Texte intégral
Le Parisien : 1er janvier 1999
Le Parisien :
Vous êtes l’un des promoteurs de l’Europe depuis de longues années. Qu’est-ce que l’euro va apporter aux Européens et aux Français ?
Jacques Delors :
C’est un grand moment pour les Européens. On ne le fête pas assez. Nous appliquons enfin le principe « l’union fait la force ». Tous ceux qui ont vécu la guerre et l’après-guerre, tous les jeunes qui ont l’histoire en mémoire doivent être émus par la pensée que l’Europe s’éloigne de plus en plus de son passé marqué par les guerres. Je pense que les autorités françaises. – Jacques Chirac ou Lionel Jospin – auraient dû lancer un message à tous les élèves de France pour rappeler cette belle histoire. Les gens ne se rendent pas compte d’où ils viennent – ni où ils vont. Malgré la fin de la guerre froide, l’avenir s’annonce plein d’embûches. Nous vivons une période de faux calme. Pour l’Europe, la mondialisation constitue un véritable défi, tout comme l’émergence de nouveaux concurrents…
Le Parisien :
Malgré la naissance de l’euro, vous ne vous montrez pas optimiste...
Jacques Delors :
Les onze se sont doté d’un instrument qui peut leur permettre d’avoir une croissance durable et de réduire très sensiblement le chômage. Ce n’est pas gagné d’avance, mais ils ont les moyens de le faire. Or, pour l’instant, je suis obligé de jouer les Cassandre. Il faut que l’Union européenne saisisse sa chance, et pour cela il ne faut pas se résigner aux conséquences de la crise financière et penser qu’un taux de croissance de 2% est suffisant. Nous pouvons faire mieux par une coordination de nos politiques et par des actions au niveau européen. Le plus dur n’est pas derrière nous.
Le Parisien :
Qu’est-ce que l’euro va changer dans la vie quotidienne ?
Jacques Delors :
Les consommateurs vont pouvoir mieux comparer les prix : l’euro leur sera bénéfique, tout comme l’a été le marché unique. Bien sûr, ils sont inquiets : changer de monnaie ce n’est pas rien. Mais trois années de transition ont été prévues pour laisser le temps à chacun de s’adapter. J’aurai préféré un taux de conversion plus facile (avec un chiffre plus rond), mais il est trop tard.
Le Parisien :
Vous-même, avez-vous prévu de régler vos achats en euros ?
Jacques Delors :
Je n’ai pas encore commandé mon chéquier en euros… Mais comme je voyage beaucoup en Europe en raison de mes fonctions, l’euro me sera très utile.
France Info : Lundi 4 janvier 1999
J.M Blier :
L’euro est né, et si l’on en juge par la cotation euro-dollar, l’enfant est robuste et je suppose que le père est heureux ?
J. Delors :
« L’un des pères, n’exagérons rien. Je suis content que ce soit un bon démarrage, pas trop en fanfare, solide. C’est cela qu’il fallait ».
J.M Blier :
Comment expliquez-vous que, finalement, ce passage à la monnaie unique se fasse sans aucun problème, je dirais même, presque dans l’indifférence ?
J. Delors :
« Il y a deux aspects : le premier est technique ; il faut féliciter tous ceux qui ont fait cette prouesse de transformer des patrimoines, des actifs, des budgets, de leur monnaie nationale en, euros, sans aucune difficulté. Donc il valait mieux qu’il n’y ait pas de bruit de ce point de vue. Mais en revanche, on peut regretter que cet évènement n’ait pas été fêté, rappelé à la mémoire des Français, comme un jalon important sur l’histoire qui a commencé il y a 50 ans.
J.M Blier :
C’est peut-être parce qu’il y a un délai entre l’entrée en vigueur de l’euro et puis la monnaie ?
J. Delors :
« Oui, mais ça je veux bien le comprendre. Mais il n’empêche que des gens sont intéressés. Donc on pouvait très bien rappeler cette longue histoire déjà, qui a fait que, en 1945, à partir de l’après-guerre, des hommes d’État visionnaires, de tous nos pays, ont dit non ! à cette Europe déchirée dramatiquement par des guerres ; non ! à cette Europe affaiblie au plan économique ; ils ont prêché l’union, la paix entre nous, la réconciliation – ce qui n’était pas facile. Et donc l’euro c’est un peu le symbole financier d’une longue histoire politique et humaine, et qui doit continuer ».
J.M Blier :
On craignait que l’euro soit une monnaie faible. Et puis aujourd’hui, aux premières cotations, on s’aperçoit que finalement, l’euro est apprécié, même par rapport au dollar. Est-ce que , à la limite – au-delà de l’aspect sans doute conjoncturel, l’effet de la nouveauté – on ne risque pas d’avoir un euro fort pour le coup, qui serait un handicap pour nos exportateurs ?
J. Delors :
« Je vous fais remarquer tout d’abord, qu’un euro fort a des avantages, puisqu’il augmente notre pouvoir d’achat, notamment lorsque nous importons des sources d’énergie, des produits, des biens et des services des autres pays. Mais il faut veiller à ce qu’il ne soit pas trop fort, pour que nous n’ayons pas un handicap monétaire en matière de compétitivité. Et là, il faut faire confiance à la Banque centrale, qui est tout à fait consciente des risques dans ce domaine ».
J.M Blier :
D’après vous, ça peut se stabiliser dans les jours qui viennent
J. Delors :
« Je ne saurais dire ; les marchés sont imprévisibles. Et d’autre part, il ne faut pas oublier que peut-être, certains grand pays étrangers – comme la Chine, le Japon et bien d’autres – vont vouloir mettre des euros dans la réserve de leur banque centrale, pour garantir leur propre monnaie. Donc il peut y avoir des mouvements importants de ce point de vue ».
J.M Blier :
Vous le disiez à l’instant, l’euro ce n’est jamais qu’un outil. La situation économique, politique et sociale de l’Europe n’a pas changé, le 31 décembre. Qu’est-ce que l’euro peut apporter ?
J. Delors :
« L’euro fait partie de l’Union économique et monétaire. Et l’UEM se résume en une phrase bien connue : l’union fait la force. En se fondant sur un marché, avec une monnaie unique, de 290 millions d’habitants ; en coordonnant nos politiques économiques ; en utilisant mieux les avantages qu’offre l’Europe comme valeur ajoutée ; nous devons, dans les années qui viennent, - et c’est cela le défi – prouver que nous sommes capables, quand les circonstances s’y prêtent, d’avoir une croissance suffisante pour créer des emplois, de nombreux emplois, pour profiter à plein de progrès technique, et pour réaliser, sans trop de douleur, les réformes de structures qui restent à faire dans de nombreux pays, dont la France ».
J.M Blier :
Peut-on mener une véritable politique de gauche avec l’euro ?
J. Delors :
« Oui, parce qu’aujourd’hui ce qui différencie le droite et la gauche vce n’est pzs le marché d’un côté et l’état de l’autre. Tout le monde accepte le marché ; certains veulent que ce marché soit encadré – c’est un peu la position de gauche, excusez-moi de simplifier ; et d’autres y pensent moins – c’est plutôt dans le rang des conservateurs et des libéraux. C’est ça la vraie différence aujourd’hui. Donc l’Euro ne gêne pas une politique de gauche ».
J.M Blier :
Mais on ne peut pas jouer, par exemple, sur le levier budgétaire, comme on le faisait auparavant ? On ne peut pas laisser filer les dépenses publiques ?
J. Delors :
« Mais figurez-vous que nous avons appris, par l’expérience, que le déficit budgétaire – ce qu’on appelle à tort ‘la politique keynésienne » - ne garantissait pas la réduction du chômage. La meilleure preuve c’est que nous avons eu, entre 92 et 95, de forts déficits publics, et que le chômage a augmenté d’une manière dramatique. Donc ça prouve que c’est plus compliqué que cela ».
J.M Blier :
Est-ce qu’à terme, on ne va pas avoir une Europe qui sera une sorte de géant économique, par rapport aux États-Unis ou au sud-est asiatique, et puis qui restera un nain politique ? Est-ce qu’il y a encore un dessein en Europe ?
J. Delors :
« Cela dépend de la volonté des peuples et de leur gouvernement. Il ne suffit pas de se satisfaire de ce qu’il vient d’être fait ? Et d’ailleurs, comme vous l’avez dit, dont les mérites restent à prouver dans les faits. J’y crois, mais il faudra le démontrer dans les faits. C’est une question de volonté et de vision. Est-ce que nous voulons laisser à nos enfants, et à nos petits-enfants, un continent qui ne soit pas marginalisé par l’histoire, mais qui ait son mot à dire, dont on ne désespère plus, quand on voit qu’un conflit a éclaté dans notre propre Europe, et que nous avons été incapables de le prévenir ».
Ça c’est autre chose. Vous me parlez des ambitions politiques de l’Europe « Ça c’est autre chose. Vous me parlez des ambitions politiques de l’Europe. L’Europe doit avoir une personnalité politique, et doit être capable de mener des actions politiques – en politique extérieure et en défense. L’affaire du financement, c’est quand même le troisième rendez-vous de ce genre ; deux ont été gérés par moi, avec succès d’ailleurs – « les paquets un et deux » comme on dit, dans le vilain langage technocratique. Je pense que là, il s’agit de savoir ce que nous voulons faire ensemble. C’est toujours la seule question qui compte : que voulons-nous faire ensemble ? Ces questions-là, on les a déjà réglées deux fois, en 88 et 92, et je ne vois pas pourquoi on ne les règlerait pas en 99, à moins que nos gouvernements soient tentés par une politique qui relève seulement du pragmatisme et de la nécessité. On ne fait rien en Europe sans de la vision et du cœur ».
J.M Blier :
Les socialistes français vous auraient bien vu en tête de liste aux européennes, à la tête de leur liste aux européennes… ?
J. Delors :
« Oui, c’est gentil de leur part, mais j’ai choisi une autre voie, à la tête d’une association, Notre Europe, et à la tête d’un comité européen d’orientation, qui comprend d’anciens Premiers ministres d’autres pays. Nous essayons d’animer le débat européen. Et à voir vos questions et votre curiosité, vous avouerez qu’il y en a bien besoin ».
J.M Blier :
Que pensez-vous de la querelle lexicologique sur euroland ?
J. Delors :
« Moi, si j’avais à choisir, je dirais europays ».