Tribune de M. Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne, dans "Le Nouvel Observateur" le 26 novembre 1998, et interviews ("Sud-Ouest" le 28/12, RTL le 30) sur les rapports entre le Conseil de l'UE et la Banque centrale européenne.

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Média : Emission L'Invité de RTL - Le Nouvel Observateur - RTL - Sud Ouest

Texte intégral

Le Nouvel Observateur, 26 novembre 1998

La croissance ou le naufrage par Jacques Delors

Les pays de l'Union économique et monétaire doivent tout faire - fût-ce au prix de l'orthodoxie financière - pour relancer la demande, donc l'investissement, donc l'emploi

Le débat est relancé au niveau européen sur les orientations économiques, à l'initiative des ministres des finances appartenant aux partis socialistes de l'Union. Ils ont en effet adopté le 22 novembre un texte assez général qui annonce peut-être incertain infléchissement des politiques mises en oeuvre.

De quoi s'agit-il, en effet, sinon de réunir les conditions du succès à moyen terme de l'Union économique et monétaire, du point de vue tant économique et social qu'institutionnel. Une occasion de souligner l'indispensable équilibre, prévu d'ailleurs explicitement par le traité de Maastricht, à réaliser entre le pouvoir économique représenté par le conseil des ministres et le pouvoir monétaire incarné par la Banque centrale européenne.

C'est la réflexion que mènent aussi de leur côté deux centres de recherche. Ils viennent de publier un court rapport d'étape, afin de prendre en compte les conséquences de la crise financière. Chacun a pu lire ou entendre dans les médias les craintes émises quant à l'incidence fâcheuse de ces troubles financiers sur les perspectives des économies européennes. Chacun a pu noter les déclarations de dirigeants européens appelant à des mesures susceptibles de contrebalancer l'effet récessionniste de la crise financière. Intentions auxquelles se sont opposées, selon la figure traditionnelle, les mises en garde classiques venant des Banques centrales.

Ce dialogue public ne mène pas à grand-chose. Disons, pour calmer le jeu, que l'on ne peut actuellement compter sur la seule baisse des taux d'intérêt - qui serait d'ailleurs limitée - pour soutenir la croissance. C'est d'un paquet d'ensemble que les économies européennes ont besoin.

Après des années difficiles dominées par l'assainissement financier, avec ses contraintes, et par l'insuffisance de la croissance économique, avec ses conséquences dramatiques sure le chômage et l'exclusion sociale, il était permis aux pays européens d'espérer rebondir positivement et réaliser un cycle long de croissance économique permettant à la fois une amélioration significative de l'emploi et un usage optimal du progrès technique - domaine dans lequel l'Europe a accumulé des retards, notamment vis-à-vis des États-Unis. Les nouvelles technologies de l'information - sur lesquelles insistait tant le livre blanc publié en 1993 par la Commission européenne - ont en effet joué un rôle majeur dans le dynamisme innovateur des Américains.

C'est cette heureuse perspective que la crise financière remet en cause, contraignant les experts à revoir à la baisse leurs prévisions de croissance économique. Voilà donc les pays de l'UEM face à un choc que le fameux pacte de stabilité n'avait pas prévu, uniquement obsédés qu'étaient ses auteurs par les craintes de l'inflation et du déficit budgétaire. J'avais d'ailleurs, en son temps, dénoncé les lacunes de cet accord.

Nos responsables se trouvent donc placés devant un dilemme d'une brutale simplicité. Ou bien, cramponnés aux certitudes des « orthodoxes », ils continuent à brandir le spectre d'un retour de la hausse des prix et de l'instabilité financière, comme prétexte pour chanter « Tout va très bien Madame la Marquise ». Ou bien ils comprennent que la chance de l'Europe réside bien dans cette perspective d'une expansion durable, à un rythme d'environ 3 %, voire supérieur. Ils décident alors de mieux coordonner leurs politiques économiques nationales pour maximiser la croissance grâce à une demande soutenue et non inflationniste. Et ils ajoutent dans la corbeille un ensemble de mesures destinées à rétablir un climat d'optimisme pour l'avenir et à stimuler le rythme de l'activité par des incitations multiples, allant de la baisse des taux d'intérêt à des programmes communs de recherche (notamment dans les nouvelles technologies de l'information) et d'investissements publics destinés à améliorer la compétitivité économique et les politiques d'aménagement du territoire.

On ne le répétera jamais assez : la préparation de l'avenir et la réalisation des indispensables réformes structurelles seront facilitées par une croissance forte. C'est un bon dosage entre politique de l'offre et politique de la demande qui permettra non seulement de créer des emplois mais aussi de faciliter la politique budgétaire par les rentrées fiscales supplémentaires qu'elle procurera. Et puisqu'il s'agit d'investissements qui profiteront aux générations à venir, il est parfaitement orthodoxe de les financer par l'emprunt, celui-ci pouvant être lancé au niveau européen.

Nos gouvernements oseront-ils ?

Sud Ouest - Lundi 28 décembre 1998

« Sud-Ouest. - Jacques Delors, vous êtes le père du marché unique européen, dont l'euro est présenté comme l'aboutissement logique. La création d'une monnaie unique n'allait pourtant pas de soi. Vous-même, y avez-vous cru depuis le départ ?

Jacques Delors. - -L'Union économique et monétaire était mon objectif lointain puisque, en 1985, je me suis battu pour obtenir que la mention de la capacité monétaire de l'Union figure dans le traité de l'Acte unique qui a été adopté au sommet européen de Luxembourg de décembre, la même année. Ce traité a permis la réalisation du marché unique et le développement des politiques communes.

En revanche, si vous m'aviez interrogé le jour d'avril 1989 où j'ai remis le rapport du comité que je présidais sur l'Union économique et monétaire, pour me demander à quelle date la monnaie unique verrait le jour, je vous aurais sans doute répondu : au début du siècle prochain. Par conséquent, les choses se sont passées plus vite que prévu, essentiellement à cause de la pression d'un événement extérieur : l'effondrement du communisme et la chute du mur de Berlin qui ont amené les partenaires de l'Allemagne à demander à celle-ci qu'elle renouvelle en quelque sorte ses voeux de mariage. Ce qui a conduit à l'élaboration d'un calendrier pour l'Union économique et monétaire et finalement au traité de Maastricht.

S.-O. - De lourds sacrifices sociaux ont été consentis par les Français au nom de l'euro. Peuvent-ils espérer maintenant une récompense ?

J. D. - Si l'Union économique et monétaire réussit, certainement. Mais, avec ou sans ce projet, la France, comme d'autres pays européens, n'aurait pas pu accumuler les déficits budgétaires sans en payer lourdement le prix par la suite. Cette contrainte extérieure a permis à nos pays d'assainir leurs finances publiques et d'accéder aux conditions d'une extension durable. Mais pour que l'Union économique et monétaire réussisse, il faut en premier lieu, conformément aux dispositions du traité, que le pôle économique soit de même ordre et de même influence que le pôle monétaire. Cela veut dire qu'il y ait effectivement une coordination étroite des politiques économiques nationales, complétée par des actions menées au niveau européen. Or, l'une de mes déceptions à l'issue du récent sommet de Vienne, c'est qu'il n'a pas été question, semble-t-il, des conséquences négatives de la crise financière asiatique sur nos perspectives de croissance à moyen terme. Les Quinze n'ont pas envisagé d'y remédier par une action concertée.

Cela me paraît d'autant plus regrettable que, sans cette crise, nous pouvions espérer jouir d'un long cycle de croissance supérieure à 3 % l'an, ce qui nous aurait permis de réduire le chômage, de réaliser avec moins de douleur les nécessaires réformes de structure en suspens et de profiter à plein du progrès technique. Le livre blanc que j'ai présenté en 1993 au Conseil européen mettait déjà l'accent sur le retard de l'Union en matière de progrès technologique. Tout le monde en convient aujourd'hui, alors qu'il y a cinq ans, l'Union aurait pu engager des actions bénéfiques.

S.-O. - Que faudrait-il faire tout de suite, au niveau européen, pour soutenir la croissance ?

J. D. - Puisque la consommation se porte bien, les pays de la zone euro devraient s'entendre pour mettre l'accent sur l'investissement public dans les différents États et compléter ces politiques par le lancement d'un grand programme européen de recherche et d'infrastructures, dans les transports et dans la société de l'information. L'impact psychologique serait très grand et la conséquence sur la croissance positive.

S.-O. - L'euro, dit-on, va exacerber la concurrence. Y a-t-il un risque d'augmentation du chômage en France ?

J. D. - Il est évident que le marché unique plus la monnaie unique créent un espace de concurrence, sinon parfaite du moins intensive. Nous en avons la preuve depuis 1992. De 1985 à 1991, l'Europe a créé 9 millions d'emplois. Ce processus ne s'est pas arrêté qu'avec l'unification allemande et ses conséquences négatives sur la croissance de 1992 à 1996.

Si les conditions de réussite de l'Union économique et monétaire, dont nous avons parlé, sont remplies, le reste incombe à la France. A elle de faire les réformes nécessaires pour rendre son économie plus compétitive, plus flexible, et pour encourager et attirer chez elle les innovateurs.

S.-O. - L'union politique devait accompagner l'union monétaire. C'est loin d'avoir été le cas. L'euro peut-il réussir sans qu'il y ait rapidement un rapprochement politique entre les pays qui partagent cette monnaie ?

J. D. - L'Union économique et monétaire peut réussir sans l'Europe politique. Elle est le couronnement de l'intégration économique, mais certains affirment qu'elle est aussi la rampe de lancement de l'union politique. C'est la théorie de l'engrenage que j'ai moi-même appliqué pour faire avancer la construction européenne. Je pense cependant que nous avons surtout besoin aujourd'hui de politique au sens complet du terme, c'est-à-dire de rapprocher les citoyens de l'Europe, de clarifier les enjeux, de renforcer la responsabilité démocratique. Nous souffrons de l'absence d'objectifs clairs sur le plan politique et de cohérence avec les moyens mis en oeuvre. Telle est la tâche prioritaire.

RTL – 30 décembre 1998

Q - Vous étiez président de la Commission européenne lorsqu'a été décidé la création de l'euro. Auparavant, vous aviez présidé le groupe d'experts sur ce sujet. Vous dites aujourd'hui : mission accomplie ?

- « Oui, bien entendu ! Satisfait du travail accompli. Mais, surtout de l'émotion en pensant à ceux qui, après la guerre, ont eu la vision d'une Europe réconciliée, tournant le dos aux divisions, et d'une Europe qui sortirait de sa faiblesse pour devenir un acteur de l'histoire. »

Q - L'euro c'est la possibilité d'une nouvelle dynamique pour l'Europe ?

- « C'est un instrument important pour permettre à l'Europe de défendre ses intérêts, et de plaider pour, notamment, un système économique et monétaire mondial plus juste et plus efficace. »

Q - Actuellement, dans le monde, il y a des foyers de crise économique qui se développent. Est-ce que l'idée que l'euro est un rempart et une source de croissance n'est pas une idée risquée ?

- « Il ne faut pas trop en faire dans ce domaine, vous avez raison ! Le test sera, dans les prochaines années, de savoir si nous saurons saisir l'opportunité qui est la nôtre - après avoir assaini nos finances et nos économies - d'avoir un taux de croissance supérieure à 3 %, de réduire sensiblement le chômage, et de profiter pleinement du progrès technique. Ce sera le premier test pour l'euro et pour l'union économique et monétaire. »

Q - L'union économique et monétaire : la coordination véritable des politiques économiques n'est pas vraiment…

- « Là, vraiment, je ne suis pas satisfait ! Le traité est clair, mon rapport l'était aussi. Il faut un équilibre entre le pouvoir monétaire et le pouvoir économique. Cet équilibre n'est pas assuré actuellement faute d'une coordination étroite des politiques économiques nationales, et d'actions communes menées au niveau européen lorsque c'est nécessaire. »

Q - C'est un manque de volonté ?

- « Oui, C'est un manque de volonté, un manque de règles du jeu. Lorsque l'on fait le Pacte de stabilité, on aurait dû faire en même temps, un pacte de coordination des politiques économiques. Faute de cela, chacun est dans sa routine, pense à ses affaires nationales, et généralement trop optimiste sur l'avenir. »

Q - Ce qui vous amène à dire que la suite de la construction européenne doit être plus politique.

- « C'est évident. Il faut politiser le débat. Il faut rapprocher l'Europe des citoyens. Et pour cela, il ne faut pas compter simplement sur l'engrenage et la dynamique de l'euro - qui seront forts -, mais il faut aussi compter sur de nouvelles initiatives politiques. Et notamment, l'équilibre entre pourvoir économique et pouvoir monétaire, ce sera déjà de la politique. »

Q - Vous dites qu'il faut inventer de la simplification ?

- « Oui, il faut que les citoyens comprennent les affaires européennes comme ils comprennent les affaire françaises lorsqu'ils s'y intéressent. C'est-à-dire qu'il y ait un agenda, des annonces de réformes, des annonces de nouvelles lois européennes bien expliquées, débattues dans l'opinion publique, par la voie des médias et des journaux. Bref, i faut un calendrier clair. »

Q - Vous faites quelques propositions, dans Le Figaro, pour que des ministres de chaque gouvernement aillent à Bruxelles tous les 15 jours, et qu'ils fassent des priorités.

- « Ne soyons pas effrayés. Ce sera un vice-Premier ministre, un ministre des affaires européennes qui aura la confiance du gouvernement. On en aura discuté dans les capitales, et ensuite ces ministres, tous les 15 jours, avec le président de la Commission, clarifieraient le calendrier, établiraient les priorités et indiqueraient à l'opinion publique ce qui est en cause en Europe. »

Q - Concernant les priorités, on entend beaucoup parler, dans les sondages, de l'insistance en faveur de l'emploi. C'est une bonne priorité ?

- « Bien sûr ! Cette priorité, je l'avais déjà proposée dans un libre blanc en 1993. A l'époque je n'avais pas été suivi. Je ne peux que me réjouir des progrès qui ont été accomplis. Mais attention, les politiques de l'emploi restent essentiellement de compétence nationale ; elles se jouent au niveau local, au niveau des bassins d'emplois. Ce que l'on peut faire au niveau européen, c'est une valeur ajoutée aux efforts nationaux. Mais l'essentiel dépend de la volonté, de l'initiative de chaque pays, et aussi du consensus social dans ces pays. »

Q - C'est le fait des victoires des sociaux-démocrates en Europe qui permet de faire avancer cette vision sociale ?

- « Je l'espère, mais pour l'instant le rose est pluriel. Il reste du travail à faire pour que ces chefs de gouvernement se mettent d'accord sur une ligne claire et l'expliquent aux opinions. »

Q - Les élections européennes en 99 tombent bien, justement, pour politiser le débat !

- « C'est une bonne fenêtre d'opportunité à condition que les principales listes n'en fassent pas un test national, ne discutent pas uniquement de leurs problèmes nationaux… »

Q - Comme elles ont fait jusqu'ici ?

- « C'est pourquoi, il faut absolument que les citoyens et les militants de l'Europe exigent qu'on leur parle des priorités européennes et non pas des histoires nationales à ce propos. »

Q - Sur les questions européennes, quels sont aujourd'hui les clivages entre la droite et la gauche en France ?

- « Il y en a ! Une liste dirigée par Monsieur Séguin - qui a dit non à Maastricht - ce ne sera pas la même chose qu'une liste socialiste dirigée par quelqu'un qui a dit oui à Maastricht. Bien entendu, il y a toujours une place au Royaume des cieux pour les derniers convertis, mais enfin, l'Europe c'est une question de fidélité, de coeur et de vision, et pas simplement d'opportunité. »

Q - Qui, en face de Monsieur Séguin, ayant dit oui à Maastricht, pourrait diriger la liste socialiste ?

- « Le parti socialiste vous répondra en temps utile. »

Q - On dit qu'ils vous ont demandé, que vous avez dit « non », mais qu'ils ont l'intention de vous le redemander ?

- « Le parti socialiste décidera. Je ne peux pas vous en dire plus. Je dois respecter les décisions de mon parti. »

Q - Vous participerez à la campagne du parti socialiste ?

- « Cela dépendra du programme. »

Q - Vous espérez pouvoir l'inspirer ?

- « On verra. Cela dépendra du programme. Vous me connaissez depuis longtemps, je ne ferai rien qui serait contraire aux idées fondamentales qui ont guidé ma vie politique et militante. »

Q - D. Cohn-Bendit : c'est un européen convaincu ?

- « Oui. »

Q - Il peut gêner le parti socialiste ?

- « Non. Le parti socialiste a beaucoup d'arguments, à la fois par ce qu'il a fait dans le passé, et par ce qu'il fait actuellement, en France, pour permettre à notre pays de rayonner en Europe. Il a assez d'arguments pour faire un très bon score aux élections européennes. »

Q - À quoi reconnaîtra-t-on un programme européen de bonne qualité ?

- « À la clarté des objectifs, et à la cohérence entre les objectifs que l'on propose et les moyens que l'on met en oeuvre. Et aussi au fait que l'on ne raconte pas des fables aux citoyens, et que ce qui est de la responsabilité nationale doit le rester, comme l'éducation, la culture, la santé, la sécurité sociale, l'aménagement du territoire. »

Q - Tout cela doit rester au niveau national ?

- « Oui, parce qu'il s'agit de faire l'Europe en réconfortant et en renforçant la France, et non l'inverse. »

Q - Vous donnez combien de temps à l'Europe politique pour se faire ?

- « Une dizaine d'années, pas avant. Vous savez qu'avant, il doit être question de réunification de l'Europe, c'est-à-dire d'ouvrir nos portes à nos frères de l'Est. »

Q - C'est une chose qui a l'air de se ralentir ?

- « Je pense que l'on pourrait être, à la fois, raisonnable dans la démarche, et plus audacieux dans la forme. Donc, il y a à ouvrir nos portes à ces 11, 12 ou 15 pays, et à bâtir une maison habitable pour tout le monde. C'est-à-dire avec une réforme institutionnelle. Tout ceci doit précéder ou accompagner la réflexion sur l'avenir de l'Europe politique. »

Q - Cela se fera par pallier, sur une période de dix ans ?

- « Je l'espère. Mais, vous savez, dans le passé, on a connu des périodes de stagnation, des crises en Europe. Alors, ce n'est pas parce qu'on a l'euro que tout devient rose, ou devient bleu pour être plus précis. »