes suivi par les autres membres du gouvernement sur cette question si délicate ?

BERNARD KOUCHNER : Non. Mais dans ce gouvernement...

MICHEL FIELD : Merci de votre franchise...

BERNARD KOUCHNER : Dans ce gouvernement, on peut dire son opinion et puis après, on obéit, ce qui est normal, au premier ministre. Et c'est ça qui caractérise cet homme juste, c'est que Lionel JOSPIN entend, dans des débats ouverts à l'intérieur du gouvernement bien sûr, et puis après nous appliquons. Pour le moment, il n'y a pas de possibilité, même d'éventualité...

MICHEL FIELD : Il vous entend mais vous appliquez ce qu'il décide, qui ne correspond pas à ce qu'il a entendu venant de vous...

BERNARD KOUCHNER : Bien entendu. Je ne suis pas pour la dépénalisation mais pour la contraventialisation et pour la réglementation. Mais que le débat ait lieu ! Ce n'est pas moi qui ait forcément raison, c'est forcément mon Premier ministre...

MICHEL FIELD : Bernard KOUCHNER, sur cette ultime flagornerie, on va achever...

BERNARD KOUCHNER : Il n'y en a pas eu beaucoup !

MICHEL FIELD : Merci monsieur KOUCHNER et bonsoir à tous.