Texte intégral
Claude ALLEGRE
Je peux déjà prédire que les professeurs des classes préparatoires auront gagné. Voici un processus qui me semble typique de ce qui se passe dans le ministère dont j’ai la charge. C’est un processus en trois temps.
- Premier temps : une rumeur annonce que je vais prendre des décisions, en général menaçantes. Dans le cas présent, on dit que je vais m’attaquer aux classes préparatoires aux grandes écoles.
- Deuxième temps : les enseignants manifestent pour protester contre ce projet supposé de décision.
- Troisième temps : la décision n’est pas prise et les syndicats se félicitent de la mobilisation qui a forcé le ministre à reculer.
Je connais ce jeu par cœur et je commence à m’y habituer. Mais dans le cas des classes préparatoires aux grandes écoles, je le trouve particulièrement déplacé. En effet, non seulement personne n’en suggère la suppression, pas plus le rapport Attali qu’aucun autre texte, mais je m’apprête à prendre des mesures qui profitent aux enseignants de ces classes. En prenant argument de ma qualité d’universitaire, on me prête du mépris pour ces classes. Rien n’est moins vrai. Si je dis que les enseignants de ces classes préparatoires sont des enseignants de l’enseignement supérieur, je ne leur fais pas ombrage, je leur reconnais au contraire une qualité qui n’a rien pour les humilier.
Je connais l’impact spécifique qu’a eu la réduction financière des HSA (NDLR : heures supplémentaires annuelles) sur les professeurs de classes préparatoires et j’étudie en ce moment des moyens qui permettent de corriger ce que ces effets ont de trop important au regard de l’équilibre général des rémunérations, tout en respectant le principe d’égalité et naturellement la réglementation sur le cumul de rémunération qui s’applique à eux comme à tout fonctionnaire. Mais, de façon générale, je sais bien que les professeurs des classes préparatoires remplissent une noble mission dans notre système scolaire auprès des jeunes qui ont la chance de profiter de leur encadrement et de leur pédagogie.
Certes, j’ai souhaité que les étudiants des universités ne soient pas trop désavantagés par rapport à ceux qui ont le privilège scolaire d’être en classes préparatoires. Ce me semble un souci élémentaire de justice et d’égalité dans la République. C’est pourquoi je veux réduire les effectifs des étudiants par classe dans les premières années de l’université – ce qui les alignerait progressivement sur le modèle des élèves des classes préparatoires qui peuvent être mieux suivis dans leurs exercices – et je considère que la différence entre les coûts respectifs des étudiants dans l’université et des élèves dans les classes préparatoires aux grandes écoles doit se réduire.
Mais, je le répète, jamais je n’ai envisagé la moindre mesure qui puisse attaquer ces classes. Toute allégation contraire est de la pure désinformation. J’ai suffisamment dit combien j’estimais les classes de khâgne et l’enseignement généraliste qu’on y donne, et qu’on ne parvient pas à organiser en université depuis la défunte propédeutique, pour m’épargner les plaintes de tel ou tel sur le souci qu’ils se font sur l’avenir de ces classes. Quant aux classes scientifiques, elles se sont reformées il y a quelques années, sous de vigoureuses impulsions, et leurs programmes et pratiques me paraissent satisfaisants. Les classes préparatoires aux écoles de commerce et de gestion ont su également diversifier leur recrutement. Point n’est besoin de s’alarmer là non plus.
Mais si les professeurs des classes préparatoires méritent toute notre attention, les élèves aussi. Faire croire à des élèves qui préparent des concours difficiles, qui travaillent beaucoup et dans un contexte psychologique d’incertitude difficile, que l’on va supprimer les grandes écoles ou modifier tel ou tel aspect du concours, ce n’est pas bien. Surtout lorsqu’on sait que ce n’est pas vrai.
Les modalités de concours relèvent des écoles. Mais lorsque ces dernières modifient pour telle ou telle raison les modalités de concours sans que la concertation ou l’explication soit suffisante, je demande que l’on diffère la mesure – car je ne veux pas qu’on surprenne qui que ce soit : je l’ai fait pour l’ENS Cachan cette année.
Mon souci de l’intérêt des élèves nous conduit pour les rassurer à rechercher avec les universités des procédures qui permettent aux élèves de classes préparatoires de valider automatiquement leurs acquis en diplômes universitaires, c’est-à-dire de généraliser à toutes les classes préparatoires de France ce qui se fait déjà dans certaines académies.
Quant aux grandes écoles elles-mêmes, leurs directeurs savent bien non seulement qu’elles ne sont pas menacées mais que nous venons de travailler pour que leur originalité ne soit ni broyée, ni dissoute, ni marginalisée dans la grande marche de demain vers l’Europe intellectuelle. Il faut que les élèves des grandes écoles bénéficient de la mobilité européenne au même titre que les élèves des universités. C’est là un des objectifs du programme Harmonisation européenne. Les grandes écoles sont une originalité française héritée de l’histoire, j’y suis attaché en tant que ministre comme je suis attaché à l’université française dont elles sont le complément.
Yves HEUTE*
« Nous n’avons pas la rage »
« Monsieur le Ministre, l’amour, il ne suffit pas de le dire, il faut le prouver ! »,
écrit le président de l’Union des professeurs de spéciales.
Non, c’est vrai, les « prépas », n’ont pas la rage, ni leurs enseignants, mais ils sont en colère ! Monsieur Allègre, vous multipliez les déclarations d’amour, vous nous aimez, vous nous avez toujours aimés, vous nous aimerez toujours : monsieur le Ministre, l’amour, il ne suffit pas de le dire, il faut le prouver ! Si vous vous sentez légitimement le ministre des écoliers, des collégiens, des lycéens et des étudiants, vous avez complètement oublié que vous êtes aussi celui des enseignants ! Monsieur le Ministre, vous n’êtes pas des nôtres !
- Vous n’avez pas le droit de répéter en permanence que les enseignants sont des champions de l’absentéisme, qu’ils sont payés pour un travail qu’ils ne font pas, qu’ils refusent la solidarité pour créer des emplois. La chance de la France est de proposer aux jeunes des formations supérieures différentes, en fonction de leurs possibilités et de leur projet de vie : les opposer serait vain, les fondre dans un même moule serait une régression. Vous dites que nous coûtons cher, mais presque tous les étudiants qui entrent en classe préparatoire intègrent une école en deux ou trois ans, et trouvent rapidement un métier, ou poursuivent les études universitaires avec succès : au bout du compte, ils coûtent beaucoup moins cher que dans d’autres formations où ils n’aboutissent à rien.
- Vous dites que notre recrutement n’est pas démocratique, alors que le nombre des classes préparatoires a doublé en dix ans et qu’elles accueillent des jeunes bacheliers de tous les milieux en se basant uniquement sur le mérite : si ce rôle d’« ascenseur social », reste insuffisant, il faut en chercher les raisons en amont, au collège et au lycée. Nos étudiants n’ont pas apprécié d’être traités de « ramassis de petits-bourgeois »…
- Quand vous parlez des grandes écoles, vous ne citez que les plus prestigieuses, qui ne représentent qu’un faible pourcentage des places proposées à nos étudiants. Vous dites que nous assurons notre formation pendant nos heures de travail – ce qui se fait d’ailleurs dans toutes les autres entreprises, et est financé par elles –, mais c’est faux : cette formation, vous ne l’assurez même pas, elle est organisée par nos associations avec l’aide des grandes écoles, nos frais de stages, de déplacements et d’hébergement ne sont même pas remboursés, et nous la faisons presque tous pendant nos congés ou en récupérant les cours manqués.
- Vous parlez aussi beaucoup de l’argent que nous gagnons, en citant uniquement les quelques « gros salaires », parmi nous, ce qui est loin d’être la règle (je ne me reconnais pas dans vos déclarations). La baisse de revenus décidée par le décret du 30 juillet 1998 touche tous les enseignants et particulièrement les professeurs des classes préparatoires. Faute d’un statut qui reconnaisse les exigences de notre recrutement et notre charge de travail, notre salaire de base est exactement le même que celui de nos collègues agrégés des lycées, notre service réglementaire est rémunéré par l’attribution d’heures « supplémentaires » qui n’en sont pas.
- Parler d’heures « fictives », payées et non effectuées est malhonnête : qui remettrait en cause le « 13e mois » dont bénéficient certains salariés sous prétexte qu’il est « fictif » ? Vous nous accusez de refuser la solidarité pour créer des emplois-jeunes. Cette solidarité nationale s’exerce pour tous par l’impôt : personne n’imaginerait de baisser les salaires des cheminots pour financer les emplois-jeunes de la SNCF… La dernière baisse de salaire de fonctionnaires date d’une période peu glorieuse de l’Histoire de notre pays, il y a quelques dizaines d’années. Mais je reconnais que nous sommes très injustes avec vous : les gouvernements promettent souvent une réduction des impôts et ne le font pas, vous avez réussi à faire baisser ceux des enseignants…
- Si les problèmes sont spécifiques, nous sommes solidaires de tous les enseignants, nous nous inquiétons de votre fascination pour le « modèle américain », de vos projets de « lycée light » : c’est l’école de la République qui est en danger, les jeunes de familles modestes ne pourront pas se tourner vers des formations privées coûteuses. Ce n’est pas en faisant croire aux jeunes qu’on peut réussir sans effort et sans travail qu’on les aidera. Nous avons prouvé depuis longtemps notre capacité à évoluer, en particulier dans la mise en place de la réforme de 1995 préparée dans la concertation. Mais vouloir réformer l’Éducation nationale contre les enseignants et sans concertation est un pari inacceptable.
- Nous ne demandons qu’à pouvoir faire notre travail dans la sérénité et avec le même enthousiasme, mais aujourd’hui le cœur n’y est pas. Monsieur le Ministre, nous sommes prêts à travailler avec vous dans la concertation, mais de nouvelles déclarations de votre part ne nous suffiront pas, il nous faudra des « gestes forts » pour que la confiance perdue soit retrouvée, pour que nous sentions que vous respectez notre travail : c’est possible, cela dépend de vous !
- Jacqueline de Romilly nous déclarait le 7 novembre dernier : « Si dans deux mois on nous dit vous vous êtes inquiétés à tort, c’est parce que nous nous serons inquiétés à temps. » Je vous en prie, monsieur le Ministre, prouvez-nous vite que nous ne devons pas nous inquiéter !