Interview de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, à TV5 le 22 décembre 1998, sur l'intervention militaire anglo-américaine et l'échec de l'ONU en Irak, la nécessité de la PESC en Europe, la mise place vers l'euro, le nouvel épisode de la guerre commerciale sur la banane et la menace américaine de mesures douanières contre l'Europe.

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Média : Télévision - TV5

Texte intégral

Q. - Pour commencer l'actualité de ce journal, je reçois Pierre Moscovici. Le ministre français délégué aux affaires européennes nous parlera bien sûr de l'Europe et de mise en place de l’euro, dans huit jours maintenant.

A l’instant, ce télégramme nous arrive de Washington : les États-Unis seraient prêts à envisager la possibilité d'élargir le programme « pétrole contre nourriture » sur l’Iraq. Cette information nous est transmise par le sous-secrétaire d'État américain aux affaires politiques. Pierre Moscovici, un mot, tout d’abord, sur cette crise de l'après-guerre froide que traverse l'ONU aujourd’hui. C'est un échec retentissant pour le conseil de sécurité.

R. - Je crois que le secrétaire général de l’ONU s'est exprimé lui-même. Il a dit que c'était un triste jour pour les Nations unies. C'est vrai, on a constaté il y avait eu, effectivement, l'intervention de certains, et non pas la mise en place des mécanismes réguliers prévus par la communauté internationale à travers l’ONU. Je crois que c'est un peu de cela dont il faut sortir. Maintenant, il faut penser à la sortie de crise, à l'après crise et cela passe, pour nous, par le rétablissement d'un monde multipolaire, multilatéral, qui ait des règles et donc, par la restauration du conseil de sécurité de l’ONU. C'est ce qu’a dit Monsieur Jospin, le Premier ministre français, devant notre Assemblée nationale tout à l’heure.

Q. - Que pensez-vous de l'attitude de la Grande-Bretagne dans cette affaire ?

R. - Nous n'avons pas à la juger. Vous savez, on a beaucoup parlé de l'union de l'Europe en matière de défense et c’est vrai que les Français et les Anglais, par exemple, ont eu des divergences - pourquoi les cacher ? - dans cette affaire-là. Pour notre part, nous avons certes pensé que l'Iraq était responsable de l'affaire mais, en même temps, qu'il fallait respecter pleinement les Nations unies et aussi qu'il fallait peut-être maintenir un certain équilibre. Les Anglais ont été directement impliqués. Cela peut paraître éloigné de ce qui a été décidé à Saint-Malo il y a quelques temps…

Q. - Au sommet franco-britannique…

R. - Au sommet franco-britannique, entre les Français et les Anglais. Je pense que cela ne souligne pas - et nous ne sommes pas du tout en train de condamner ce qu'on fait les Anglais, qui est dans une logique ancienne de leur part, mais pas la nôtre - les déficiences de la politique étrangère et de sécurité européenne. Cela souligne, au contraire, le besoin que nous avons, ensemble, de bâtir réellement cette politique de défense. Donc, ce n'est pas en contradiction par rapport à ce qui s’est passé à Saint-Malo. C’est, au contraire, le besoin d'aller plus loin. Je crois que, maintenant, les Français, les Anglais, les Européens doivent poser les bases d'une véritable politique étrangère et de sécurité commune, comme l'a voulu le traité d'Amsterdam que nous avons maintenant, que nous sommes en train de ratifier et qui prévoit, par exemple, l’identité de L'Europe en cette matière, à travers un Monsieur ou une Madame PESC - Monsieur et Madame Politique étrangère et de Sécurité commune - qui serait, en quelque sorte, la voix et le visage de l'Europe dans les affaires internationales. Cela permettrait sans doute qu’on ait des mécanismes qui permettent aux Européens d'être moins différents, moins divergents, plus unis. Ce serait une voix qui compte dans le monde que nous connaissons, pour équilibrer la voix des États-Unis qui ne peut pas être la seule que l'on entende dans le monde.

Q. - Pierre Moscovici, cela fait trois fois depuis six ans que cette affaire de la guerre de la banane rebondit et, pourtant, à chaque fois, il y a un groupe d'experts de l'Organisation mondiale du commerce ou de son ancêtre, le GATT, qui donne gain de cause aux États-Unis. Pourquoi cet entêtement de Bruxelles ?

R. - C’est un peu plus compliqué que cela. Il y a eu ce qu'on appelle « des panels », c'est à dire effectivement, des groupes d'experts qui se réunissent dans le cadre de Organisation mondiale du commerce, ex-GATT, et qui ont demandé aux Européens d'adapter leur propre réglementation, parce que c'est vrai nous avons des intérêts sur la banane avec les pays ACP et, notamment…

Q. -  … La Martinique.

R. - Voilà, la Martinique, la Guadeloupe, mais aussi tous les pays britanniques qui sont alliés de l’Europe. Nous voulons protéger ces bananes-là, ne pas être uniquement sous le règne de la « banane-dollar », comme on dit…

Q. - Les États-Unis veulent protéger leurs bananes aussi.

R. - Les États-Unis souhaitent qu'on applique des règles uniformes partout dans le monde et qu’on n’ait pas, justement, cette préservation de nos intérêts. Nous estimons que nous nous sommes conformés parfaitement aux exigences du panel. Donc, nous avons, effectivement, perdu ce panel et nous y avons répondu. Les États-Unis procèdent d'une façon qui n'est pas acceptable en terme de relations commerciales internationales. C'est ce qu'on appelle « l’unilatéralisme ». Ils prennent des décisions seuls, des décisions qui sont des décisions assez offensives, qui consistent, par exemple, à augmenter considérablement les droits de douane sur des produits qui n'ont rien à voir avec la banane alors que, nous, nous estimons que c'est le cadre multilatéral, le cadre mondial de l'Organisation mondiale du commerce qui est celui où l'on doit résoudre les conflits commerciaux. Cette tendance à l’unilatéralisme n’est pas la bonne pour faire face aux problèmes du commerce international aujourd’hui. C'en est un exemple.

Q. - Comment va-t-on résoudre ce litige ? Cela traîne depuis des années.

R. - Vous voyez que les Européens sont unis là-dessus, que même le commissaire Brittan, qui est pourtant assez souvent ouvert aux thèses américaines, lui-même étant très libéral, très anglais, a pris au nom de la Commission, une attitude vigoureuse. Cela prouve que les Européens veulent réagir et donc, je crois que c’est, encore une fois, dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce que l'on doit résoudre ce type de problème et non pas par des mesures douanières agressives ou offensives. J'insiste beaucoup parce qu'il faut que nos amis américains le comprennent : ce cadre mondial a été dessiné pour cela, et donc il faut l’utiliser.

Q. - L’Europe effraie-t-elle les États-Unis ?

R. - Non, cela ne les effraie pas. Je crois qu'ils prennent conscience petit à petit, qu'il y a un partenaire majeur qui émerge, qui aura, demain, l’euro, monnaie majeure, monnaie qui sera petit à petit, j'en suis sûr, l'égale du dollar. Je dirais que, au départ, ils n'y croyaient pas. Cela les ennuyait un petit peu et, maintenant, ils commencent à trouver que c'est crédible. Je suis persuadé que, dans quelques années, nous aurons deux instruments de réserve mondiaux pratiquement de la même importance, le dollar bien sûr et l’euro. C'est pour cela que les campagnes sur l’euro, en Europe, se font toujours sur un thème auquel nous, Français, sommes particulièrement attachés : « l’euro, c'est la puissance ». Nous voulons bâtir une Europe forte, avoir un instrument de cette puissance dans le monde, faire un contrepoids au dollar et aux États-Unis, tout en étant partenaires parce que nous, Français, nous appartenons à l’OTAN. Nous sommes alliés avec les États-Unis, ce sont nos amis mais, en même temps, il faut qu'il y ait ce monde multipolaire. C'est ce que je disais sur l’Iraq, il y a quelques minutes : pour que le monde soit équilibré, il faut qu'il soit multipolaire, il ne faut pas qu'il n'y ait qu'une seule super-puissance dans le monde. L’euro, c'est la force.

Q. - En quoi l'euro va-t-il renforcer l’union politique de l’Europe ? En quoi l’euro, une monnaie, va faire de l'Europe une force politique ?

R. - D’abord, c'est un formidable élément identifiant pour les citoyens. C'est quand même extraordinaire que toute une série de pays, qui ont dominé le monde, abandonnent leurs monnaies nationales qui, pour certaines, ont des siècles d’existence, pour décider - non pas du jour au lendemain, mais en quelques années -, d'avoir la même monnaie. C'est très important. Les citoyens européens se sentiront enfin réellement citoyens, non pas d'un même pays, mais d'une même union politique. Et puis, on a bâti autour de l'euro des instances politiques qui sont très importantes. Nous avons une Banque centrale européenne qui est l’équivalent de ce qu’est la FED aux États-Unis. Donc, ce ne sont plus les banques centrales nationales, la Banque de France, la Bundesbank, qui prennent des décisions. C'est maintenant, de façon coordonnée, les gouverneurs de banques centrales et, à partir du 1er janvier, le 4 janvier en fait, c'est la Banque centrale européenne qui fixera les taux d'intérêt et donc cela aura des implications directes. À côté de cette instance, qui est une instance semi-technique des banquiers centraux, il y a des instances politiques. Les Quinze ont mis en place, ou plutôt les Onze qui vont avoir ensemble l’euro, ce qu'on appelle « le Conseil de l’euro », c'est-à-dire une réunion des ministres de l'économie et des finances qui, eux, définiront la politique économique de la zone euro : c'est-à-dire la politique budgétaire, la politique fiscale, en essayant d'aller de plus en plus vers l’harmonisation, sinon vers l’unité. Je souhaite que, autour de l'euro qui, certes, n'est qu'une partie de l’Europe, il y ait des dimensions politiques, des dimensions sociales, des dimensions emploi. Autour de l’euro, il y a une Europe politique qui est en train de se bâtir. C’est, à partir de ce pas économique absolument gigantesque, qu'on aura petit à petit, davantage de cohésion économique, plus de politique économique commune au point d’être, un jour, là aussi, une Union économique.

Q. - En tout cas, très concrètement, la mise en place de la monnaie unique européenne, c'est dans huit jours maintenant. Vous croyez que les citoyens européens sont prêts, là, pour l'euro ?

R. - Je crois qu'ils s'ont mieux informés, c'est très important. Il y a, effectivement, des spots dans toute l'Union européenne. Ce sont des spots différents parce qu'il faut que ce soit adapté à chaque sensibilité nationale mais, en même temps, qui soient financés par l’Union. Il y a quand même une stratégie commune. Le spot français, le nouveau, va sortir et il est donc peut-être plus gai que celui qu'on a vu là. Je crois que ce qui fait la force du spot finlandais, c'est ce qui fera la force du sport français : toucher à l’affectif. Il faut qu'on se dise que cette monnaie est plutôt un facteur de rassemblement des hommes que, effectivement, uniquement des banquiers qui se réunissent.

Q. - Qui ne met pas en péril l'identité nationale également.

R. - Voilà. Il faut que les Européens soient attachés à l’euro. J'ai envie, puisqu'on va commencer la nouvelle année, que ce soit une bonne année pour l'euro mais aussi une bonne pour l’Europe. C'est plus sur un facteur sentimental qu'il faut jouer.

Q. - Vous êtes un Européen convaincu, Pierre Moscovici.

R. - Il vaut mieux.

Q. - Votre récente bataille, elle est toujours en cours d’ailleurs, c'est l'adaptation constitutionnelle de la France au traité d’Amsterdam. C'est en cours. Cela se passe bien ?

R. - Oui, cela s'est passé assez vite, c'est-à-dire que l'Assemblée nationale et le Sénat n’ont eu qu'une lecture alors que les partis de la droite française, comme le RPR, auraient souhaité sans doute faire passer des amendements. Ils ne sont pas passés. Cela paraît raisonnable, parce qu'il faut aller vite maintenant. Je crois que les Européens nous attendent. Un grand pays comme la France se doit de ratifier Amsterdam rapidement. Nous sommes vraiment bien partis maintenant. Nous allons le faire dans les quelques mois qui viennent nous serons donc tout à fait au rendez-vous de cette Europe politique en 99.

Q. - Je vous souhaite une bonne année car les élections européennes auront lieu cette année. Vous avez du travail également avec le Pacte européen sur l’emploi. On aura l'occasion d'en reparler.