Débat entre MM. Claude Allègre, ministre de l'éducation nationale, de la recherche et de la technologie, et Georges Charpak, physicien et prix Nobel de physique, dans "L'Evénement" du 7 janvier 1999, sur la réforme de l'enseignement.

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Intervenant(s) : 

Texte intégral

L’évènement :
Dans votre livre, Georges Charpak, vous écrivez cette phrase émouvante : « J’attache une grande importance à l’éducation comme assise principale des sociétés démocratiques et aussi pour des raisons peut-être sentimentales. Arrivé en Pologne à l’âge de 7 ans, d’une famille très modeste, j’avais pu bénéficier de l’instruction de la plus haute qualité qu’on pût alors trouver en France sans jamais avoir à souffrir de l’impécuniosité des miens. » Croyez-vous que l’affirmation vaut aujourd’hui encore pour un gamin de 7 ans arrivant d’un pays étranger dans les mêmes conditions ?

Georges Charpak :
Je suis passé du cours complémentaire – l’enseignement primaire supérieur de l’époque – en première au lycée Saint-Louis, en sautant des classes parce que j’étais bon en géométrie et en rédaction. Ce serait impossible maintenant, il faudrait de sacrées dispenses dont ne pourraient peut-être même pas profiter des fils ou des filles de ministre ! J’ai bénéficié d’un désordre ou d’une compréhension exceptionnels. J’en suis reconnaissant à l’école de la République grâce à laquelle j’ai pu apprendre le français et m’intégrer. J’étais comme un poisson dans l’eau. En observant la situation dans certaines écoles de banlieue aujourd’hui, je ne suis pas du tout sûr que les enfants y soient comme des poissons dans l’eau.

Claude Allègre :
Nous sommes confrontés à un paradoxe assez étonnant. D’un côté, il y a eu un formidable mouvement, quantitativement et qualitativement, de démocratisation de l’enseignement, en particulier de l’enseignement supérieur. Celui-ci compte aujourd’hui 2 millions d’étudiants. En 1953, le nombre de professeurs sans l’enseignement supérieur était de 5 000, ce qui correspond très exactement au nombre d’enseignements recrutés cette année ! D’autre part, cet enseignement supérieur – je commence par lui et je redescendrai parce que je pense que la réforme de l’enseignement passe par le haut – est de qualité infiniment supérieure à celui dispensé jadis. Aujourd’hui, l’enseignement supérieur donné dans les universités françaises est parmi les meilleurs du monde. Il s’est paradoxalement donc massifié et amélioré. Pourquoi ? Parce que cette massification a fait sauter le mandarinat. Les besoins en enseignants ont permis à des hommes comme Pierre-Gilles de Gennes de devenir professeur à 32 ou 33 ans alors que, auparavant, il aurait du attendre la cinquantaine et ce serait peut-être expatrié aux Etats-Unis.

L’évènement :
Les enseignants du secondaires auront beau jeu de vous rétorquer que ce tableau optimiste ne vaut pas pour le lycée.

Claude Allègre :
Vous ne m’avez pas laissé terminer ma démonstration. Dans le secondaire, la progression a été très différente : 70 % d’élèves en plus par rapport aux années 50 et une augmentation du nombre de professeurs de très loin supérieure à ce qui s’est produit dans le supérieur. Mail le lycée a cessé petit à petit d’être le lycée de l’égalité des chances. Pour répondre à l’augmentation des connaissances et des disciplines, on a augmenté les horaires et les programmes de manière plutôt malheureuse. Les programmes de sciences, par exemple, ne font plus appel au raisonnement mais à la mémoire, à l’emmagasinement d’une foule de choses. Résultat : le nombre de lycées voulant devenir des scientifiques a chuté de 20 % en trois ans ! En même temps, il est devenu pour un garçon de famille modeste, aussi doué soit-il, de se frayer seul un chemin dans le système scolaire.

L’évènement :
Un Georges Charpak ne pourrait pas exister aujourd’hui ?
                  
Claude Allègre :
Il faut laisser la parole aux chiffres. Au baccalauréat, toutes les mentions après la mention « assez bien » sont obtenus par des enfants qui soit sont aidés chez eux par leurs parents, généralement enseignants, soit bénéficient de leçons particulières devenues une véritable industrie dans ce pays. Donc les enfants de familles modestes sont bloqués et cela se traduit de deux manières : premièrement, le nombre d’enfants de familles modestes dans les grandes écoles (Polytechnique, Normale-Sup, HEC) a décru en valeur absolue. Deuxièmement, près de 40 % des élèves qui sont au lycée aujourd’hui sont passés, à un moment donné, par l’enseignement privé.

L’évènement :
Quelle conclusion en tirez-vous ?

Claude Allègre :
Je suis très attaché à l’école de la République et je la vois terriblement menacée. Je vois les services publics menacés continuellement, « Air France doit être privatisée, la SNCF doit être privatisée », j’entends cela tous les jours et certains finiront par croire qu’il faut en faire de même avec l’enseignement. C’est une atteinte insidieuse à l’école de la République et je le dis en pesant mes mots du jour où il n’y aura plus de République. Face à cette situation, je suis dans l’obligation de faire quelque chose et de ne pas me contenter du statu quo qui dure depuis trop longtemps.

L’évènement :
Que comptez-vous faire précisément ?

Claude Allègre :
Il faut réduire les heures de cours et organiser le travail par petits groupes pour donner à chacun toutes ses chances. Les sciences doivent être au cœur de la rénovation. Il faut que l’on comprenne la démarche scientifique, le va et vient entre l’expérience et la théorisation, qu’on voie comment les choses se déroulent. La science n’est pas un dogme, c’est l’opposé. D’autre part, je veux rétablir une véritable filière littéraire dans laquelle on devra retrouver, en seconde, en première et en terminale, ce que l’on appelle la rédaction, c’est-à-dire une œuvre d’imagination. Je ne nie pas les mérites de la dissertation, mais il faut absolument développer les qualités d’innovation et de créativité. Le XXIe siècle sera le siècle de l’innovation. Il faut aussi qu’il y ait une ouverture sur le monde par le biais de l’apprentissage des langues étrangères et par la fréquence des contacts avec les jeunes Européens. Avec, en arrière-plan, cette idée fondamentale : l’égalité des chances pour tous et l’assimilation pour tous, quels que soient la religion, l’origine et le niveau des intéressés.

L’évènement :
Le ministre souligne l’importance de l’enseignement des sciences. Or vous, vous écrivez dans votre livre que seule une infinie minorité est à même de savourer le progrès des sciences. Les autres passent souvent à côté d’un séisme culturel qui bouleverse leur vie et engendre, selon vous, un rejet des sciences, qui ouvre la voie à l’obscurantisme, au fanatisme ?

Georges Charpak :
Je suis frappé du fait qu’en France, le niveau de crédulité est probablement le même qu’au Moyen Age. Une anecdote le prouve. Il y a dix ans, un professeur niçois Henri Broch, avait demandé à ses élèves en première année de physique si l’on pouvait tordre des clés en parlant à la télé, comme était supposé le faire Uri Geller, 62 % d’entre eux avaient affirmé que c’était un fait scientifique prouvé ! Quand il leur a demandé si la relativité était une théorie ou était prouvée scientifiquement, seuls 18 % ont répondu par l’affirmative à la seconde hypothèse. On parle beaucoup de la crédulité paysanne. Sait-on au moins qu’à peine 20 % des ruraux croient dans des enfantillages comme le paranormal ou l’astrologie, alors qu’ils sont 50 % chez les titulaires d’un diplôme d’études supérieures non scientifiques ? Je ne crois pas que je vive dans un pays où les gens soient surinformés sur le plan scientifique.

L’évènement :
Vous ne voulez tout de même pas désespérer la Rue de Grenelle ?

Georges Charpak :
Ce n’est pas du tout mon intention. Au contraire, je veux saluer l’action du ministre car j’ai le sentiment que nous sommes en condition pour faire une réforme à très grande échelle dans un temps limité. En cinq ans ou dix ans, on peut faire quelque chose qui va marquer la prochaine génération, en dépassant toutes les hostilités de principe. Je ne méconnais pas le poids de celle-ci. En voulant tout réformer, Claude Allègre s’est assurément fait un certain nombre d’ennemis. Nombreux parmi eux, en effet, sont ceux qui affirment que restreindre les programmes est mauvais pour les pauvres et que cela les met en état d’infériorité par rapport aux gens riches. En fait, lors d’une rencontre à l’Académie des sciences avec une vingtaine de professeurs, dont des responsables syndicaux, j’ai voulu expliquer qu’il vaut mieux avoir quatre sujets où l’on a 18/20 que douze sujets où l’on a 11/20. J’ai eu l’impression, pour quelques-uns, rares, de me heurter aux membres d’une secte hostile a priori. Je me suis mis en colère. Ce qui est embêtant, c’est que je me mets plus souvent en colère que Claude Allègre, et parfois à tort. Je me contrôle moins, mais je ne suis pas ministre, alors cela n’a pas d’importance.

Claude Allègre :
Moi aussi, je m’engage dans ce combat car je crois qu’il y va de la survie d’un type de civilisation, d’un type d’enseignement et d’un certain nombre de valeurs. Les difficultés sont certaines : faire évoluer les mentalités n’est pas chose aisée. J’ai pu le constater lors du lancement des emplois-jeunes. Pour financer la création de 20 000 de ces emplois dans mon ministère, je pensais qu’on pouvait demander aux enseignants d’ajuster le volume et le taux des heures supplémentaires. On m’a expliqué que chaque enseignant allait perdre 120 F par mois pour créer 20 000 emplois-jeunes. Je me suis dit : « C’est formidable, c’est un acte de solidarité extraordinaire ! » On m’a accusé d’agresser les enseignants. Maintenant, je connais désormais le périmètre du mot « solidarité ». Pourtant, je ne regrette pas d’avoir fait ce que j’ai fait. Je pense qu’il fallait le faire, d’autres pourraient le faire ailleurs. Une société qui est la cinquième puissance économique du monde et qui a des jeunes au chômage, c’est un scandale, que je ne puis supporter. J’aurai aimé une aide des syndicats dans l’explication que cette décision réclame : transformer les heures supplémentaires en emplois. Là encore, j’ai mesuré la limite des slogans.

Georges Charpak :
S’agissant de l’attitude des enseignants, je crois que tout est un problème de pédagogie. Il faut les associer étroitement à la réforme de l’enseignement dont ils doivent devenir des acteurs de premier plan.

Claude Allègre :
Vous parlez de pédagogie et vous avez raison. Pour la première fois dans l’histoire de ce ministère, nous avons un magazine qui s’adresse à tous, dans lequel on parle de tout, y compris des circulaires qui sont parues à l’Officiel. C’est un premier effort. On a aussi ouvert un site Internet du ministre et on prendra d’autres initiatives. Rendez-vous compte : l’Education nationale emploie 1,2 millions de personnes et n’avait pas d’outil de communication interne. Plus difficile à croire, il n’y avait pas de direction de ressources humaines. Maintenant, il y a des services de DRH par académie. On a aussi mis en place un système de médiation. Les gens ne se rendent pas compte du travail de structuration qu’on fait dans cette maison.

Georges Charpak, à propos de révolution, vous écrivez ceci à propos du ministre de l’Education nationale : « Le corps enseignant à tous les niveaux se trouve aujourd’hui confronté à un “diable” de ministre de l’Education, de la Recherche et de la Technologie, Claude Allègre qui est bien décidé à réformer de haut en bas l’enseignement en France, en ne respectant aucune situation pouvant faire obstacle à une évolution qu’il juge urgente pour les enfants et pour le pays ». Si on en croit les médias et une partie du corps enseignant, c’est précisément ce qui est reproché à M. Allègre.

Georges Charpak :
Claude Allègre a clairement annoncé sa volonté de changement. Ce faisant, il bouscule les situations acquises et il se fait automatiquement des ennemis. Il fait preuve de courage pour une cause que je considère comme bénéfique. C’est pour cela que je lui pardonne les erreurs colossales qu’il pourrait éventuellement faire par ailleurs.

Claude Allègre :
Dans l’Education nationale, depuis deux ans que je suis là, on a engagé 90 000 personnes supplémentaires pour innover, pour faire naître de nouveaux métiers comme ceux d’aides éducateurs, ou d’animateurs des lieux de vie lycéens. A ces embauches, j’ai mis une condition sine qua non : tout doit bénéficier à l’élève. La formation continue pour les maîtres, je suis d’accord à condition que tout enseignant partant en formation soit remplacé. Auparavant, le réflexe était : « Je ne suis pas remplacé, c’est la faute de l’administration, je vais faire ma formation continue et je laisse les élèves ». Ce n’est plus le cas. Un enseignant ne part pas en formation avant que le remplaçant ne soit arrivé. L’élève est au centre du système éducatif, c’est la base de tout pour moi. Il est admis qu’un professeur doit aider ses élèves. Il y avait une doctrine, qui était répandue, selon laquelle le professeur faisait son cours puis s’en allait. Ce n’est plus possible aujourd’hui. En accord avec le plus puissant des syndicats du secondaire, nous sommes convenus que les professeurs devaient aider les élèves. Au lieu de faire dix-huit heures de cours en classe, ils en feront quinze, peut-être quatorze pour les professeurs de français, et puis quatre de travail en petits groupes avec les élèves. C’est nouveau, c’est un changement de doctrine de ce syndicat, c’est bien. J’ai demandé pour les instituteurs que, lors de la première année au cours préparatoire, l’instituteur parle en tête à tête à chaque élève une fois par semaine au moins. Ne pas traumatiser pas l’enfant en l’obligeant à s’exprimer en public trop tôt. C’est essentiel.

L’évènement :
Vous exigez beaucoup des enseignants.

Claude Allègre :
Je suis prêt à faire beaucoup pour eux, notamment en ce qui concerne leurs conditions de vie à l’école et hors école. Parmi les choses que je fais, certaines marchent, d’autres moins bien. Mon plan anti-violences ne fonctionne qu’à moitié. C’est une situation que je n’entends pas tolérer. Et je m’en suis ouvert au Premier ministre Lionel Jospin. J’ai des enseignants qui sont terrorisés avant d’aller à leur école le matin. Il faut mettre fin à cela, et moi, je veux que pour ce qui est de la violence et de l’éthique de vie, l’école soit un sanctuaire.

L’évènement :
Monsieur le Ministre, vous évoquez les réformes, mais elles continuent vraiment malgré votre réconciliation avec le SNES ?

Claude Allègre :
Bien sûr. Je ne suis pas du genre à m’arrêter en chemin. Georges Charpak y contribue. Et puis, lisez les textes plutôt que les commentaires et vous verrez bien que les réformes continuent !